Septembre 2022

Tranches de vie-rois•es

Simon Gouin/Emmanuel Blivet/Participants à la résidence

De l’électricité en circuit court

«Papa, est-ce que tu connais un site où l’on pourrait installer une centrale hydroélectrique?», demande un jour le fils de Serge Poisson. Cet ancien employé d’Enedis en connaît un, juste en dessous de l’écluse de Vire. C’est là que le père et le fils installent une première petite centrale hydroélectrique il y a 9 ans, pour produire une énergie décarbonée, en circuit court. Rentable économiquement, et bon pour la planète.

Ecoutez Serge Poisson

«En 1890, à Vire, il y avait un ingénieur électricien – un tout nouveau métier parce qu’en 1890, personne ne connaissait l’électricité – , qui s’appelait Camille Bru. Il a eu l’idée de racheter les cinq premiers moulins en aval de la retenue de l’écluse, et dans le cinquième moulin, il a installé des turbines avec des moteurs électriques couplés à ces turbines. Et il en a fait du courant électrique. Son objectif était de concurrencer l’éclairage au gaz. Il a réussi à lui tout seul à alimenter toute la ville de Vire et les communes avoisinantes. L’usine de production électrique de Vire, c’était une des toutes premières usines de production électrique du Calvados et même, on peut le dire, de Normandie en 1890.

La première petite vanne que vous voyez, c’était là que le canal d’amenée parallèle avait été construit au Moyen-Âge pour alimenter les vannes du moulin. C’est là que Camille Bru, l’ingénieur électricien, a posé un tuyau qu’on appelle une conduite forcée pour aller jusqu’à la centrale qui est 200 mètres plus bas. Et en faisant ça, en cumulant la chute des cinq premiers moulins, il a atteint une hauteur de chute de seize mètres, ce qui commence à devenir un potentiel énergétique intéressant. A partir de là, on a une conduite forcée, un tuyau qui part sous les maisons et qui s’en va jusqu’à la centrale.

La région de Vire était réputée pour fabriquer du drap. C’était une production très artisanale, familiale presque. Cela a attiré les Anglais, qui sont venus s’installer ici dans les années 1830. Ils avaient des techniques beaucoup plus productives qu’ici. Et ils avaient des métiers à tisser plus performants. Ce sont eux qui ont créé ce bâtiment.

Energie locale

Voilà, la centrale hydroélectrique. Vous avez une turbine ici et une autre turbine là. Donc il y en a une qui fonctionne et l’autre qui est en arrêt. Ce qui tourne là, ça s’appelle un multiplicateur avec la courroie – et ça va entraîner le moteur électrique. C’est le moteur électrique qui va produire de l’énergie électrique qu’on va distribuer via le réseau Enedis qui est là, à côté. On va aller alimenter les voisins. C’est pour ça que je dis que cette installation, c’est vraiment l’expression du circuit court. C’est un vrai circuit court, parce que l’énergie est produite par la chute de l’écluse ici. Elle est produite ici et consommée ici, sur place.

Aujourd’hui, en France, il y a à peu près l’équivalent de la production d’une centrale nucléaire qui est perdue dans le transport de l’énergie. C’est pour ça que ce type de production, locale, c’est un modèle vers lequel on devrait de plus en plus tendre. C’est ça qu’on appelle le mix énergétique, c’est-à-dire qu’il faut user l’énergie partout où on peut la produire de façon à l’utiliser au maximum localement. Si les gens ne consomment pas l’électricité directement, ça passe dans le 20000 volts, dans la tension supérieure et c’est redistribué plus loin.

L’impact de cette activité de production d’énergie renouvelable hydroélectrique, c’est qu’on crée des obstacles pour la migration des poissons migrateurs. Mais aujourd’hui, l’homme a mis le pied sur la Lune. Il est bien capable de résoudre ce type de problème. D’ailleurs, il y a des solutions. On fait des passes à poissons qui sont opérationnelles, qu’il faut entretenir bien-sûr. L’autre impact, c’est la rétention des sédiments. Mais depuis 1000 ans qu’il y a des barrages de moulins, devant les moulins on n’a pas encore remarqué des montagnes de sédiments. Ce qui veut dire que les sédiments arrivent à passer quand même. On peut aussi ouvrir des vannes pour faire des chasses de façon à ce que ces sédiments puissent se libérer et partir. Le dernier impact que l’on a, en été, c’est la qualité de l’eau. On va la réchauffer un peu, donc on va amoindrir la qualité de l’oxygène de l’eau.

Un projet rentable pour la planète

Oui, c’est rentable. Absolument. Parce que déjà, j’ai un contrat d’achat de 20 ans, donc ça me permet de voir loin. Je suis sûr d’amortir mon installation. C’est d’autant plus rentable que j’ai fait une bonne partie des travaux moi-même. J’ai un retour d’investissement sur cette installation-là, d’à peu près 7 ans. Donc ça veut dire que pendant 7 ans, je ne gagne pas d’argent, ou que je n’en gagne pas beaucoup, mais par contre, comme là, ça fait dix ans que je tourne, depuis trois ans, je suis en plein rapport. C’est rentable économiquement, mais c’est aussi surtout très rentable pour la planète puisqu’on en parle beaucoup au niveau de l’environnement.

Par rapport au réchauffement climatique, le fait de produire de l’énergie renouvelable, c’est vraiment aller dans le sens de l’histoire et dans le sens de la lutte contre le réchauffement climatique. Parce que là, ici, on produit très, très peu de CO2. On en produit quasiment pas. (…)

Dans le sud de la Manche, on a détruit le barrage de Vezins et aussi celui de La Roche qui boit pas très très loin d’ici. Pour moi, c’est une incompréhension totale. Tous les jours dans les médias, on nous rabat les oreilles en nous disant qu’il faut développer les énergies renouvelables – et on détruit des barrages… Où est la cohérence, là ? Le problème, c’est qu’il y a un conflit entre une forme d’écologie et la production d’énergie renouvelable.

Remettre en marche les petits moulins

Je pense que si on fait une utilisation raisonnée aussi de l’énergie, de l’électricité, si on fait des économies d’énergie, si tout un chacun prend conscience qu’on peut réduire sa consommation avec une vraie volonté de développer les énergies renouvelables, moi je crois qu’on peut se passer du nucléaire qui reste malgré tout, quand même, une énergie à très haut risque.

Moi, je pense que Tchernobyl et Fukushima, c’est quand même une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Même si on est, soi-disant, des champions du nucléaire, on n’est pas à l’abri d’un accident majeur, surtout pas malheureusement. Alors il faut savoir que la production d’énergie renouvelable hydroélectrique en France, ça représente presque 20%, autour de 18%, de l’énergie électrique produite en France, principalement grâce aux grands barrages qu’on a en montagne. C’est la première énergie renouvelable en France – l’énergie hydroélectrique. Si on utilisait tous les petits moulins partout où il y en a encore, en les remettant en marche, en les équipant… On sait que c’est tout à fait possible. Il y a un potentiel de développement. (…)

Ce projet, jamais je n’y serai venu sans l’intervention de mon fils qui a fait des études en électrotechnique. Il est allé faire un stage dans une entreprise qui fait de la maintenance de centrales hydroélectriques. Il est revenu enchanté, je dirais même émerveillé, parce qu’il est tombé amoureux de ce métier grâce à ce stage. En revenant, il m’a dit «Papa, tu ne connais pas un site où on pourrait réhabiliter une centrale hydroélectrique». Et moi, j’avais déjà fait la connaissance de ce site-là parce que justement, comme j’avais travaillé chez EDF, on était amenés à aller un petit peu partout. Quand on est agent EDF, on va chez tout le monde, on va dans toutes les campagnes, dans toutes les communes, et on s’intéresse à tout ce qui est production d’énergie. Et je savais qu’il y avait un site, ici, qui était en sommeil.»

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Co-working manageuse

A 22 ans, Salomé Courteille est la «coworking manageuse» du nouvel espace de coworking, Station V. Traduisez : elle anime le lieu pour faire du lien entre les entrepreneurs qui viennent travailler dans cette ancienne station service. Avec audace, elle a suivi la création du projet, dans la ville de son enfance, dont elle apprécie «l’esprit un peu campagne, mais pas trop. A Vire, tout le monde se connaît».

Ecoutez Salomé Courteille

«Station V, c’est une ancienne station service réhabilitée en espace de coworking. Nous proposons un espace de coworking qui est privatisable en after-work, quatre bureaux privés, mais également une salle de formation qui peut accueillir de 6 à 16 personnes. Et un studio vidéo également. Depuis septembre 2020, on accueille différents entrepreneurs mais aussi de plus grandes structures, notamment pour la salle de formation et la privatisation.

“Coworking Manager”, ça consiste à développer l’aspect commercial, mais aussi créer des événements et rendre ce lieu vivant, que ce soit par l’accueil des coworkers. Développer aussi les réseaux sociaux, mais surtout créer du lien entre chaque personne. On veut vraiment être créateur de liens entre tous pour qu’il puisse y avoir du développement et créer de nouveaux projets.

Avant, c’était une ancienne station service: c’est ce qui a inspiré la décoration. On remarque dans cet espace une décoration du monde de l’automobile des années 50 à 70. Chaque élément de décoration a une histoire. Par exemple, nos portemanteaux sont des isolateurs EDF; le tour du miroir dans les sanitaires, ce sont de petites voitures de collection ou un pneu recyclé… Tout a été réfléchi. Cela a été fait par des artisans locaux, avec des produits français, au maximum en tout cas.

C’est en 1934 que Roger Vétellet rachète justement cette station service. Au tout début, cela s’appelle la Maison du pneu. Et après, ça deviendra Mobil Oil, Mobil Gaz. Nous avons récupéré de nombreuses photos du passé grâce à un membre de la famille de Roger Vételet, qui était photographe. Lors du bombardement, il a dû déménager cette station service en face, dans la rue, juste à côté de la mairie. Lors de la reconstruction, le bâtiment a été reconstruit ici. D’ailleurs, la machine qui permettait de lever les voitures, on l’a repositionnée exactement au même endroit. Chez le barbier, juste à côté, il y a une photo de la petite fille de Roger Vételet. La photo est posée sur la pompe à essence où était la petite fille, en 1953.

C’est l’entrepreneur Gérald Bertin qui recherchait un lieu chargé d’histoire, depuis 2014, pour créer un espace de coworking, ici, à Vire. C’est en 2018 qu’il a trouvé cet espace là. Il avait déjà réuni plein d’idées sur le monde de l’automobile, puisque ça fait partie d’une de ses passions. Il a tout donné à une architecte à Granville qui est La boîte à croquis. Et elle a trié.

«Je ne savais pas qu’il y avait ça à Vire!»

On a réussi à avoir cet espace qui est pourtant dans le monde de l’automobile, mais pas trop masculin non plus, avec de petites plantes… On a essayé d’aménager l’espace pour que ça reste chaleureux. Et forcément, la première chose, quand les gens visitent ici : «Ah oui, mais c’est trop beau. Je savais pas qu’il y avait ça à Vire».

Je suis Viroise depuis toujours. Ma mère tenait un commerce dans Vire, un bar qui s’appelait le Cassiopée Ma mère a vendu le bar qu’elle tenait en 2005. Je vais quand même vous raconter l’anecdote parce que c’est rigolo. Une petite fille m’a demandé, quand j’étais en grande section, ce que ma mère faisait. Ma mère était à côté, et je n’avais pas fait attention: j’avais répondu qu’elle était catcheuse. Quand il y avait des gens qui étaient bourrés, eh bien, elle les virait du bar. On voyait ces images là avec mon grand frère depuis la cuisine. Elle a préféré vendre plutôt que je raconte ça à tout le monde.

J’ai toujours été attirée par le commerce -j’ai baigné dedans. J’ai fait des études à Caen. Après, j’ai fait un bachelor communication et marketing. J’ai fait toutes mes études en alternance. C’est comme cela que je suis arrivé ici, en alternance, en tant que commerciale, alors qu’ils recherchaient au départ une stagiaire… Voilà, j’ai quand même du toupet, de l’audace. Finalement, j’ai été recrutée pour développer station V. Je suis arrivée en septembre 2020, donc j’ai vraiment suivi toutes les étapes du projet. J’ai même pu assister aux réunions de chantier toutes les semaines. Je grimpais à l’échelle etc… C’est une très belle expérience. J’ai appris plein de choses, plein de mots techniques. Peut-être qu’un jour ça me servira… Aujourd’hui, je suis vraiment très contente d’avoir participé à un projet aussi jeune, un projet d’une telle envergure en tout cas à Vire. Et je suis contente que ce soit ma ville natale qui puisse avoir un beau projet comme celui-ci, en tout cas dans son paysage. Ça m’a fait plaisir, forcément, quand j’ai vu qu’il y avait une opportunité d’alternance ici.

A Vire, j’aime bien l’esprit un peu campagne mais pas trop.… Tout le monde se connaît. Le monde est très petit, et à Vire encore plus.»

Station V a été soutenue par le Feder, une aide de l’Europe, mais aussi la région Normandie et le département.

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Des femmes libres

Professeure documentaliste au lycée Marie-Curie de Vire, Léa Simon accompagne le collectif féministe «Nous», créé par des élèves du lycée. Une façon de contribuer à faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes, dans la société. «Je pense que ça avance en militant. J’ai vraiment le sentiment que la parole se libère. Je trouve que les jeunes, surtout, en parlent beaucoup plus.»

Ecoutez Léa Simon

Je suis enseignante documentaliste au lycée Marie-Curie de Vire. Le collectif Nous a été créé l’année dernière, par des élèves de l’établissement. Deux d’entre elles se sont présentées à moi et à une collègue pour parler des violences faites aux femmes. Elles voulaient mettre en place des choses au lycée et essayer d’en parler aux autres élèves. Nous, forcément, on les a suivies. On a bien adhéré au projet et on s’est dit: on se lance aussi dans ce projet là avec elle.

En tant qu’enseignante documentaliste, cet engagement-là, il n’est pas obligatoire. Enfin, c’est vraiment quelque chose que je fais en plus. Ce qui est bien dans mon métier, c’est qu’en fait, je peux aller un peu ou je veux. Je fais des projets qui m’intéressent. J’encadre aussi le journal du lycée, je peux faire plein de choses. Pour le féminisme, en tout cas, je peux accompagner des élèves dans des actions comme celles du collectif. Et puis je peux aussi tout simplement proposer des lectures qui sont liées au féminisme.

Ce qui nous motive pour encadrer ce collectif, c’est le fait que des élèves veulent s’engager dans une action, dans une cause. Et ça, pour nous, c’est primordial. Je ne me voyais pas voir des élèves avoir envie de faire des choses et ne pas pouvoir leur laisser l’opportunité de le faire. C’est la première raison. La deuxième, bien sûr, c’est la cause, qui m’intéresse énormément. Enfin, ce n’est pas qu’une cause féministe. Là, vraiment, on parle également d’humanisme en règle générale. En fait, on parle de liberté et d’égalité entre toutes les femmes et tous les hommes. Ce n’est pas que pour les femmes.

Je pense que c’est primordial. C’est une réelle question de société. Pour les femmes c’est important qu’elles se sentent l’égal des hommes, qu’elles soient libres de sortir en ville, un soir, habillées comme elles le souhaitent et sans se faire emmerder dans la rue. J’espère qu’un jour ce sera possible.

Mais pas que pour les femmes. Aussi pour les hommes, parce que je pense qu’ils ont peut être aussi une façon de se comporter, pour certains, qui n’est pas adaptée à la société d’aujourd’hui. Je pense que c’est un apprentissage pour tout le monde.

«Les femmes ne doivent pas se laisser faire.»

Les femmes ne doivent pas se laisser faire. Ce sont des questions sociales qui vont évoluer avec le temps, on en parle beaucoup plus. Je pense qu’il y en a qui s’en fichent complètement, mais ça, c’est normal aussi, tout le monde ne peut pas forcément être là-dedans. Mais en tout cas, cette question-là se pose beaucoup plus chez les jeunes aujourd’hui et même très tôt. Mon mari travaille dans un collège. On avait dit à des élèves de quatrième qu’elles avaient des hauts un peu trop courts. Et elles avaient répondu : «Mais en fait, est ce que c’est à nous de nous adapter et pas plutôt le regard des autres qui doit être adapté à nous ?»

Avoir cette réflexion, en quatrième… j’applaudis. C’est quand même génial d’avoir des réflexions comme ça à cet âge là.

Dans le corps enseignant, cette question là du féminisme n’est pas forcément abordée. Je sais que j’ai des collègues très féministes, très très engagées et qui, dans leur cours, essayent d’en parler. Par exemple, une professeure de français aborde ces sujets là quand elle fait des études de textes.

Mais sinon, à part ces quelques professeurs un peu engagés, c’est vrai que même le collectif «Nous» n’est pas forcément connu de tous les professeurs. Tout le monde ne s’y intéresse pas forcément.

La cause des femmes avance avec des actions – par le droit de vote, toutes ces choses là… Je pense que ça avance en militant. Même si pour autant, je ne suis pas forcément d’accord avec les actions extrémistes.

Je ne suis pas sûr que de montrer ses seins, ça va forcément faire avancer la cause. En même temps, on en parle… Donc voilà, mon avis est un peu mitigé sur la question.

J’ai vraiment le sentiment que la parole se libère. Déjà depuis le mouvement Me Too, ça c’est sûr et certain. Je trouve que les jeunes, surtout, en parlent beaucoup plus. Moi je vous le dis: à mon époque et pourtant, c’était il n’y a pas si longtemps, on n’en parlait pas du tout. Mais pas seulement des femmes. Il y a les personnes transgenres par exemple, toutes ces personnes qui osent juste être libres et être elles-mêmes. Ça, je trouve ça génial.»

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Déconstruire les stéréotypes de genre et lutter contre les violences

C’est au sein de l’association l’Etape, à Vire, qu’Olga de Saint-Jore a commencé à s’interroger sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Déconstruction des stéréotypes auprès des jeunes, stages pour les hommes auteurs de violences conjugales, appartement relais pour abriter les victimes, soutien à la parentalité… Olga de Saint-Jore joue sur tous les tableaux pour tenter de faire avancer le sujet, à bras le corps. «Au train où l’on va en France, si on n’avance pas plus vite en terme d’égalité professionnelle, on aura l’égalité réelle en 2163. Donc il faut qu’on accélère un petit peu.»

Ecoutez Olga de St Jore

«Ce dispositif d’accueil, d’écoute, d’hébergement de femmes victimes de violences conjugales que nous avons mis en place à Vire en 2007, vient d’une rencontre des gendarmes qui venaient d’être formés en tant que référents «violences intrafamiliales». Ils avaient vu un article dans le journal dans lequel on a abordé la question de l’égalité hommes femmes. On s’est réuni et on a dit: qui fait quoi et qui peut faire quoi, pour accompagner une femme victime de violences, ou un homme? Les hommes ne sont pas exclus.

Petit à petit, on a construit un dispositif qui a maintenant aussi un appartement-relais. On en est très fiers. C’est la mairie qui met à disposition cet appartement-relais qu’on appelle «l’escale». Une femme et des enfants peuvent y être hébergés pendant deux ou trois mois, le temps qu’on stabilise la situation. Bien évidemment, dès qu’une personne arrive, en demande d’accueil, d’écoute, je vais être là, je vais faire le relais. Je vais soutenir les démarches. Je vais orienter vers les bonnes personnes. C’est plus facile pour moi de passer un coup de fil, de demander un conseil juridique, d’appeler les gendarmes, d’accompagner au dépôt de plainte. Voilà toutes les questions qui peuvent se poser. Je suis un petit peu la “coach”.

C’est un dispositif qui fonctionne plutôt bien. Même si ce n’est pas parfait, on a encore plein de projets. Mais voilà, on est partis de rien. C’est pas mal.

Cette question de l’égalité femmes/hommes, je ne suis pas tombée dedans quand j’étais petite. Je n’ai pas eu une maman clairement affichée féministe…. Mais cela nous a un peu “explosé à la figure”, pour parler un peu comme ça. C’est de se lancer dans l’égalité entre les femmes et les hommes, en emploi, ici avec l’Etape. À l’époque, on s’est tous formés, on a fait venir un expert et on s’est dit : mais oui, en fait, on n’accompagne pas les femmes à la recherche d’emploi comme on accompagne des hommes. On ne pose pas les mêmes questions. Mais on oubliait aussi que les hommes pouvaient être papas: la question de l’articulation des temps de vie n’était pas posée du côté des hommes. Voilà tout un tas de questions comme ça, qui, quand on est sensibilisés, nous ont un peu ouvert les yeux.

Clubs femmes de recherche d’emploi

En 2018, 2019, on a mis en place un club «femmes» de recherche d’emploi. Pour la petite histoire, la méthode Club de recherche d’emploi, c’est un peu dans l’ADN de l’étape. C’est une méthode québécoise basée sur l’entraide que l’on utilisait à l’Etape depuis le début de sa création. On regroupe 2 à 3 fois par semaine des demandeurs d’emploi, et on essaie de les aider, de les outiller dans leurs recherches. Il s’agit d’avoir un accompagnement plus global, c’est-à-dire d’essayer de lever les freins, ce qu’on appelle les freins périphériques à l’accès à l’emploi. Parfois ce n’est pas forcément la compétence, le diplôme… Ça peut être la mobilité, la confiance en soi, la garde d’enfant.

Bien évidemment, les femmes sont plus au chômage de longue durée que les hommes. Elles rencontrent davantage de freins, notamment quand elles ont des enfants. Quand elles ont connu des violences conjugales, c’est plus compliqué, elles sont “cassées”. Elles ont moins confiance en elles et elles ont parfois plus de mal à aller vers des groupes. L’idée, c’était de faire un mix de cette méthode de recherche d’emploi, avec l’angle spécifoque des femmes, les freins périphériques, et en particulier : c’est quoi être une femme ? C’est quoi être une maman ? Et donc avoir des temps comme ça, un peu plus conviviaux, plus intimes aussi, qui permettent de lever ces freins, d’aborder ces questions là. Le groupe permettait l’entraide, la compassion permettait la bienveillance et l’échange. «Moi, j’ai fait comme ceci, tu devrais faire comme cela». Il y a des solidarités qui se créent. Donc voilà, c’est comme ça qu’on a monté trois clubs «femmes».

De nos jours, mais récemment,Il y a de plus en plus de choses qui sont dénoncées, qui sont intolérables. Il faut veiller à le dire de manière pédagogue, je pense. Faire en sorte que ce ne soit pas la lutte des femmes contre les hommes. Ca, on peut très, très vite partir là dedans et cela ne fera pas avancer l’égalité. Il faut faire comprendre aux filles ou aux garçons que c’est un enjeu sociétal, que ça fait partie des droits des humains.

Prendre en compte les auteurs de violences

Il y a deux nouveautés dans la façon d’envisager l’égalité entre les femmes et les hommes. Il y a la prise en compte du père dans l’entreprise, c’est-à-dire la parentalité au sens large. Depuis les années 60’s, on a fait des choses pour les femmes, parce qu’elles n’avaient pas les mêmes droits que les hommes, parce que parfois elles ont besoin de leviers, de petits escabeaux, pour être à égalité des chances avec les hommes. Mais l’égalité professionnelle, elle doit aussi prendre en compte les besoins des jeunes papa de la génération Y, Z… ils ont des attentes qui sont différentes de la génération d’avant. La reconnaissance d’un homme en tant que père, y compris dans l’entreprise, c’est primordial pour l’égalité professionnelle. Les politiques qui, récemment, ont donné quatre semaines de congé paternité, c’est une vraie avancée. et il ne faut pas laisser dire “qu’Ils vont pas se la couler douce”, les hommes !

L’autre nouveauté de ces 10 ans, c’est la prise en compte et l’accompagnement des auteurs de violences. On sait que les auteurs, neuf fois sur dix, sont des enfants qui ont été exposés avant, pour la plupart, et on ne s’en est pas occupés. Il faut absolument que l’on puisse mettre en place des stages de responsabilisation pour prévenir la récidive. Je fais une petite partie de ces stages «auteurs de violences» avec une association d’aide aux victimes en lien avec les magistrats,dans l’Orne et le Calvados – où je leur parle d’égalité, de stéréotypes justement. Et je vois bien qu’il y a de petites choses qui s’allument où ils disent: «Ah ouais, c’est sympa. Je n’avais pas pensé que je pouvais être un homme sans être un bonhomme», c’est à dire un mec viril qui ne plie pas les pouces. Parce qu’il y a aussi de ça dans l’éducation des garçons, historiquement.

Comment fait-on pour déconstruire des stéréotypes ? Quand je rencontre des jeunes, je leur demande de lister des stéréotypes, tout simplement. Qu’est-ce qu’on dit d’une fille ? Qu’est-ce qu’on dit d’un garçon ? Les filles sont douces et fragiles. Elles pleurent facilement. Elles sont émotives. Elles passent 2h dans la salle de bain. Elles vont être maîtresses d’école. Que font les garçons ? Ils sont forts, ils jouent plus au foot, ils sont plus sportifs, ils sont geeks. Et puis ils seront mécaniciens ou footballeurs. C’est un peu la foire d’empoigne cette séance là. Mais j’entends des «non, ce n’est pas vrai, mais moi, je ne suis pas comme ça». Ils se rendent bien compte que les stéréotypes, ce n’est pas naturel. On essaye de trouver des modèles de femmes qui font des métiers atypiques de genre, des sports. Pareil pour les garçons. Je travaille beaucoup sur ce que l’on va dire d’une fille qui fait un “truc de garçons”. On va l’appeler garçon manqué. Bon, c’est loupé, «on a une fille», c’est ce que ça veut dire… c’est humiliant ! Et puis qu’est ce qu’on va dire d’un garçon qui est victime ? Qui se comporte comme une fille ? Du coup, ils ne connaissent pas beaucoup le mot femmelette, ou fillette. On tombe tout de suite dans l’insulte homophobe au genre féminin – tapette tout ça – c’est au genre féminin.

On touche aussi à la lutte contre l’homophobie. Et puis finalement, au fur et à mesure des échanges, ils me donnent des exemples où on peut très bien être un garçon sensible. Si je deviens pédiatre, je suis forcément un garçon qui est doux, par exemple, parce que je sais m’occuper des enfants.»

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Sur le chemin de l’autosuffisance collective

Parce qu’ils cherchaient un terrain où s’installer dans l’ouest de la France, Antoine et ses deux camarades de promo d’ingénieurs sont arrivés à Vire Normandie un peu par hasard. Avec une idée en tête : cheminer vers l’autonomie afin d’œuvrer pour « un monde meilleur, plus juste humainement et écologiquement ». Ils produisent leurs légumes, échangent des biens et des services avec leurs voisins et voisines, vivent sans eau courante ni raccordement au réseau électrique.

Ecoutez Antoine Desjonquères

«Nous avons reçu une formation d’ingénieur. Pendant nos études, nous avons imaginé vivre un mode de vie différent, parce que nous n’étions pas du tout attirés par l’idée de bosser dans des bureaux pour des grandes entreprises, pour des choses qui vont complètement à l’encontre de nos valeurs. On imagine œuvrer pour un monde meilleur, plus juste humainement et écologiquement. Et en discutant, on s’est dit pourquoi ne pas monter un groupe de vie et cheminer vers l’autosuffisance pour vivre selon nos valeurs ? On a fait les réflexions ensemble: quelles sont nos envies et quels sont nos besoins? De quoi on a besoin, et de quoi on a pas besoin?

L’électricité, on s’est dit qu’on pouvait essayer de s’en passer. On n’est pas reliés au réseau, mais on a des panneaux photovoltaïques avec câble USB pour recharger le téléphone portable.

Comme on est ingénieurs, la question de la technique est quelque chose qui est au cœur de nos réflexions et en fait, on est de plus en plus souvent dans la critique de toute la technologie qui est industrielle. Dans ces technologies centralisées, souvent, ce ne sont pas les personnes qui produisent qui possèdent leurs outils de production, ce qui implique des hiérarchies et des rapports de domination. Et du coup, nous, à l’opposé, on a plus un idéal de liberté. On aime bien l’idée d’avoir des technologies que chacun peut s’approprier. Quand un outil casse, la personne peut le réparer ou le refabriquer. Cette idée d’autonomie et de liberté nous fait préférer les technologies individuelles plutôt que les technologies de masse, entre guillemets.

Revenir vers de l’artisanat, plutôt que de l’industriel. Il y a ce côté politique derrière. La production industrielle est liée à l’extractivisme. On extrait des matériaux qui ne seront pas indéfiniment disponibles, surtout au rythme auquel on les exploite. Les métaux rares qu’on trouve dans les systèmes électroniques comme le cuivre pour tous les systèmes électriques, et dans les téléphones portables, tous les différents métaux rares qu’on peut avoir. On aime bien imaginer un mode de vie durable qui pourra encore perdurer dans les siècles qui viennent.

Autosuffisance collective

L’autosuffisance, on l’a toujours envisagée comme une autosuffisance collective, à la fois du groupe ici et de la communauté élargie, avec les voisins. Quand on faisait le marché, on a rencontré des gens qui venaient nous acheter des légumes ou juste des gens qui sont venus ici par curiosité, qui étaient intrigués de savoir ce qu’on faisait et comment on vivait. Nous allons aussi rencontrer nos voisins pour nous présenter et pour recréer des liens.

De plus en plus, il y a un partage de l’argent décomplexé. L’argent n’est pas vraiment un sujet tabou. Et du coup, quand il y a des frais partagés, les personnes qui ont le plus de moyens et qui sont le plus prêtes à mettre de l’argent dans cette dépense vont le faire. Cela se fait de manière équitable en fin de compte. Nous sommes deux dans le groupe à toucher le RSA. On achète encore des choses en magasin, dont de l’huile. Il y a des choses qu’on ne produit pas sur place.

Une des choses les plus difficiles, c’était au début de vivre dans le froid. Avec Corentin, on vivait dans la caravane, dans le hangar, et c’était pas chauffé, pas isolé. Le froid ralentit et rend apathique. Du coup, tu as à peine la force de parler. Et c’est ce qui nous a donné un énorme coup de motivation pour construire ces deux pièces isolées et chauffées.

«Vous avez bien du courage de faire ça, nous, on ne le ferait pas, surtout à notre âge»

Il y avait clairement une volonté politique, surtout au début, avec l’idée d’essaimer. C’était de montrer un exemple. Mais on est de moins en moins convaincus par ça, par ce but là, parce que la plupart des remarques qu’on a des autres gens c’est «vous avez bien du courage de faire ça, nous, on ne le ferait pas, surtout à notre âge». Les personnes à qui ça parle le plus, ce sont des personnes qui ont vécu dans le même cadre ou qui ont fait des études d’ingénieur et qui se questionnent. Cela leur parle, ce questionnement qu’on a sur la technique, sur la technologie.

Aujourd’hui, on a toujours cette idée, cet espoir d’inspirer un peu les personnes aux alentours. On ne veut pas faire du prosélytisme et aller vers les gens comme des Témoins de Jéhovah qui distribueraient des textes. Mais plutôt en cohabitant avec d’autres personnes, en partageant nos difficultés et ce qui nous plaît dans ce mode de vie, et donc d’inspirer de manière indirecte. On a des amis qui voudraient s’installer dans le coin, nous recherchons donc des terrains et des bâtiments à retaper pour inciter plus d’amis à venir s’installer.

La volonté commune, c’est vraiment d’éviter d’avoir trop de risques de sécheresse notamment avec le réchauffement climatique et donc l’ouest de la France, c’était une bonne solution. On découvre encore en particulier qu’à Vire, il y a une pluviométrie vraiment régulière. Les quatre dernières années, quand il y a eu des étés de sécheresse, le coin autour de Vire restait beaucoup plus vert qu’en allant vers Nantes par exemple. (…)

Tuer le ragondin

Il y a quelques semaines, un ragondin commençait à venir de plus en plus dans le jardin pour grignoter les chicorées. Il y a quelques jours, on a réalisé qu’il avait mangé toutes les chicorées,une cinquantaine, qu’on avait dans le jardin. Il commençait à s’attaquer aux choux. Cela devenait problématique pour notre subsistance. On a décidé qu’on allait le tuer.

Un soir, il s’est coincé dans la porte de la cave. Il était pris au piège. Jean a appelé Colin et moi. On était trois autour du ragondin. Colin l’a attrapé et l’a immobilisé au sol. Je lui ai donné un coup de bâton sur la tête. Le premier coup l’a assommé. Un deuxième coup l’a fait saigné du nez. On voyait qu’il était en train de mourir. C’était assez choquant sur le coup. Je pense qu’on était choqué parce qu’on n’est pas habitués à voir la mort d’un animal. Comme il était assez gros, on avait un peu d’empathie aussi pour lui.

(…)

Il y a beaucoup de voisins qui ont des poules – et souvent on fait des échanges de légumes contre des œufs. Il y a deux semaines, nous faisions un feu dans notre four et l’un d’entre nous voulait faire un gâteau. On n’avait pas d’œuf. Pour la première fois, on est allés voir spontanément des voisins pour leur demander des œufs. Souvent, des voisins venaient nous en offrir.

Je trouve ça beau de pouvoir aller demander à des voisins de nous dépanner en œufs. On leur a remis un potiron en échange et c’était l’occasion de discuter. C’est beau, plutôt que d’aller dans un magasin en ville, acte plutôt impersonnel, d’aller juste voir un voisin et de lui proposer un échange.»

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