Dans la Manche, qui possède le plus long réseau routier départemental du pays, avec un total de 7 780 kilomètres de routes départementales, le contournement sud-ouest de Cherbourg n’est pas le seul à faire débat. À l’étage du local de l’association Manche Nature, au numéro 83 d’une rue escarpée de la commune de Coutances, Alain Millien et Marcel Jacquot scrutent avec attention la carte du département placardée au mur. Bientôt, les yeux plissés mais d’un doigt assuré, Marcel Jacquot relie Saint-Lô à Coutances, puis Granville à Avranches. Entre ces communes, deux projets routiers sont débattus depuis longue date.
Marcel Jacquot et Alain Millien, membres de l’association Manche Nature.
Entre la ville préfecture de la Manche et la commune chantée par l’artiste néerlandais Dick Annegarn, d’abord, un projet de 2 x 2 voies a été pensé pour la première fois il y a une vingtaine d’années déjà. Sur cet axe routier d’environ 25 kilomètres qui voit passer entre 7 000 et 14 000 véhicules par jour, dont 5% de poids lourds, l’ambition est alors de réduire le temps de parcours entre les deux communes, désengorger les zones où la circulation est dense, désenclaver et renforcer l’attractivité économique du territoire. Plus au sud de la Manche, le projet de 2 x 2 voies entre Granville et Avranches remonte, lui, aux années 90. À l’époque, il est promu avec des arguments similaires à ceux avancés pour l’axe Saint-Lô-Coutances : fluidifier la circulation de ce tronçon qui voit passer, selon les endroits, jusqu’à 20 000 véhicules par jour et supprimer les points dangereux sur cette « route de l’enfer », comme l’appellent certains riverains.
« La seule solution est de construire cette route »
Trente ans plus tard, des habitants, élus et commerçants continuent à militer pour la création de cette 2 x 2 voies, à commencer par l’Association pour la voie express entre Granville et Avranches (ASVEGA). Composée d’élus, de chefs d’entreprise et de 1 400 citoyens, d’après son président Régis Yver, l’association demande à ce que la 2 x 2 voies voie le jour afin, dit-elle, de fluidifier et sécuriser le trafic routier, ainsi que d’apporter une solution pérenne aux deux points noirs que sont le hameau de la Havaudière et la Zone d’aménagement concerté du Croissant. « Je ne dis pas que cette route sera parfaite ni que l’objectif est de construire des routes partout, entame Régis Yver, mais si on ne fait rien, ça va continuer à être l’enfer. »
Las d’être vu comme un défenseur forcené du « tout voiture », celui qui est aussi commerçant à Yquelon, une commune qui borde Granville, se veut plus nuancé. « On ne demande pas mieux que de favoriser les déplacements doux dans nos communes, mais la réalité, c’est que cette route est toujours plus empruntée, dit-il. Vu les bouchons, la seule solution est de construire cette route, d’autant que grâce à une circulation plus rapide, elle permettra de renforcer l’attractivité économique », poursuit celui qui a le soutien affiché de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Ouest Normandie. « Parler de développement économique est souvent vu comme un gros mot, mais ça ne devrait pas être le cas. »
Des arguments à remettre en contexte
Dans le département normand comme dans de nombreux autres, les arguments selon lesquels la création de nouvelles routes permettrait de fluidifier le trafic, de désenclaver les territoires et de participer à leur développement économique ne font pourtant pas consensus. Constituée d’une cinquantaine de collectifs et associations, la coalition nationale de la Déroute des routes documente, à l’inverse, les effets délétères des nouvelles routes. La coalition avance notamment que la construction de nouvelles routes induit du trafic automobile avec une augmentation de 10% à court terme et 20% à long terme. Aussi, à rebours de la rhétorique du désenclavement, elle s’inquiète du fait que les contournements routiers fassent au contraire dépérir les centres-bourgs. Sans compter la pollution de l’air, aggravée par les vitesses autorisées sur les 2 x 2 voies, ainsi que l’impact sur les terres agricoles, déjà fragilisées par les aléas climatiques.
À contrario, la Déroute des routes invite à réfléchir à des alternatives au tout-routier avec, entre autres, la densification de l’offre de transports en commun, l’extension de leur gratuité, une multiplication de leurs fréquences et des connexions, ainsi que la facilitation du vélo, de la marche ou du covoiturage. Face à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et la destruction d’espaces naturels, agricoles et forestiers induites par la construction de nouvelles routes, la coalition appelle également à relocaliser les services, les commerces ou encore le travail.
Des projets revus à la baisse
Alors que la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 a posé un objectif de Zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 2050, les porteurs de projet sont parfois contraints presque malgré eux de réfléchir à des alternatives au tout-routier. Preuve en est avec les projets routiers entre Granville et Avranches, ainsi qu’entre Saint-Lô et Coutances qui ont chacun sensiblement évolué au fil des décennies. Pensé comme un projet de 2 x 2 voies, l’axe entre Granville et Avranches est ensuite passé à un projet plus modeste de 2 + 1 voies, avant que le Département décide finalement d’aménager l’axe existant sur une grande partie du tracé avec la création de créneaux de dépassement et de bandes multifonctions. Idem pour le projet entre Saint-Lô et Coutances, qui a largement évolué pour des questions de contrainte foncière, mais aussi financières, techniques ou administratives. En quelques décennies, le projet routier sur la RD 972 est ainsi passé d’un projet de 2 x 2 voies à un projet de 2 + 1 voies, jusqu’au vote du Département en 2023 pour un simple aménagement des voies existantes, avec des créneaux de dépassement plus nombreux, des bandes multifonctions, ainsi que l’abandon du très controversé contournement de Saint-Gilles.
Moins impactante pour l’environnement mais aussi moins coûteuse, cette nouvelle variante est désormais chiffrée à environ 40 millions d’euros contre 96 dans le scénario précédent pour une emprise agricole de 40 hectares, contre 125 précédemment. « La solution qui avait été imaginée était surdimensionnée », confesse Axel Fortin Larivière. Et de renchérir : « Il y a une dizaine d’années, il y avait une liste très importante de projets routiers au Conseil départemental car tout le monde voulait désenclaver. Maintenant on se pose la question différemment. Sans s’interdire de faire de nouvelles routes, on cherche toujours à se demander si sa construction aura une valeur ajoutée nette, c’est-à-dire si elle a vraiment du sens par rapport aux nouvelles réglementations en vigueur ainsi qu’aux impératifs de décarbonation. »