Février 2021

Bienheureux les reconvertis !

Romuald Poretti (texte) Virginie Meigné (photo)

Si vous faites vos courses sur les marchés d’Isigny-sur-mer, Carentan, Valognes ou Bayeux, vous ne manquerez pas ce stand arborant fièrement de magnifiques poulettes sur des tabliers rouges et noirs. Cocotte & Co, «des oeufs bios T’cheu nous» pouponnés par Clémence, psychologue et Mathieu, militant politique et enseignant, devenus ensemble éleveurs de poules.

©Virginie Meigné

Clémence a grandi dans une famille modeste, de culture ouvrière par sa mère et bourgeoise par son père. Sa mère est secrétaire dans une entreprise de transport et la vie professionnelle de son père, cadre consultant, est faite de bilans de compétences et de changements de vie. De son côté, Mathieu est issu d’un milieu ouvrier assez pauvre, sans environnement culturel ni intellectuel. Sa mère est sans emploi et son père a monté son entreprise dans le bâtiment, mais sa gestion hasardeuse et frauduleuse le pousse à la faillite, plongeant toute la famille dans une spirale infernale émaillée de violence intra familiale et de galères financières: «ça a bousillé toute notre enfance à mes sœurs et moi», raconte-t-il.

©Virginie Meigné

«J’ai toujours pensé que si on n’a rien à manger dans son assiette, l’écologie c’est loin»

Leur approche de la vie post bac est bien différente. Pour Clémence, ce sera l’université avec la farouche envie de devenir psychologue. Pour Mathieu, la «tradition familiale» veut qu’on ne fasse pas d’études alors «après le bac, à la porte!». Il décroche un boulot administratif dans un CCAS qu’il abandonne au bout de deux ans, épuisé d’être au contact permanent avec «celles et ceux qui subissent sa vie d’avant». Il croise Clémence qui réussit brillamment son parcours universitaire. Alors qu’elle décroche à l’issue de son master «le poste de ses rêves en pédopsychiatrie», Mathieu décide de faire des études, un BTS économie sociale et familiale, puis un master en droit-éco gestion.

©Virginie Meigné

Faire autrement

Peu enclin à la direction d’une équipe, et «trop conscient de l’aspect salariat et management dans le milieu du social et de la santé», Mathieu rejoint EELV, avec la tenace envie d’apporter de l’économie et du social dans l’écologie: «J’ai toujours pensé que si on n’a rien à manger dans son assiette, l’écologie c’est loin». Il s’implique localement puis au niveau national avant de rejoindre la création du parti Nouvelle Donne – aux côtés de Pierre Larrouturou et Stéphane Hessel – qu’il quitte, en affirmant: «plus jamais d’associations! ». Il devient prof d’économie. Profitant d’avoir régulièrement du temps grâce à son travail, il multiplie les stages en plomberie ou maraîchage. «Je voulais tout découvrir.»

En contact avec les patients qu’elle adore, Clémence s’éclate dans son boulot et son employeur la soutient dans ses projets de formations; puis elle commence à sentir les premiers signes de fatigue «face à des méthodes de management avec lesquelles je n’étais pas forcément en accord et les conséquences du manque de moyens des services sociaux». Elle, qui ne croit pas aux professionnels de la politique, sent qu’il y a une urgence à faire autrement, en tant que citoyenne.

©Virginie Meigné

À Osmanville, à côté d’Isigny-sur-Mer où ils vivent, Clémence et Mathieu sont témoins de la souffrance du monde agricole, mais aussi de la condition animale, de l’impact environnemental, du modèle conventionnel. Face à la complexité de tous ces enjeux, ils se mettent à rêver et imaginer des réponses à toutes ces questions. Ils doutent. Ils s’interrogent. Ils font le point.

La bataille sera rude, il faudra fournir la preuve qu’ils peuvent devenir paysans, eux qui ne viennent pas de la terre.

Ils s’aiment et ont la volonté à deux de faire bouger les lignes, ainsi qu’une bonne dose de confiance en la vie. Le récent achat de leur maison – une bâtisse du 18ème siècle dotée de deux hectares de terre – sert de révélateur. Après plus d’un mois à bosser activement et physiquement dans leur maison, Clémence demande à Mathieu: «Pourquoi ne pas se lancer dans un projet à 30 ans plutôt qu’à 40 ans ?» Il approuve.

©Virginie Meigné

«Nous souhaitions […] tout apprendre de zéro.»

Mathieu quitte son emploi qui l’oblige à parcourir tout le département et à dormir sur place loin de la maison. Il se fait embaucher à la coopérative laitière voisine. Un métier physique et rude, mais qui lui libère l’esprit pour se consacrer à l’élaboration du projet de la ferme pour Clémence. Il leur faut mettre toutes les chances de leur côté et se battre avec leurs armes: la rédaction de dossiers, la modélisation économique du projet.

La bataille sera rude, il faudra fournir la preuve qu’ils peuvent devenir paysans, eux qui ne viennent pas de la terre. Alors que le projet avance pour permettre à Clémence d’en prendre les rênes, Mathieu tombe malade et développe une allergie sévère à la poudre de lait. Il est contraint d’arrêter son travail. L’installation devient un projet pour eux deux. En janvier 2019, Clémence quitte son emploi. Après six mois de montage de dossiers en tout genre, de batailles rudes avec les institutions, de désillusions mais aussi de nombreux soutiens, ils posent la première pierre de leur poulailler. Nous sommes en mai 2019.

©Virginie Meigné

Leur conversion ne fait que commencer. Clémence et Mathieu ont cette passion commune: l’autodidactie. «Nous partagions tous les deux, pour différentes raisons, le désir de nous dépasser. Nous souhaitions tous les deux aller vers des domaines inconnus, tout apprendre de zéro.» Il leur faut en effet maintenant bâtir ce projet, c’est-à-dire rénover les bâtiments existants, et transformer. Ces heures de travail sont récompensées par l’accueil des personnes sur les marchés. «Le marché est un formidable pourvoyeur de lien social. C’est incroyable ce qu’un œuf peut amener comme réflexion et permettre le dialogue», expliquent-ils aujourd’hui.

15h de travail par jour

Même si leur exploitation est encore modeste, que le chemin est long et parsemé de défis, ils savent ainsi qu’ils peuvent compter sur leurs clients, sensibles au bien-être des «cocottes». « Nous ne savons pas si nous réussirons, nous ne savons pas si nous arriverons à franchir toutes les épreuves auxquelles nous devrons faire face, nous avons peur bien sûr, mais nous ne sommes pas seuls»

©Virginie Meigné

«Faut le vouloir de bosser autant, il y a une version idéalisée du retour à la terre, mais si nous n’étions pas deux, ce serait impossible en alternatif »

Actuellement, Clémence et Mathieu travaillent 15h par jour et malgré la crise que nous traversons, ils ont atteint leurs objectifs financiers. Leurs statistiques, consciencieusement conservées et répertoriées, sur leur méthode d’élevage, les taux de ponte ou de mortalité sont bien meilleures que la moyenne, indiquent-ils, «même en bio». Ils pensent au développement de la ferme, « réfléchir aux semences utilisées pour les céréales de nos cocottes, limiter notre impact en termes d’énergie fossile et avancer toujours plus dans notre rapport aux animaux».

©Virginie Meigné

Les nouveaux paysans ont quand même hâte de pouvoir lever le pied «avoir une vie à 100 à l’heure et plus à 300…faut le vouloir de bosser autant, il y a une version idéalisée du retour à la terre mais si nous n’étions pas deux, ce serait impossible en alternatif ». Ils ont une vision de l’avenir qui divergent parfois: avoir tout remboursé et une maison finie pour Mathieu, du temps pour aller se balader et profiter un peu pour Clémence. L’aventure continue.

Romuald Poretti

Romuald n’est pas journaliste. Il aime mettre en lumière la vie des autres. C’était les films et leurs auteurs quand il travaillaient dans le cinéma. Ce sont ces personnes qui vivent et travaillent en Normandie aujourd’hui. « Aller à la rencontre de » est l’expression qui lui convient le mieux : un rencontreur qui raconte pour Grand-Format.

Photo : Mathieu Girard

Virginie Meigné

Virginie Meigné capte le mouvement artistique et restitue l’ambiance live avec son regard propre. Elle parvient à transmettre l’éventail de couleurs qui baigne l’image. Sa collaboration avec plusieurs compagnies de danse et de théâtre lui a permis de diversifier ses approches. Dans ses reportages sociétaux, elle se place à même hauteur que le sujet. Jamais une image « prise d’en haut ».

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