Juin 2021

Chroniques d'une justice ordinaire

Samuel Hauraix, Marylène Carre et Jue Jadis

Du banal conflit de voisinage aux délits les plus graves comme l’agression sexuelle : chaque jour dans les juridictions caennaises, des dizaines d’hommes et de femmes se présentent face aux juges pour répondre de leurs actes. À chaque histoire, sa part d’humanité. Plus ou moins sombre.

«Excusez-moi Monsieur, vous avez une idée d’à quelle heure je vais passer ?» Comme une dizaine d’autres personnes ce matin-là, le jeune homme de 22 ans, en jogging et vêtements amples colorés, a été convoqué à 8 h 30 pour cette audience à la mi-mai 2021. Il est déjà 10 h passées, dans les couloirs du tribunal judiciaire de Caen, et Abdel (les prénoms de chaque prévenu et victime ont été changés) s’impatiente. Cela fait déjà plus d’une heure que le tribunal examine en ce moment même une complexe affaire de diffamation.

Les juges donnent toujours la priorité aux dossiers où les avocats sont présents. Lui n’en a pas. Pochette débordant de justificatifs en main, le Caennais va se défendre seul. Il doit s’expliquer sur son gros excès de vitesse, commis dans le Bocage normand, un an plus tôt. Le tribunal de police est fait pour ce genre d’infractions mineures. Cette juridiction est compétente pour juger les auteurs de contraventions et peut infliger jusqu’à 3 000 € d’amende. Lorsque les faits sont plus graves, on parle de délits, les mis en cause sont convoqués devant le tribunal correctionnel qui, lui, peut prononcer des peines de prison.
Ce tribunal-ci siège le plus souvent dans la salle d’audience 1, la plus grande du jeune palais de justice caennais, situé sur la presqu’île. Le tribunal de police occupe une salle voisine, au moins deux fois plus petite. La presse et ses correspondants locaux s’y rendent plus rarement. Les histoires qui s’y jouent sont moins retentissantes, moins «sexys» à vendre au lecteur.

Illustration Jue Jadis

Le dogue se jette sur la joggeuse

Aussi légères paraissent-elles au premier coup d’œil, ces affaires n’en sont pas moins douloureuses pour les protagonistes. Avant d’en dire davantage sur l’épopée judiciaire d’Abdel, retour sur l’audience du mois précédent, le 21 avril dernier. Ce jour-là, plusieurs affaires de violence légère (incapacité temporaire de travail – ITT – de moins de huit jours), dégradation de bien d’autrui, chasse sans permis… sont au programme, «audiencées» comme on dit.

Cheveux blonds, courts, une femme de 62 ans s’avance à la barre. Martine est poursuivie pour blessures involontaires. Une matinée de novembre 2019, dans une commune du sud de Caen, la prévenue a perdu le contrôle du dogue argentin, sans muselière, qu’elle tenait en laisse. L’animal d’au moins 45 kilos a bondi sur une joggeuse qui était de passage. Morsures aux deux bras, à la fesse gauche et au visage, au niveau de la lèvre supérieure… La victime a «hurlé de douleur», décrit la présidente, Cyrielle Ameline, dans son rapport des faits.
Le chien a finalement été maîtrisé, mais le mal était fait. Durant l’audience, l’avocat de la victime, assise sur un banc à quelques mètres de la barre, demande à ce que sa cliente soit autorisée à retirer brièvement son masque pour montrer l’état de ses lèvres. La marque de l’attaque est bien visible. «Madame est esthéticienne à domicile. La reprise a été très compliquée avec cette cicatrice qu’elle porte.»

Martine ne conteste pas les faits. La mise en cause explique avoir glissé lorsque le chien, qui appartient à sa fille, a tiré sur la laisse. «J’ai confiance en lui, c’est un chien bien dans sa tête. Il a suivi beaucoup de cours d’éducation canine», tente de mettre en avant la retraitée, née à Lisieux. Pourtant, tous les midis, la sexagénaire, qui habite en face d’une école maternelle, tâche maintenant de rentrer l’animal pour éviter les aboiements notamment, lors du passage des enfants sur le temps de cantine. «Les enfants font souvent «Wouf, wouf» devant lui, je leur dis de faire attention. Je suis assez prudente.»

Illustration Jue Jadis

Le port de la muselière en question

«Quelle conscience avez-vous de la dangerosité de ce chien ?», l’interroge le procureur de la République, Nicolas Dejoue, en rappelant les «alertes» passées: il avait mordu la manche d’un homme et surtout le doigt d’un enfant. «Si la muselière avait été obligatoire, vous seriez devant le tribunal correctionnel.» Le magistrat ajoute: «Moi, je représente la société qui n’a pas envie d’avoir des chiens dangereux qui se baladent. Entendre qu’aujourd’hui, il est toujours promené sans muselière, questionne l’état d’esprit.»

«Le maire de la commune avait pris un arrêté pour qu’elle ne l’ait plus chez elle», enchaîne Sophie, la victime, appelée à s’exprimer. Cette quadragénaire, dont le dossier avait d’abord fait l’objet d’un classement sans suite, reste marquée par cette scène et la réaction de la retraitée ce jour-là. «Elle m’a demandé si le chien m’avait fait mal. La question à ne pas poser. Le chien montait en puissance, je commençais à ne plus faire le poids. J’ai cru qu’il m’avait touché une artère. Je pensais que j’allais mourir dans ce chemin. » Sophie, qui s’était vue prescrire dix jours d’ITT, a dû se faire opérer à plusieurs reprises depuis.

Martine se retourne vers elle et lui présente ses excuses. La prévenue, jamais condamnée jusqu’ici, dit ne pas passer un jour sans penser à la victime. «Je n’arrive pas à faire le deuil de cette affaire-là.» Au tour de l’avocate de la partie civile de prendre la parole : «Le jour de l’accident, Madame dit à sa fille : ‘Cette fois-ci, c’est grave.’ La dangerosité du chien était parfaitement connue. Son imprudence est caractérisée.» Précisant que Martine n’a versé que 200 € à sa cliente pour ses préjudices, l’avocate réclame une provision de 10.000 €. De son côté, le procureur voit bien une «agression», en évoquant une «infraction non-intentionnelle. Il y a un décalage entre le préjudice et la faute imputable à Madame. » Une faute dont le ministère public réclame la condamnation à une peine d’amende de 600 €. Une autre audiencesur intérêts civils devra décider du dédommagement.

La parole à la défense, enfin. L’avocat insiste sur le profil «extrêmement méritant» de sa cliente, ancienne aide-soignante et toujours mobilisée auprès de la réserve sanitaire. «Était-ce justifié de la renvoyer devant le tribunal de police ? J’ai l’impression qu’on s’est un peu fourvoyé. Il n’y avait pas de réglementation obligatoire avec ce dogue.» Aussi, en se référant aux conclusions du vétérinaire sollicité, la réaction du chien était « imprévisible», d’où la demande de relaxe.
Après près de deux heures d’audience, les deux femmes quittent la salle sans certitudes. La décision tombe quelques semaines plus tard. Pour sa laisse mal tenue, Martine est condamnée à payer une amende de 400 € et à verser une dédommagement provisionnel de 8.000 €.

Illustration Jue Jadis

« Ces gens ne comprennent rien du tout. »

Un autre dossier chargé en émotions attend la présidente. Une affaire de violence cette fois, entre deux autres femmes présentes à l’audience. Un matin de décembre 2020, Fatou se présente dans les locaux d’une association de l’agglomération caennaise pour obtenir un panier alimentaire. Le vendredi, la banque ferme ses portes à 11 h. Il est déjà l’heure, mais on la laisse passer. Seulement, elle veut rentrer avec son conjoint. Le protocole sanitaire de l’époque est pourtant simple, c’est une personne à la fois. S’ensuit une altercation physique avec Françoise, l’une des responsables de l’association. Selon Françoise, Fatou l’aurait violemment repoussée des deux mains, au niveau de la poitrine. Une scène confirmée par un bénévole. Elle entraîne dans sa chute au sol deux cartons de bouteilles en verre. Touchée au dos et aux jambes notamment, elle aura six jours d’ITT.

Face à la présidente, la prévenue livre sa version en mettant en cause l’autre. «C’est vraiment elle qui m’a agressée verbalement et physiquement. J’ai juste enlevé ses mains», jure cette femme de 42 ans, épais blouson bleu sur le dos, les ongles vernis de vert et jaune. La native du Niger gesticule beaucoup à la barre pour tenter de reconstituer la scène. Au cœur de celle-ci, elle assure avoir entendu à l’encontre de son compagnon et elle: «Ces gens ne comprennent rien du tout.»
Fatou raconte aussi que, depuis, elle n’a plus accès à ces colis alimentaires. «Je fais comme si ce n’était rien, mais ça me blesse.» La mise en cause ne contient plus ses émotions. Son avocate doit lui apporter un mouchoir et lui chuchoter : «Calmez-vous.» En pleurs, elle cherche toujours à convaincre la juge: «Je dis la vérité, je l’ai pas poussée, je n’ai pas poussé Madame.»

Illustration Jue Jadis

240 € pour survivre

«Vous pensez que ma cliente s’est jetée volontairement au sol pour vous porter préjudice ?», questionne l’avocate de la victime. Entre cette dernière et la prévenue, la tension monte d’un cran lorsque l’avocate l’entraîne sur ses ressources financières actuelles et sur son activité passée. «J’ai arrêté de travailler dans la rue, j’ai plus rien», rétorque en larmes Fatou, dont l’avocate est très agacée par la teneur des questions d’en face. La mère de deux enfants, en attente d’un titre de séjour, dit ne survivre qu’avec 240 € par mois et n’avoir droit à aucune prestation. Sur son casier judiciaire, quatre mentions. Dont une condamnation à trois ans de prison pour proxénétisme aggravé.

Alors que Françoise ne souhaite pas s’exprimer, son conseil enchaîne. Et l’avocate d’évoquer «un procès d’intention totalement déplacé. Ce n’est pas le sujet qu’on dise que ma cliente soit odieuse ou qu’on laisse entendre qu’elle est raciste. Certains la décrivent comme «parfois un peu brute», «rigoureuse». Dans une banque, on ne peut pas se permettre de nourrir tout le monde. Elle avait ce rôle un peu chiant de demander des justificatifs. Or, le dossier de Madame n’a jamais été rempli.»

Depuis ces événements, Françoise, «écœurée», a démissionné de l’association. «Plus la force mentale.» «C’est pourtant important pour elle de tout donner pour les autres», insiste son avocate, tandis que la retraitée craque à son tour sur son banc. Le procureur ne croit pas à l’idée d’une «chute simulée» car la victime a été sérieusement touchée à la colonne vertébrale. Le représentant du parquet souligne par ailleurs la différence de gabarit entre les deux femmes: la mise en cause est «beaucoup plus impressionnante» que la victime. Un rapport de force en faveur de cette dernière lui paraît «peu crédible».

Illustration Jue Jadis

« Ce n’est pas du théâtre. »

«On entend très souvent dans ce tribunal: ‘J’ai pas frappé, juste poussé.’ Mais ce sont bien des violences commises», poursuit le magistrat en penchant en faveur d’une peine de travail d’intérêt général (TIG) ou, a minima, un stage de citoyenneté. L’avocate en défense plaide, elle, la légitime défense. Selon elle, sa cliente, pour «se décharger de l’emprise» de l’autre, a eu un geste «dont la conséquence éventuelle ne lui appartient pas».

«Elle s’est présentée en raison d’un terrible sentiment d’injustice, poursuit l’avocate. Elle vous le dit avec beaucoup d’authenticité, ce n’est pas du théâtre. Elle a deux préoccupations dans la vie aujourd’hui : nourrir ses enfants et faire avec de très graves problèmes de santé. En venant chercher un colis pour ses enfants, elle n’avait pas intérêt à se montrer agressive.» Là encore pour la défense, une relaxe s’impose. Mi-mai, le résultat tombe. Pas de relaxe. Fatou écope finalement d’une amende de 100 €, en plus d’une indemnité provisionnelle 600 € en attendant l’audience au civil.

« Tu te rends compte que t’as fauté. »

Abdel? Il finit, enfin, par être convoqué à la barre… en début d’après-midi. Le dossier en diffamation a occupé le tribunal pendant toute la matinée, alors qu’une dizaine d’affaires doivent encore être jugées. Si bien que certains prévenus ont dû quitter les lieux en raison d’impératifs. Abdel est resté.
Son excès de vitesse dans le bocage? 175 km/h sur une portion de l’A84. Or, étant encore titulaire du permis probatoire, le conducteur ne pouvait pas aller au-delà de 110. Devant la juge, il dit avoir «appuyé un peu» pour déposer son ami passager en gare de Caen. Ami qui devait rejoindre en urgence son père à l’hôpital.

Illustration Jue Jadis

Après un début de défense maladroite («Quand je conduis, je regarde pas le compteur»), le jeune homme fait amende honorable avec ses mots: «Tu te rends compte que t’as fauté. Même en roulant à 180 ou 200, tu vas gagner quoi? Deux minutes ?» Comme l’a dit aux gendarmes: «Plus jamais ça. Cette histoire m’a servi de leçon.» Sans casier judiciaire, Abdel est footballeur passé par plusieurs équipes réserves de clubs professionnels de l’Ouest. «On n’est pas tous Cristiano Ronaldo», formule le joueur à la recherche d’une nouvelle formation pour faire face à ses «difficultés financières».

La procureure de la République, Gwenaëlle Coto, dit ne pas vouloir «fantasmer sur les salaires actuels des footballeurs » et requiert une amende de 400 €. Le juge s’arrêtera finalement à 300 €. À l’issue de l’audience, un proche du condamné quitte la salle en saluant chaleureusement les membres du tribunal et en lâchant bien haut, sans ironie : «Vive la justice !» Là-dessus, la procureure me glisse: «Vous avez noté ça?»

La semaine prochaine, Grand Format poursuit sa série sur la justice de la vie ordinaire, loin des grands procès médiatiques. Audience au tribunal correctionnel.

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