Rendre visibles les oubliées de l’histoire

Publié le 25 août 2022

Depuis presque un an, le collectif des droits des femmes 61 fait un travail de recherche pour proposer des noms de femmes de l’histoire, parfois oubliées, et orner les rues et bâtiments d’Alençon. Aujourd’hui la mairie a repris leur initiative en lançant une consultation. Mais le collectif dénonce une stratégie de contournement et la non-prise en compte de leur travail de la part des élu.es.

Elles veulent rendre visibles des invisibles de l’espace public et sont elles-mêmes rendues invisibles. A Alençon, le collectif des droits des femmes 61 – réunissant dès les années 80 des femmes issues d’organisations syndicales et politiques puis réactivé après le mouvement MeToo de 2017 – s’est emparé en juin 2021 du sujet de la féminisation des noms de rue. Un sujet qui émerge depuis quelques années, principalement dans des grandes villes comme Paris, Nantes, Rouen ou Caen. Et dans la capitale ornaise de 26000 habitant.es, le constat est le même: seules 3 % des 416 rues, places, avenues et impasses portent le nom d’une femme, contre 49% pour les hommes. «On s’est dit que sur la question de l’égalité déjà, c’était scandaleux!», raconte Christine, retraitée et membre du collectif depuis ses débuts. C’est elle qui a rapporté ces chiffres signifiant en sillonnant les rues de la ville.

«C’est parti du parc Simone Veil, inauguré en juin 2021 à Alençon. C’était formidable! Sauf que sur la plaque, il y avait le fait qu’elle avait été ministre, eurodéputée ou encore présidente du Parlement européen. Il n’y avait pas ce qui la rend la plus célèbre: elle a porté le projet de loi sur la décriminalisation de l’IVG et ça a changé la vie de millions de femmes!», explique Marie, enseignante trentenaire, qui a rejoint le collectif il y a trois ans. Le sujet des femmes dans l’espace public s’est alors imposé.

«L’histoire qu’on nous a enseigné c’est celle faite par des historiens misogynes»

Inspirées par le projet urbain « Caen à Elles », la vingtaine de membres du collectif non-mixte, âgées de 17 à 70 ans, lance alors une balade féministe dans Alençon pour imaginer un autre espace public. Symboliquement, six rues ont été renommées avec les noms de Joséphine de Baker, Virginie Despentes ou encore Gisèle Halimi. « On avait chacune choisi une femme qui nous tenait à cœur et on s’est rendu compte que ça faisait écho parmi les personnes présentes, se souvient Marie, C’était un sujet dont personne ne s’était emparé ». Trois mois plus tard, lors des journées du patrimoine en septembre 2021, rebaptisées « journées du matrimoine », près de dix rues ont connu la même transformation, en prenant à chaque fois le temps d’expliquer qui étaient ces femmes et pourquoi elles avaient été oubliées.

A ce sujet, Marie et Christine sont devenues de véritables expertes grâce à des lectures et travaux d’historien.nes contemporain.es. « On s’est aperçu que dans l’histoire, il y avait des femmes qui avaient été importantes et invisibilisées au cours des siècles. Certaines, dans les sciences, avaient fait des découvertes importantes, associées à des hommes, et étaient sorties des radars ! Les hommes s’étaient approprié la découverte », s’indigne Christine. « C’est ce qu’on appelle l’effet Matilda! », renchérit Marie, « l’Histoire qu’on nous a enseignée c’est celle faite par des historiens misogynes en réalité et qui ne sont pas allés chercher les femmes alors qu’elles existaient. »

«Il faut que chacune ait des modèles»

Concrètement, le collectif souhaite que tous les nouveaux noms de rue rendent désormais hommage à des femmes. Que des équipements sans noms tels que la piscine municipale mettent en lumière des femmes comme Alice Milliat, nageuse du début du XXème siècle, co-fondatrice de la Fédération des sociétés féminines sportives de France. Et puis que des plaques existantes puissent être doublées. «Il y a la rue du collège où on pourrait accoler le nom de Pauline Roland, militant du XIXème siècle pour l’éducation des filles.», soutient Christine.

Pour les défenseuses du projet, le symbole de la féminisation des noms de rue est important pour se structurer, en tant que jeune femme. «Il faut que chacune ait des modèles. Il y a, en France, un quart des métiers qui sont mixtes», rappelle avec urgence, Marie. Que chacune puisse se dire que «c’est possible». Possible de devenir autrice, scientifique, historienne. «Et puis voir des femmes dans l’espace public, ça te donne une légitimité à y être, à l’occuper, à y traîner le soir, à y faire des manifs», poursuit la jeune militante qui voit aussi dans le projet une manière d’informer et sensibiliser les habitant.es.

«On se retrouve contournées comme si on était de dangereuses hystériques»

Décidées à obtenir un changement, le collectif a rencontré la mairie. Selon Christine, «ce n’était pas l’enthousiasme. On a été obligées de démonter des arguments, budgétaires notamment, de dire que notre objectif n’était pas déboulonner les hommes. On a pensé qu’un travail de partenariat pouvait s’installer entre nous». En lieu et place de ce partenariat, une grande consultation des alençonnais et alençonnaises a été lancée en mars pour faire appel «à l’intelligence collective», selon les mots de Patricia Roussé, déléguée aux luttes contre l’exclusion, les discriminations et droits des femmes. Jusqu’au 2 mai, 800 personnes ont proposé en ligne douze noms de femmes. Une liste de 250 noms a été retenue et envoyée aux six «conseils de démocratie locale» et à un «conseil des Sages», chargés d’établir chacun une liste de vingt noms remise aux adjoints. Ces derniers décideront à l’automne de la liste définitive des 20 femmes retenues.

Pour la conseillère municipale déléguée, le collectif des droits des femmes 61 ne possède pas «le monopole du féminisme». Elle estime que le collectif a une façon plus «hard» de revendiquer les choses. «Ce que la collectivité va faire sera officialisé. On va à notre vitesse et on fait ce qu’on peut par rapport aux ressources qu’on a. Dans toute méthode, tout est perfectible et on fera un bilan pour voir si on peut améliorer.»

Un fossé s’est bel et bien creusé entre les militantes et les élu.es, pour le plus grand regret des premières. Aujourd’hui, les membres du collectif sont consultées par ces «conseils de démocratie locale», non pas en tant qu’expertes ni féministes, mais en tant que simples citoyennes. Elles sont déçues et ne comprennent pas le refus de coopération des élu.es. «On a l’impression d’être perçues comme radicales, alors qu’on est venues avec des mesures modérées, pas couteuses et pas compliquées à mettre en place. On se retrouve contournées comme si on était de dangereuses hystériques», s’indigne Marie, avant de marteler: «Mais, on continue, on n’a pas dit notre dernier mot!»

Lucille Derolez

1 – Les 48% restant comprennent des noms de rue ne portant ni des noms d’hommes ni des noms de femmes. Par exemple la place du collège.

2 – En 1993, Margaret W. Rossiter, historienne des sciences, dénomme le phénomène de minimisation des réalisations des femmes qu’elle étudie, Effet Matilda, en référence à Matilda Joslyn Gage, militante des droits des femmes américaine du XIXe siècle. Celle-ci avait remarqué que des hommes s’attribuaient les pensées intellectuelles des femmes.

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