Le nom de Médine, le rappeur du Havre, ne vous est peut-être pas inconnu. Mais qui connait Doudou, Djamila, Nahim et Leïa ? La famille Zaouiche a créé la Don’t Panik Team au Havre en 2011, pour sortir la boxe et les gamins des quartiers populaires. Un poing levé contre le racisme et l’injustice sociale.
Direction les quartiers nord du Havre, là-haut sur le plateau, loin du centre et de la plage. Sur la frontière entre la Mare rouge et le Bois de Bléville, deux quartiers « sensibles » bien connus des Havrais, le gymnase Jules Guesde ressemble à tous ceux des zones périphériques, construits dans les années 1960 pour la pratique des sports collectifs. Je cherche un nom sur le bâtiment, il n’y en a pas. De porte d’entrée non plus. Le parking est désert. Je me résous à appeler Abdelwahab Zaouiche.
« Allo M. Zaouiche ? Je suis la journaliste de Grand Format… » Un coup de klaxon, le voilà qui se gare. « Désolé du retard ! ». Un petit homme alerte en survêtement noir et tout sourire me tend la main. Je rentre après lui dans le gymnase par une porte dérobée. Aucune chance de trouver l’entrée. « Les filles arrivent bientôt, me dit-il. J’installe mon matériel et je suis à vous. » Et le voilà reparti sur le même rythme du côté des réserves. Je le regarde poser des plots jaunes au milieu du gymnase et suspendre des sacs de frappe aux potences. « Et voilà la salle de boxe », sourit-il. Pour faire un ring, il suffit de détourner les filets de badminton. La boxe est un sport d’adaptation.
« La boxe est un sport d’adaptation qui trouve toujours son chemin, comme une bouture qui perce le goudron et finit par donner des fleurs. »
Médine
Il est 18h, la nuit est tombée quand les premières filles arrivent au gymnase. Elles sont âgées de 17 à 30 ans et ce sont elles qui ont insisté pour avoir un créneau d’entrainement non mixte. « Elles voulaient faire du sport entre elles, sans le regard des hommes et sans être jugées », m’explique Abdelwahab, que tout le monde au Havre appelle « Doudou ». « Ensemble, elles parlent de tout, sans tabou. Certaines ont des soucis et me les confient. » Après une longue séance de cardio, les filles enfilent les gants. « On met de l’intensité, du travail », lance l’entraineur. Les chaussures couinent sur le sol. J’ai gardé mon manteau tandis que les boxeuses ruissellent de sueur.
Doudou, « le vieux sage »
Abdelwahab Zaouiche est né en Algérie, en 1959. Il quitte « le bled » en 1963, avec sa mère et son frère, pour rejoindre le Havre où son père travaille comme ouvrier du bâtiment à la reconstruction de la ville. En 1966, ils emménagent dans les nouvelles barres d’immeuble HLM construites à côté du Bois de Bléville, au nord du Havre, pour loger les communautés immigrées. « C’était une époque formidable, se souvient-il, où tout le monde se connaissait et s’entraidait, comme un village.» Les gamins sortent en bande ; parfois il faut savoir faire sa place. Plutôt chétif et timide, Abdelwahab se retrouve un jour au cœur d’une bagarre. Les copains forment comme un ring autour de lui, l’encouragent. Abdelwahab met à terre son adversaire. « J’ai adoré ce combat. Je me suis senti exister. En rentrant à la maison, ma mère ne m’a même pas engueulé. »
Avec ses copains, Abdelwahab va voir les dockers du port du Havre s’affronter à la boxe anglaise le samedi soir dans la salle annexe de la piscine municipale, rue de la Pérouse. La boxe anglaise est la boxe des pauvres. Les poings, rien que les poings. « La lutte syndicale et la boxe anglaise ont souvent été liées », rappelle Selim Derkaoui, qui cite en référence le film Billy Elliot. Où les mineurs en grève, sévèrement réprimés par le gouvernement de Margaret Thatcher, sortent les poings contre les forces de l’ordre.
« On n’arrive pas à la boxe par hasard. Pour pratiquer la boxe, il faut une rage. Là où il y a des usines, il y a un club de boxe. »
Selim Derkaoui
Dans les années 1960, on compte trois clubs de boxe au Havre : le HAC, Porte Océane et l’Olympique Havrais, qui s’entrainent tous rue de la Pérouse. « Puis il y a eu un clash entre les entraîneurs et seule l’OH est restée. » Depuis son combat glorieux, le petit Algérien rêve de boxer, mais il n’a pas d’argent. « Viens et on verra », lui répond l’entraineur. Gérard Susunaga, docker et boxeur, cinq fois champion de Normandie, a formé à l’école de l’Olympique Havrais des générations de gamins pendant cinquante ans. C’est lui qui va entraîner Doudou. « À partir de 1974, j’y vais tous les jours. J’apprends très vite ». En 1975, il a 16 ans et gagne son premier combat. S’ensuit une belle carrière de boxeur amateur, en équipe de France pendant quatre ans.
En 1978, il est pressenti pour aller aux jeux olympiques de Moscou. Il doit intégrer le Bataillon de Joinville ou « l’armée des champions », un corps de l’armée qui accueille les meilleurs athlètes du pays. Avant cela l’attend un mois de préparation physique intense à l’Insep, sous la baguette d’un entraineur russe. Un mois « très hard », au terme duquel les cinq meilleurs boxeurs français vont combattre au championnat d’Europe amateur. C’est un échec : les jeunes boxeurs se donnent à fond mais ne récoltent qu’une seule médaille de bronze. Le président de la Fédération française de boxe est furieux et les réprimande. Abdelwahab a 19 ans, piqué au vif, il répond : « Faudrait peut-être vous remettre en question vous aussi ? » Ni une, ni deux, la sanction tombe : la jeune équipe n’ira ni à Joinville, ni aux JO. La fédé a repêché l’équipe B.
« J’y pense encore, soupire Doudou. Si j’avais appris à fermer ma gueule… Mais à cet âge-là, j’étais sanguin et je ne supportais pas qu’on me manque de respect. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais ils ne m’ont jamais appris à la fermer ». Aujourd’hui, chaque fois qu’il voit un jeune s’emporter, il lui dit : « écoute les conseils du vieux singe, ne reproduis pas mes erreurs ».
Pendant un temps, Doudou a été tenté par la boxe professionnelle. Il a fait cinq combats avant d’être écœuré. « Je me faisais massacrer pour du fric. J’étais de la chair fraîche dans le business de la frappe. J’ai arrêté la boxe et j’ai repris mon boulot sur le port. J’avais un salaire et je rentrais tous les soirs à la maison. Ma femme venait d’accoucher de Médine. » C’était en 1983.
Au Bois de Bléville, la Maison pour Tous a ouvert lors de la seconde vague de construction du quartier en 1973, au pied d’une tour d’immeuble. Le local associatif est vite devenu le lieu de rencard des jeunes du quartier et un refuge hors de la rue, avec la présence encadrante des animateurs et des bénévoles. À l’hiver 1990, des émeutes éclatent à Vaulx-en-Velin puis un peu partout dans les banlieues françaises. Le premier ministre, Michel Rocard, lance le premier plan Vigipirate, puis pendant l’été un plan « Prévention été » pour occuper les jeunes des banlieues. Le directeur de la Maison pour Tous propose alors à Abdelwahab Zaouiche et Mohammed Chetioui, lui aussi ex-boxeur de l’Olympique Havrais et couvreur de métier, de monter une activité boxe. Doudou et Momo ont grandi dans le quartier, dont ils sont devenus des figures emblématiques, grâce à la boxe. Dès la rentrée 1991, un cours est ouvert qui attire tous les jeunes des quartiers nord : Bois de Bléville, Mare rouge, Montgaillard, Caucriauville.
Pendant cinq ans, les gamins vont sortir de la rue pour entrer sur le ring. Un ring amovible installé au milieu de la salle polyvalente. Samad avait 8 ans et il était le premier pratiquant du club, avec Médine et le fils de Momo. « Je trainais souvent à la Maison pour Tous et un jour l’animateur m’a parlé de cinq séances gratuites pour essayer la boxe. Gratuit, c’était le seul argument qui comptait pour ma mère. J’ai pris les baskets de ma sœur (les miennes étaient trop défoncées) et j’ai essayé. Ça a duré des années après. Je me souviens qu’on payait les trois premiers mois et après, Doudou effaçait l’ardoise. »
Samad a remporté le premier trophée du club, un titre de champion départemental à Saint-Lô. « On était forts ! En compétition, on était les moins bien sapés, mais les plus motivés. » À 43 ans aujourd’hui, il n’a jamais oublié ces années de boxe. « On avait beaucoup de respect pour nos entraineurs, et eux nous prenaient aussi au sérieux. Ça m’a apporté de la discipline, mais aussi de la confiance en moi. »
Ci-dessus : Edine Kaddour, ancien boxeur, donne des cours aux enfants et ados tous les mercredi et vendredi soirs au gymnase Jules Guesde.
« En compétition, on était les moins bien sapés, mais les plus motivés. »
Nasser Benrabah avait 16 ans et était fier d’avoir dans le quartier un boxeur professionnel comme Doudou. « On le voyait courir au bois et s’entrainer. On allait l’encourager lors de ses combats ». Comme Doudou, Nasser est fils d’immigré algérien. Son père était soudeur sur le port ; il a eu sept garçons et deux filles. « La boxe, c’est tout ce qu’on avait dans le quartier. On s’y sentait bien et on était respecté. » Il a 62 ans aujourd’hui et est revenu vivre au Bois de Bleville. « C’était pour les jeunes une vraie occasion de sortir et d’obtenir quelque chose qui manque cruellement, aujourd’hui encore, quand on vient d’un quartier populaire : la valorisation », explique Abdelhafed Chati, l’actuel directeur du centre social La Fabrique Pierre Hamet (ex-Maison pour tous), qui était animateur à l’époque. « Doudou et Momo étaient aussi très vigilants au bien-être et à la santé des jeunes. Ça les obligeait à avoir une certaine hygiène et une discipline de vie. Ils avaient une influence très positive dans le quartier ; tout le monde se réjouissait des victoires des jeunes. » Cinq d’entre eux seront qualifiés au championnat de France et l’un d’eux deviendra même champion de France universitaire.
Mais aux élections de 1995, la mairie communiste du Havre tombe. La droite prend le pouvoir avec Antoine Rufenacht. L’expérience s’arrête. Doudou se met à la course à pied.
*« Rendre les coups. Boxe et lutte des classes » de Selim Derkaoui, Le passager clandestin, 2023. Le père de Selim, Mustapha, a été boxeur amateur au début des années 1980, deux fois champion de Normandie et coach de boxe éducative à Hérouville-Saint-Clair (Calvados).
En 2023, un petit film sur les 50 ans de la Maison pour Tous a été réalisé. On y retrouve Doudou ici.
À suivre, dans le prochain épisode – Entre le béton et la mer