« Il n’y a que shiva qui a 8 bras ! » « Petite enfance = grande compétence » « Taux de remplissage = surmenage » « Qu’est-ce qu’on est serrés au fond de cette crèche, chantent les bébés »… Voilà quelques-uns des slogans qui accompagnaient la manifestation et la grève des personnels de crèche, vendredi 6 octobre, à Caen. Des professionnels en colère contre la détérioration constante, depuis des années, de leurs conditions de travail, et la récente décision gouvernementale de pouvoir embaucher des personnes sans qualification.
[A l’occasion de la sortie d’un rapport de l’Igas, aujourd’hui, qui alerte sur les risques de maltraitance institutionnelle dans les crèches, nous republions cet article paru une première fois en octobre 2022.]
« On n’a pas le droit à l’erreur, c’est de l’humain. »
Jocelyne, éducatrice de jeunes enfants à Hérouville
« On est là pour défendre les bébés. Car dans nos crèches, on tasse, on tasse, on tasse ! Les conditions d’accueil se sont dégradées. Les pourcentages d’encadrements sont remis en question. On peut accueillir plus d’enfants que ce que l’on nous permettait avant : 20 % en plus ! C’est depuis que les crèches doivent être rentables. Moi, j’ai un peu de chance, je suis dans le public, donc il y a une réserve… Mais dans les crèches privées, à but lucratif, il faut faire de l’argent ! Sur le dos des tout petits.
Nous, adultes, nos conditions de vie se dégradent. Mais ce qui m’inquiète, c’est l’accueil des petits. Ils sont forcément mal accueillis, parce qu’on a beau essayé d’y croire, faire du mieux qu’on peut, on va les laisser pleurer parce qu’on a que deux bras.
C’est lamentable pour un pays comme le nôtre. C’est la France de demain ! On ne veut pas de bébés à la consigne. On ne veut pas les mettre dans un lit et puis tant pis, tu auras juste à manger, et on te change…
Aujourd’hui, nous avons besoin de plus de moyens humains, plus de places, donc limiter le nombre d’enfants à accueillir. Et puis exiger des qualifications du personnel. Un coiffeur ne peut pas s’installer s’il n’a pas le CAP. Mais par contre il peut s’occuper de bébé sans qualification. C’est la cerise sur le gâteau, il n’y a plus besoin de qualification. N’importe qui se présente en disant, « j’aime les bébés », peut travailler.
Les crèches n’arrivent pas à recruter parce que les salaires sont des salaires de misère. Si j’étais à temps plein, je gagnerai 2400 euros nets, après plus de 31 ans de carrière. Et on n’a pas le droit à l’erreur, c’est de l’humain. On plante un ordinateur, c’est embêtant, mais avec un bébé… Aujourd’hui, on est dans la rentabilité. Il faut être rentable. Et il n’y a plus cet accueil chaleureux. On devrait pouvoir accompagner les parents, qui sont parfois en difficultés, par exemple ici à Hérouville Saint-Clair. C’est normal, quand on est jeunes parents, on est perdus. Mais on n’a pas le temps !
Il y a pas mal d’années, on a parlé de douces violences. C’est laisser un bébé qui pleure plus longtemps que ça ne devrait, c’est un peu élever la voix… Moi je sais que c’est ma terreur. Parce que je ne suis qu’une humaine. Et je me dis : pourvu qu’un jour je ne franchisse pas ma ligne rouge. Dans certaines crèches, les bébés n’ont pas ce à quoi ils auraient le droit : des câlins, des propositions d’éveil, du temps, parce qu’on est mangées par le quotidien. On est parfois dans la douce violence ! »
« On bâtit les hommes de demain, il faut faire attention à ce que l’on fait »
Delphine, directrice d’une crèche publique
« Ce n’est pas un métier qu’on invente ! S’occuper d’enfants, il faut avoir des bases. Voir des gens non qualifiés, cela me fait peur. On accueille régulièrement des stagiaires. On voit bien qu’il faut les former, les sensibiliser aux besoins des enfants, à la qualité de la prise en charge des enfants.
On bâtit les hommes de demain, il faut faire attention à ce que l’on fait. Parce qu’on ne fait pas n’importe quoi avec des tout petits, surtout à l’heure des neurosciences. On sait très bien que tout ce qu’on peut faire avec l’enfant a une importance fondamentale sur la suite. L’éducation, la prise en charge de nos enfants, c’est la base.
Les enfants ont besoin d’espaces. 5 mètres carrés par enfant, cela me paraît aberrant ! Avant, on était entre 10 et 12, parce que les enfants, ça court, ça bouge. Et puis le taux d’encadrement, il faut être très vigilant : une personne seule face à 8 enfants, même si ce sont des enfants qui marchent, c’est trop peu. Il suffit qu’il y ait un enfant qui a des besoins un peu spécifiques, cela ne va plus.
Nous, à la crèche départementale, une crèche publique, on a des moyens. On est privilégiées. Ce n’est pas le cas ailleurs.
Il faudrait former davantage de personnes, avec des vraies formations. Et donner des moyens matériels : il ne faut pas aller à la baisse. L’enfance est une priorité. Il y a les 1000 jours que l’État a mis en place. Il y a plein de belles choses qui sortent de ça. Encore faudrait-il pouvoir les mettre en place…
C’est un métier formidable. Il ne faut pas l’abîmer ! »
« On va être moins dans la bienveillance. C’est sûr. »
Emilie, auxiliaire de puériculture dans une crèche privée
« En 20 ans, j’ai vu les conditions d’accueil des enfants se dégrader. On nous demande d’accueillir plus d’enfants qu’avant. On manque de temps pour s’occuper bien des enfants. Les autorités ont fermé des places de formation de notre métier. La conséquence, c’est qu’aujourd’hui, pour recruter, c’est très compliqué. Nous, on a mis 9 mois à trouver une éducatrice de jeunes enfants. Les éducatrices sont hyper importantes sur le terrain. Ce sont nos référentes.
Avec l’inflation, nos salaires n’augmentent plus. Il y a un petit raz le bol général.
Quelles sont les conséquences sur notre travail ? Je ne vais pas dire que je me retrouve dans une situation de maltraitance envers les enfants, car c’est à nous de nous rendre compte que ce n’est plus possible. Mais par contre, on va être moins dans la bienveillance. C’est sûr. On aimerait toujours faire plus. Cela amène à des situations où les professionnels quittent la profession de dépit. »
Propos recueillis par Simon Gouin