Le théâtre de Coutances a accueilli dix jeunes musiciennes jazz du 18 au 20 décembre pour un stage original, dénommé Wizz: un espace de travail tant sur l’art que la carrière, offrant échanges et rencontres exclusivement féminines, pour s’armer dans un univers encore très machiste. Echos d’un moment d’harmonie rare.
« Whaooouh » fait Anne Paceo, batteuse, en montant sur scène, dansant et battant la mesure. Elle rejoint Airelle Besson, trompettiste, tout sourire également. Les princes charmants des contes ont montré leurs limites, mais les deux compositrices, figures du jazz français, font figure de bonnes fées, ici, auprès de dix jeunes musiciennes réunies pour trois jours de formation et de mentorat au théâtre de Coutances (Manche).
« Dès le début ça drive, indique Lou Rivaille, l’une des deux chanteuses, d’ailleurs tu nous drives très bien Véra. » A la batterie, Véra Campos-Krasutskaya, 18 ans et benjamine de la bande, reste imperturbable sous le compliment. Réel, puisque de fait, sa rythmique mène la danse. « Il faut que tu les sécurises, ajoute Anne Paceo, reste basique. Après tu feras la fête. En tout cas c’est génial ce que tu fais. »
Les dix jeunes femmes reprennent comme indiqué, appliquées, engagées, paisibles. Durant trois jours, elles vont travailler le matin les morceaux composés par chacune d’elle et adapté pour l’ensemble, et l’après-midi, apprendre à gérer leur carrière auprès de professionnelles de la communication, de la programmation, de la diffusion – puisque ça, ce n’est pas enseigné dans les conservatoires. Les soirées sont réservées aux rencontres avec les artistes confirmées, auprès desquelles elles peuvent trouver conseils et exemples de courage.
Armer de confiance les femmes qui se lancent
Cette session originale, exclusivement féminine, dénommée Wizz, pour « Women in jazz », vise à armer de confiance les femmes qui se lancent. Car « toutes les musiciennes que je connais dans cette esthétique sont des guerrières, remarque Anne Paceo, à l’origine du projet. Moi-même j’ai eu l’impression d’être en lutte tout le temps. Même si des gens m’ont aidée à grandir, des femmes justement, et ici, Jazz sous les pommiers », ajoute-t-elle avec un grand sourire vers Airelle Besson puis l’équipe du festival de Coutances, qui l’a accueillie en résidence entre 2017 et 2020.
Alejandra Borzyk donnant un tempo à Lucie Jahier (avec Véra Campos-Krasutskaya et Jasmine Lee au fond et Lucille Moussali de dos)
Anne Paceo a eu l’idée de ce « women camp » après un contact sur Instagram d’une consœur de 20 ans : « Elle m’a raconté ce qu’elle endurait, côté misogynie. Les choses bougent mais peu dans le jazz. Alors je me suis demandé comment j’avais fait, et ce dont j’aurais eu besoin quand j’avais 20-25 ans. Au conservatoire, nous étions trois filles sur 90 au département jazz ! Et il m’a fallu deux Victoires pour qu’on en parle…»
Sollicitée, l’équipe de Jazz sous les pommiers dit oui aussitôt. Une double évidence pour une structure soucieuse de l’égalité, et comme pôle de référence jazz tenu d’accompagner les artistes dans leur carrière. La Scène des Gémeaux à Sceaux (92) acquiesce aussi, et recevra l’ensemble à son tour en juin, trois jours.
En attendant de jouer en public lors du Sceaux jazz festival, les dix femmes planchent à Coutances en cette mi-décembre. C’est au tour du morceau d’Alejandra Borzyk : « Toi tu fais du joli cucul, et toi un son sale », demande-t-elle avec son accent bruxellois. La flûtiste opine du chef, tandis que la harpiste cherche la texture sonore demandée sur son synthé : « Je vais mettre du gras dans mes basses. ». La saxophoniste reprend : « J’aimerais bien que sur le « H » tout le monde rentre avec du « noise », un truc vraiment collectif, et tout le monde ressort une par une. » La répétition reprend, avance, peine. Airelle et Anne échangent des regards : le morceau est ambitieux , et même « super difficile », conviennent-elles, mais ça vient. Elles distillent leurs conseils comme autant de propositions, les instrumentistes écoutent volontiers et tentent aussitôt le « petit truc aussi qui peut être chouette ».
« Ça sonne ? » ,demande après Alejandra, inquiète. « Carrément », rit Anne.
Une dernière reprise du morceau en entier… et le petit silence qui suit dit la fierté générale. Les unes d’avoir maîtrisé la difficulté, et les deux mentors, d’avoir misé juste dans leur recrutement.
Face à la réalité sexiste du milieu du jazz
Ces dix jeunes femmes ont entre 18 et 32 ans, un talent confirmé et une carrière naissante. Elles ont été sélectionnées parmi une cinquantaine de jeunes musiciennes de jazz, « qui nous ont d’ailleurs toutes bluffées par leurs lettres de motivation », souligne Tiphaine Moreau, chargée du développement jazz du théâtre de Coutances.
Elles ont postulé pour partager « cette expérience unique de jouer et échanger entre femmes, presque de science-fiction » s’amuse l’une d’elles. Toutes ont hélas l’expérience de la réalité sexiste du milieu du jazz. A la pause, les témoignages se bousculent : « Avec des mecs c’est très vite sexualisé », « quand les techniciens offrent des bières il n’y en a pas pour moi », « un technicien a essayé pendant une heure de m’apprendre le fonctionnement de mon propre synthé alors que c’était lui qui n’avait pas ouvert un bouton »… sans parler des « blagues sales » lassantes ou les mots crus d’un professeur demandant à une élève de se masturber avec son instrument (!).
Camille Heim, Véra Campos-Krasutskaya et Jasmine Lee écoutent une indication de jeu.
Le soir, les rencontres et les sets avec des aînées de renom, comme Naïssam Jalal ou Rhoda Scott, confirment la communauté de destin des artistes femmes : « On ne vit pas le monde de la même manière », résume Anne Paceo avec regret.
Alors qu’elles sont assises autour de l’Américaine Rhoda Scott, icône avec ses quasi 75 ans de carrière à l’orgue, ce mardi 19 décembre, l’écran de timidité tombe d’un coup, quand elle explique qu’elle avait vite «compris des choses», en commençant à jouer dans les clubs: «Ne pas être familière avec les musiciens car ils croient alors que…Mais quand j’avais 19 ans il n’y avait pas metoo c’était normal d’être… elle hésite, secoue la tête, harassed, harcelée quoi.»
Complicité triste, complicité joyeuse aussi, alors qu’elle résume ce qui a le plus compté dans sa vie: «Quand Count Basie m’a dit de venir dans son club à New York… Et il y a dix ans quand j’ai commencé à jouer avec ces femmes qui me bougent le cul et m’ont beaucoup appris», conclut-elle avec un grand rire, en regardant Airelle Besson puis Anne Paceo, qui ont partagé son «Lady All stars».
La soirée s’est close sur un set d’artistes radieuses, les dix cadettes improvisant volontiers sur un puis deux puis trois morceaux, couvées du regard par une Rhoda Scott au sourire de conquérante, attentive à chacune. Sourires unanimement ravis. Ravissement du moment, du plaisir de jouer, d’écouter, de se sentir au diapason, à l’unisson aussi. Complicité totale hors âges et parcours, saxo et trombone espiègles, insolents presque, la harpiste qui se colle aux accords du blues sans hésitation, la guitare qui dessine son chemin à sa guise… Et la batterie et la contrebasse qui ne désemparent pas, tout à côté de Rhoda. Les autres peuvent s’emballer dans leurs solos, elles sont là.
« Jouez autant que possible, vous êtes formidables », a conclu Rhoda Scott en quittant son orgue, voix et regard vibrants.
Isabelle Bordes (texte et photo)
Photo de une : Autour de Rhoda Scott, de gauche à droite, Emma Feldhandler-Mugnaini, Véra Campos-Krasutskaya et Monika Kabasale, Anne Paceo et Airelle Besson (assises), qui co-dirigent la partie artistique de Wizz, Lou Rivaille, Lucie Jahier, Alejandra Borzyk, Camille Heim, Jessica Simon, Lucille Moussalli et Jasmine Lee.