Le Calvados a été l’un des sept départements retenus pour expérimenter la cour criminelle départementale, dès septembre 2019. Cette juridiction, composée de cinq magistrats professionnels, sans jurés, se substitue à la cour d’assise pour juger des crimes passibles de 15 et 20 ans de réclusion, essentiellement des viols.
À compter du 1er janvier, comme le prévoit la loi, chaque département va se doter d’une cour criminelle. Destinée à désengorger les cours d’assises et à limiter les correctionnalisations des affaires de viols, cette nouvelle juridiction est pourtant contestée. Retour d’expérience dans le Calvados, avec Jeanne Chéenne, présidente de la cour d’assise et de la cour criminelle du Calvados.
Que retenir de ces trois années d’expérimentation ?
Je suis satisfaite de la manière dont les choses se sont mises en place, notamment avec le barreau (les avocats), qui était pourtant réticent au départ. Ils demeurent très vigilants pour l’avenir. Je pense que les parties civiles et les accusés ont eu le temps de s’exprimer lors des procès, que le principe du contradictoire a été respecté, que les juges professionnels ont pris le temps de délibérer en ayant connaissance des éléments nécessaires et suffisants.
Avec cette réforme, le gouvernement cherche à raccourcir les délais pour juger un accusé (quatre années en moyenne en cour d’assises). Cet objectif a-t-il été atteint ?
Oui, dans un premier temps, mais ce constat commence à atteindre ses limites dans la mesure où la grande majorité des dossiers qui relevaient auparavant de la cour d’assises arrivent désormais à la cour criminelle. Et les dossiers commencent là-aussi à s’accumuler.
L’objectif est aussi d’éviter de « correctionnaliser », c’est-à-dire de requalifier des viols (qui sont des crimes) en agressions sexuelles (délits). Dans ce cas, l’affaire est traitée devant un tribunal correctionnel, plus rapidement, mais avec des peines encourues moins lourdes.
Il est concrètement difficile de savoir si cet objectif est atteint. Cependant, j’ai constaté à quelques reprises que certaines affaires seraient vraisemblablement passées devant le tribunal correctionnel. Je pense notamment à une affaire où une jeune femme a été violée par un inconnu dans sa tente pendant un festival. S’agissant d’une pénétration digitale unique, il est vraisemblable qu’en l’absence de cour criminelle, cette affaire ne serait pas venue devant une cour d’assises, mais devant un tribunal correctionnel. Aujourd’hui, c’est une affaire qui est traitée par la cour criminelle.
Enfin, cette réforme doit également permettre de réaliser des économies. Avez-vous mesuré cela?
Oui, les chiffres varient selon les lieux et les pratiques mais les études réalisées établissent que le coût financier d’une journée de cour criminelle est deux fois voire trois fois moindre que celui d’une cour d’assises au regard des indemnités diverses dues aux jurés et au plus grand nombre de témoins aux assises.
La cour criminelle en chiffres
42 affaires jugées à la cour criminelle du Calvados depuis sa création, dont 41 affaires de viol (viol, viol sur conjoint, viol incestueux sur mineur, viol sur personne vulnérable) et une affaire de bébé secoué.
39 déclarés coupables, 3 acquittements.
10 appels de la décision. Sur les 10, un acquittement a été prononcé et 9 confirmations de culpabilité, avec des peines plus sévères.
Certains regrettent la disparition du jury populaire et craignent que cela éloigne encore davantage les citoyens de la justice. Qu’en pensez-vous ?
En ce qui me concerne, je peux dire que durant cette expérimentation, il ne m’apparaît pas que l’absence de jurés ait préjudicié à la justice qui a été rendue. La cour d’assise reste compétente pour tous les appels des verdicts de cours criminelles et pour juger en premier ressort les crimes punis de 30 ans de réclusion (le meurtre) ou de la réclusion criminelle à perpétuité (l’assassinat, c’est-à-dire le meurtre avec préméditation). L’institution du jury populaire semble faire l’objet d’un attachement très fort encore actuellement et sa disparition dans un avenir proche me semble difficilement concevable.
Quant à savoir si l’absence de jury populaire va éloigner davantage les citoyens de la justice, cela m’interroge. Faire participer des citoyens aux procès criminels est-il le seul moyen de rapprocher la justice du justiciable ? En réalité, la justice de tous les jours n’est pas celle-là. C’est celle des litiges familiaux, des divorces, des contentieux bancaires, des malfaçons dans les constructions, des prud’hommes… et aussi les affaires pénales jugées par les tribunaux de police et les tribunaux correctionnels, qui jugent des affaires où les peines encourues sont moins sévères, mais où les enjeux pour les personnes concernées sont très importants. Les tribunaux sont ouverts aux citoyens et beaucoup d’audiences sont publiques. La plupart des bancs sont cependant vides. Il faut encourager les citoyens à aller suivre des audiences, pas seulement aux assises et en cour criminelle, mais aussi devant les tribunaux correctionnels.
La cour criminelle permet aussi d’organiser des procès dans des délais plus ramassés, notamment lorsque les accusés reconnaissent les faits. N’est ce pas un risque là encore, d’une justice au rabais ?
On va plus vite, car on a moins de pédagogie à faire, puisqu’on est entre professionnels, on a réduit quelque peu le nombre de témoins et d’experts, pour autant, on n’a pas sacrifié à la qualité. Néanmoins, je refuserai par principe d’aller encore plus vite ou plus loin dans le temps passé en audience.
Le temps qui doit être consacré à un procès criminel ne pourra pas être continuellement réduit, sous peine effectivement de jeter le doute et le discrédit sur la qualité du travail des juges. Ainsi, à Caen, s’il est régulier qu’un procès se tienne en une journée seulement, soit entre 9 heures et au plus tard 21 heures, cette durée m’apparaît comme incompressible au regard de le peine encourue et du respect dû aux personnes concernées. Je rappelle qu’il s’agit dans la grande majorité des cas de crimes commis au sein de familles, avec toutes les conséquences et les traumatismes qu’ils entraînent.
Dans un contexte de manque de personnel de justice, la création d’une nouvelle juridiction ne risque-t-elle pas d’affecter les autres et au final l’institution toute entière ?
Cette question est une réelle source d’inquiétude, qui était présente dès la mise en place de l’expérimentation et a conduit les organisations syndicales de magistrats et d’avocats à tirer la sonnette d’alarme. Il faut rappeler que cette réforme s’est faite à moyens constants, c’est-à-dire sans créations de poste, alors qu’il faut quatre assesseurs en cour criminelle contre deux en cour d’assises. Lors de l’expérimentation, des magistrats honoraires (en retraite) et à titre temporaire (venant d’autres professions et exerçant par vacations) se sont rendus disponibles pour siéger en qualité d’assesseurs, tout comme quelques conseillers de la cour d’appel. La question qui va continuer à se poser, c’est celle des moyens humains puisque la cour criminelle est « consommatrice » de juges. Les magistrats qui m’entourent quand ils siègent à la Cour criminelle ne sont pas dans leurs cabinets de juges des enfants, de juges d’instructions, de juges aux affaires familiales. Il faut créer des postes !
Propos recueillis par Marylène Carre. Illustrations Jue Jadis.