Dans ce quartier populaire à l’est de Cherbourg, les fillettes de l’école ont enregistré leurs voix en 1976. La bande est restée silencieuse pendant quarante ans. Les filles du Maupas sont devenues des femmes.
Cherbourg, quartier du Maupas, école Jean-Jaurès. La classe de CM2 compte vingt-deux fillettes; l’école n’est pas encore mixte en cette année 1976. De grands rideaux rayés pendent aux fenêtres; sur les murs sont accrochés quelques dessins et une reproduction de la Tapisserie de Bayeux. Ce jour-là, la maîtresse et directrice de l’école, Madame Grandguillotte, a installé un «gros truc avec des bobines» sur son bureau. C’est un magnétophone à bandes magnétiques, qui va leur permettre, pour la première fois, d’enregistrer et d’entendre leur voix. Les élèves ont préparé des messages à l’intention de leurs correspondants de l’école de Thiais, en région parisienne. Les unes après les autres, les filles viennent prendre le micro.
«Je m’appelle Bernadette Baudet. À Cherbourg la mer est bleue quand il fait beau, elle est grise quand il fait gris. »
«Je m’appelle Maryline Gautier. J’aime pêcher à la rocaille les jours de marée, des crevettes, des flis, des bigorneaux.»
Elles s’appellent Béatrice Choubrac, Valérie le Molaire, Maryline Gautier, Patricia Jourdain… Elles ont dix ans. La parole est timide, la prononciation hésitante, l’intonation fluctuante et les écarts de grammaire aussitôt sanctionnés par la voix autoritaire de l’institutrice. Mais à mesure que s’enchaînent les prises de parole, une petite musique colorée et nostalgique s’inscrit durablement sur la bande.
«L’enregistrement ne va pas être très bon, car c’est la première fois, conclut la maitresse. Ce n’est pas demain que vous serez speakerines!» Pour terminer la séance, Nathalie récite un poème de Prévert, «La Laitière et le pot au lait».
Le magnétophone à l’école
Le magnétophone à bandes, ancêtre du magnétocassette a été introduit à l’école dès la fin des années 1950 à l’initiative de l’enseignant Pierre Guérin, disciple de la pédagogie Freinet. « Cette nouvelle technologie ouvre pour le langage en particulier et les sons en général une voie aussi importante que celle tracée par l’imprimerie à l’école pour l’expression écrite.» Mode d’emploi du magnétophone à l’école, 1953.
Le magnétophone est utilisé dans le cadre de la correspondance entre écoles. Complétant les lettres, journaux, albums, colis, voyages-échanges, il apporte « une présence » et une charge affective. «Vos correspondants entendront votre voix et ils sauront qui vous êtes», a expliqué Madame Grandguillotte à ses élèves.
À la sortie de la classe, les filles rejoignent les garçons, qui suivent leurs cours dans la même école, de l’autre côté de la grille. L’établissement pour garçons est dirigé par Fernand Lecanu, figure locale bien connue. Instituteur pendant la guerre, réfractaire au service du travail obligatoire, il est l’un des premiers chroniqueurs de Radio Cherbourg, «premier poste libre sur le sol français» le 4 juillet 1944. Par la suite, militant de la gauche libertaire, il fondera l’antenne du planning familial à Cherbourg, invitera Gisèle Halimi pour défendre le droit à l’avortement et présidera le groupe Freinet du département de la Manche, contribuant à diffuser de nouvelles méthodes pédagogiques.
Distinction remise à un membre de l’Éducation nationale.
À l’école, Fernand Lecanu emmène ses élèves en classe verte au Manoir d’Imbranville, monte une troupe de théâtre et imprime un journal. En 1961, alors qu’il reçoit les Palmes académiques, La Presse de la Manche écrit : « Il a compris qu’il fallait développer et épanouir la culture et lui permettre de s’adresser à tous. » C’est lui qui a convaincu Madame Grandguillotte d’utiliser le magnétophone avec ses élèves. En 1976, l’école compte douze classes de maternelle et d’élémentaire. Elle a été construite vingt ans plus tôt, dans le quartier naissant du Maupas.
À l’époque, Cherbourg se relève douloureusement des destructions de la Seconde guerre mondiale. Si le port, entièrement rasé, a été rapidement reconstruit, la ville est restée profondément touchée. En 1954, un rapport du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme recense plus de mille familles vivant dans des taudis. Le photographe Henri Salesse, fonctionnaire du ministère de la Reconstruction, sera chargé de documenter dans toute la France le programme de reconstruction et passera par Cherbourg en 1959, réalisant quelques clichés de la ville, et notamment du nouveau quartier du Maupas.
Établi au pied de la montagne du Roule, une colline en réalité, le Maupas est une extension de la ville sur les champs, à l’est de Cherbourg. Les premiers ensembles collectifs sont construits à la fin des années 1950. La cité du Maupas comprend 600 logements, occupés par les « familles nombreuses», des fratries de neuf ou dix enfants, le père à l’usine, la mère au foyer. Il y a les «Choubrac», les «Mouchel», les «Guilaine»…
Béatrice Choubrac habite la cité, avenue de Bremerhaven. Une grande avenue avec des HLM et des jardins ouvriers. Elle vit avec ses dix frères et sœurs, «un tous les ans.» Ils partagent un quatre pièces. La voisine du deuxième, Valérie Le Molaire, est une camarade de classe. Son père est grutier sur le port, il travaille dur, a la main leste et envoie régulièrement ses huit enfants se coucher avant l’heure du dîner. «À la maison, il ne fallait pas faire un pas de travers. » Mais sitôt le seuil franchi, ce sont de joyeuses troupes de gamins qui s’ébattent dans les terrains vagues du quartier, jouent dans les caves, construisent des cabanes dans la montagne du Roule et poussent jusqu’à la plage de Collignon par la voie ferrée. Il vont à l’école en bandes en traversant les champs, passent devant les abattoirs fraîchement construits, et le bar du même nom que tient la mère de Maryline Gautier. Le bar des abattoirs, le bistrot des ouvriers du Maupas.
Les deux côtés de la rue du Bois
Dans la même rue que le bar, rue du Bois, se trouve l’école Jean-Jaurès. Elle accueille les enfants qui viennent des quartiers situés à l’ouest de la rue, les HLM du Maupas, et ceux qui vivent à l’est, dans les petits pavillons de Tourlaville, réservés aux salariés de l’Arsenal et des Constructions Mécaniques de Normandie. Là-bas, les fratries y sont plus resserrées. C’est toujours le milieu ouvrier, mais dans ses franges supérieures. La rue du Bois marque la frontière entre ces deux mondes. «Selon que l’on venait d’un côté ou de l’autre de la rue du Bois, on n’avait pas tous les mêmes chances à l’école, se souvient Patricia Jourdain. Venir du Maupas, ça voulait dire quelque chose. Quand il y avait une bêtise dans la cour, c’était toujours pour eux. Il y a des noms qui restent associés à des lieux.»
Patricia habite une petite maison, côté est. Son père est chimiste à l’Arsenal, sa mère a cessé de travailler à la naissance de sa sœur aînée. Il n’y a qu’une route à traverser pour aller à l’école, mais ses parents l’accompagnent. Le week-end, ils partent en vélo vers les jolies plages du Val-de-Saire.
Des ouvriers du nucléaire
Sous l’impulsion du général de Gaulle, l’Arsenal de Cherbourg devient, à partir de 1964, le pôle de construction des sous-marins nucléaires, dont le premier, Le Redoutable, est lancé en 1967. L’arsenal emploie 4 000 personnes. Fondées en 1956, les Constructions Mécaniques de Normandie se spécialisent dans l’armement nucléaire.
À la fin des années 1960, les chantiers de l’usine de retraitement de la Hague et de la centrale de Flamanville captent une nouvelle population, plus jeune, d’ouvriers et de techniciens. Mais la crise de l’industrie traditionnelle a déjà commencé, qui se traduit par de violents conflits sociaux et un mouvement syndical très fort.
Quel que soit le côté de la rue, l’institutrice ne fait pas de distinction. En 1976, Madame Grandguillotte a 56 ans et défend ardemment l’école laïque, républicaine, accessible à tous. Avec son mari, ils font partie de cette génération d’enseignants syndiqués et anticléricaux, fils et filles d’ouvriers, qui ont chanté l’Internationale en 1936 et se sont installés dans les quartiers populaires au milieu des années 1950. Ils habitent la cité du Maupas. Elle dirige l’école de filles et milite pour le planning familial; il prend des responsabilités à la mutuelle générale de l’éducation nationale, fondée quelques années plus tôt par le syndicat national des instituteurs. Il prend aussi une maîtresse. Elle le quitte en 1963 et reste habiter seule, avec sa dernière fille, au Maupas, où elle dénote avec ses airs de citadine élégante, le chignon serré et les talons hauts.
Madame Grandguillotte ferme la fenêtre pour ne pas entendre les vociférations de ses voisins, mais ouvre la porte à ses élèves qui oublient leurs leçons. À l’école, elle a développé sa propre pédagogie, un mélange d’enseignement traditionnel et de méthodes alternatives inspirées par son collègue, Fernand Lecanu, qui lui valent chaque année d’excellents rapports d’inspection. « Son école, qu’elle dirige avec tact et intelligence, est ouverte sur la vie réelle », note l’inspecteur de l’enseignement primaire à Cherbourg en 1977. Elle enseigne l’art, le chant, le sport. Les filles vont à la piscine chaque semaine; celles qui rechignent à se mettre à l’eau sont expédiées sans ménagement dans le grand bassin. L’égalité des femmes, ça se conquiert.
Dans la classe, les élèves ont fini par s’habituer à ce «gros truc à bobines» sur lequel elles enregistrent poésies, chants et travaux d’école. Régulièrement, un colis des correspondants de Thiais, en région parisienne, arrive avec des lettres, des dessins et des bandes sonores. Elles découvrent la voix de ces gamins de région parisienne; là-bas, l’école est déjà mixte. Ils ont envoyé un reportage documentaire sur le château de Versailles. En réponse, la classe part visiter le château de Tourlaville. Les élèves ont emporté un appareil photo et enregistré des textes. Le tout a été expédié à Thiais. La petite clochette indique le moment de passer à la diapositive suivante. Dans le mouvement Freinet, on appelle ces petites réalisations artistiques et sonores des «diapositifs sonorisés». « Apporter l’art en même temps que la vie, la beauté en même temps que le message d’amitié », écrivait Pierre Guérin dans sa note sur l’utilisation du magnétophone à l’école.
Une bibliothèque sonore
Les meilleurs travaux réalisés dans les écoles rejoignent la sonothèque coopérative créée en 1960 : disques, cassettes et CD édités par l’Institut Coopératif de l’École Moderne. De 1953 à 1983, ils sont diffusés à la radio dans l’émission « Chasseur de sons » de Jean Thévenot.
Après des mois de correspondance, les enfants de Cherbourg et de Thiais vont se rencontrer. C’est l’aboutissement du travail mené toute l’année, «lorsque chaque école ira en voyage-échange vivre chez l’autre une dizaine de jours», peut-on lire dans les manuels de pédagogie Freinet. Les Cherbourgeoises ont pris le bus pour se rendre à Thiais. Pour la plupart, à dix ans, c’est la première sortie hors du foyer familial, le premier voyage à Paris. Toutes se souviendront de la balade en bateau-mouche, du château de Versailles et de leurs correspondant-e-s. Celui de Valérie Le Molaire s’appelle Ismaël, il est Tunisien. Chez lui, elle mange seule à table. «Les hommes avant, les femmes après.» L’école de Thiais est aussi venue à Cherbourg. Patricia Jourdain reçoit deux correspondants, un garçon et une fille, avec qui ils vont pique-niquer sur la plage. L’été 1976 s’annonce caniculaire. Les élèves visiteront le port de Cherbourg, iront à la plage et au Manoir d’Imbranville, gravant ces journées sur photos argentiques, conservées des années plus tard dans les albums de famille.
À la rentrée suivante, les filles du Maupas entrent au collège. Collège Diderot pour les enfants de Tourlaville, collège Cachin pour ceux de Cherbourg. Les chemins se séparent, de chaque côté de la rue du Bois. Maryline quitte le quartier. Certaines se retrouvent quelques années plus tard au lycée Tocqueville, au pied des tours du Maupas. La filière professionnelle forme les futures ouvrières spécialisées des usines textiles de la ville, Dormeil et Miss Burty. Mais lorsqu’elles arrivent sur le marché du travail, les usines ont déjà fermé. Alcatel, «l’usine des femmes», qui a employé jusqu’à 2 000 salariées en 1976, a automatisé sa chaîne de production. Les emplois du nucléaire sont réservés aux hommes. Après quelques années d’émancipation, les femmes retournent au foyer.