Octobre 2023

A l'ombre de la canopée

Joseph le Fer (texte et photos)

Au nord d’Alençon (Orne) s’étend l’un des massifs forestiers les plus importants de Normandie : la forêt domaniale d’Écouves. La grande diversité de ses paysages et de sa biodiversité constituent sa richesse. Mais sous l’effet du réchauffement climatique, cet écosystème montre ses vulnérabilités et s’adapte en conséquence par l’intervention humaine.

Le soleil peine à percer de ses rayons la pinède. De leur hauteur, les pins Douglas, espacés de façon régulière les uns des autres, semblent avaler la lumière. « Ce n’est pas mon délire », lâche Nicolas Blanchard, sourire en coin dans sa barbe noire bien fournie et regard perçant derrière ses lunettes rondes. Malgré la chaleur ambiante d’un après-midi de juin et vêtu d’un polo noir, il se fraye un chemin en serpentant entre les troncs longilignes. Il sait exactement quelle est sa direction. Très vite, les conifères laissent place à un espace composé de feuillus. Le sol est plus riche et non couvert d’aiguilles limitant tout autre végétal de pousser. La lumière revient. Une moitié constituée de feuillus, l’autre de résineux : l’essence de cette entité géographique au cœur de l’Orne. Malgré l’opposition flagrante entre ces deux ambiances, il s’agit bien du même massif forestier, l’un des plus important de Normandie : la forêt domaniale d’Écouves et ses 8 200 hectares, au nord d’Alençon.

« L’homme a sa place en forêt »

Entre l’écrin de verdure situé dans le parc naturel régional Normandie-Maine et Nicolas Blanchard, c’est une longue histoire. Durant son enfance et adolescence, il se rendait régulièrement dans les bois, en quête d’aventure, nourris par les récits de Jack London, de Kerouac et les écrits de Sylvain Tesson. Son grand-père habitait à la Butte Chaumont (à ne pas confondre avec le parc du 19e arrondissement de Paris), au pied de la forêt. « Quand on est enfant, c’est un lieu à la fois intimidant et intriguant, j’avais envie de retrouver ça… D’être seul », se remémore l’Ornais, aujourd’hui âgé de 30 ans.

Depuis cinq ans, il consacre la majeure partie de son temps à sa thèse dédiée aux interactions entre les hommes et l’environnement de la forêt d’Écouves depuis l’âge du bronze à nos jours. « Un mélange hybride d’histoire, de géographie et d’archéologie », aime préciser celui qui se définit comme un « couteau-suisse ».

« Il existe deux visions de la forêt, explique posément le doctorant à l’université de Rouen. Planter des arbres, laisser faire, mais quand c’est mal fait, ces derniers dépérissent. Ou bien intervenir, ce qui est plus judicieux du fait de problématiques telles que la sécheresse et le réchauffement climatique. » Il poursuit : « L’homme a sa place en forêt. Chacune est différente avec un écosystème propre, ce qui implique une gestion différente à chaque fois. Exploiter la forêt ne veut pas dire la raser, la couper. »

Le « château d’eau »

À la sortie de la densité d’arbres, au nord-est de la forêt, un espace vient illustrer les propos du géohistorien : une tourbière. La plus grande d’Écouves. Pourtant, elle n’existait pas il y a encore un an de cela. Ou plutôt, elle avait disparu. Au XVIIIe siècle, la création de fossés de drainage par l’homme avait complètement asséché cet espace, autrefois considéré comme ingrat. Les techniciens de l’Office national des forêts (ONF), de par leur action, ont restauré cet écosystème précieux. La zone humide, ponctuée de petites mares, est une ressource en eau non négligeable au cœur du massif.

« Elle permet de maintenir un stock hydrique important alors que l’écosystème forestier manque d’eau, expose Nicolas Blanchard. Le hêtre est une essence particulièrement touchée. » Les forestiers travaillent à la restauration de plusieurs tourbières. Une cinquantaine d’entre elles ont été relocalisées du fait de recherches dans les archives. Un travail de longue haleine.

La forêt d’Écouves est aussi appelée « le château d’eau » en référence aux nombreux cours d’eau qui la traversent, soit un total de près de 126 kilomètres. La Briante, affluent de la Sarthe, y prend sa source. Son relief avantageux lui permet de fixer les orages et de bénéficier du ruissellement des eaux de pluie. Une ressource précieuse. Mais les fortes chaleurs, manifestations du réchauffement climatique, peuvent provoquer des situations de stress hydrique.

Le cimetière des arbres rouges

Les conséquences sont visibles, au sud-ouest de la forêt domaniale, non loin du carrefour du Chêne-au-Verdier. Après avoir suivi un petit sentier au bord duquel poussent quelques sapins, Nicolas Blanchard s’arrête et lève la tête. « C’est glaçant », commente-t-il. Parmi les épicéas présents sur la parcelle, certains présentent des branches aux teintes orangées, tendant même vers le rouge. Celui qui a arpenté la forêt d’Écouves de long en large sait ce que cela signifie. Elles sont l’œuvre d’un véritable fléau : le scolyte typographe. « Quand la forêt manque d’eau, les arbres s’en trouvent affaiblis. Le parasite le perçoit et en profite pour les coloniser, détaille Nicolas Blanchard. D’autres épicéas sont touchés… La frange nord-ouest du massif n’est pas épargnée elle-aussi. »

Face au risque de contagion, les forestiers doivent intervenir et procéder à des coupes sanitaires à caractère préventif. Les scolytes s’attaquent en grande partie aux résineux, d’où la nécessité d’une « forêt mixte » en termes d’essences plantées, plus résiliente. « Il n’est jamais trop tard pour s’adapter au climat, résume Nicolas Blanchard. Il y a deux ans, du pin maritime a été planté, plus adapté aux fortes chaleurs. Il faut trouver un juste milieu, un compromis. »

Au sud, sur une parcelle proche de la commune de Saint-Nicolas-des-Bois, une coupe d’envergure a été réalisée par les agents de l’ONF. Sur la pente prononcée, des branches gisent encore, frappées par le soleil du mois de juin. Des épicéas s’y trouvaient encore un an et demi auparavant. Des tubes transparents, plantés à la verticale, sont éparpillés sur le terrain. Le signe d’une plantation récente. Intrigué, Nicolas Blanchard s’approche de l’un d’eux et met son œil dans l’orifice : « Ah, c’est du chêne tauzin à un juger la feuille ! Il est plus résistant ce qui est parfait par rapport au réchauffement climatique. » Une essence en remplace une autre. La forêt ornaise, sous l’action de l’homme, s’adapte.

Comme une forêt primaire

Mais il existe un endroit en son sein où la nature est laissée en libre évolution depuis les années 1990 : la réserve biologique intégrale d’Écouves. Alors que la température avoisine les trente degrés à l’extérieur, celle-ci chute brusquement une fois à l’abri sous la canopée. Sur soixante hectares, les forestiers laissent la nature agir pour ensuite procéder à des analyses. L’objectif : prendre en compte les enjeux environnementaux dans la gestion forestière. D’un pas lent, Nicolas Blanchard foule le tapis de feuilles mortes et enjambe les branchages. Les arbres morts au sol ou sur pied, comme dans les forêts primaires, jouent un rôle essentiel dans l’écosystème. Ils abritent la vie de par les champignons qui s’y développent, les insectes qui y trouvent refuge et les oiseaux qui y élisent domicile. « C’est là l’optimum de la forêt d’Écouves : une chênaie-hêtraie. Une forêt dans la forêt. »

La suite de cette série sera publiée la semaine prochaine, sur Grand-Format.

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