L’odeur âcre des pneus brûlés prend à la gorge et les fumigènes claquent sous le vent sec de la fin novembre. Vendredi 26 novembre, quelques dizaines de pêcheurs normands se sont retrouvés à Ouistreham (Calvados) dans le cadre d’une triple manifestation, ayant également eu lieu à Saint-Malo (Île-et-Vilaine) et à Calais (Pas-de-Calais) ce même jour. À l’origine du mécontentement des marins, le retard de la part du Royaume-Uni pour délivrer les licences aux navires français leur autorisant de pêcher dans la zone dite des 6-12 milles nautiques au large des côtes britanniques et des îles anglo-normandes. Si le fameux sésame peut être obtenu par les pêcheurs s’ils parviennent à démontrer qu’ils exerçaient dans la zone réclamée entre 2012 et 2016, beaucoup de petites unités de pêche ne possédaient à l’époque pas de système de géolocalisation, précieuse preuve de leur emprise d’activités. Les équipages ayant remplacé leur ancien navire par une unité plus récente depuis 2016 sont, eux-aussi, confrontés à la même situation.
C’est le cas notamment des sept membres d’équipage du Patron Jean Tabourel, ou PJT, un bateau de près de 25 mètres qui a fait ses premières mers fin 2018 pour remplacer un navire de 33 ans. Pour Jean-Baptiste Houchard, patron-armateur du chalutier, “entre 30 et 40% du temps d’occupation et du chiffre d’affaires sont réalisés dans la zone des 6-12 milles« . Une part non-négligeable dans les revenus de l’équipage, aujourd’hui “contraint de modifier ses habitudes de travail, acquises depuis des décennies”, déplore le marin.
“Une question de vie ou de mort”
Si la taille du PJT permet de se diversifier et de se rendre également en haute-mer en suivant les espèces intéressantes de poissons “dans un rayon d’action assez large”, l’affaire décrite est en réalité “bien plus préjudiciable pour les petites unités, comme par exemple ceux de la baie de Granville, de Saint-Malo, de Carteret, mais aussi ceux des Hauts-de-France. Ces bateaux, qui mesurent entre 10 et 12 mètres, n’ont pas d’autre solution que d’exercer leur métier dans les zones revendiquées”, explique Jean-Baptiste Houchard. “Pour eux, c’est une question de vie ou de mort”.
Pour revendiquer un accès rapide à ces territoires de pêche, mais également pour réclamer davantage d’impartialité de la part du Royaume-Uni concernant les contraintes réglementaires qu’ils imposent aux navires européens, les marins normands ont donc bloqué le départ du Ferry pour Portsmouth, resté arrimé au quai de Ouistreham. Sous le regard curieux des passagers bloqués, six chalutiers, dont le PJT, se sont en effet accolés au flanc du transbordeur. Plus loin, sur la rive, les feux de palettes continuent de signaler la présence des manifestants, qui sont parvenus à freiner l’embarquement d’une file croissante de véhicules. “C’est malheureux et dommage que nous, riverains de la Manche, soyons contraints à organiser ce genre de manifestation”, constate le patron-armateur du PJT devant la fumée noire qui s’élève au-dessus de la baie de Ouistreham.
Comme prévu, la situation s’est décantée aux alentours de 16h. Le blocage aura duré deux heures, encadré par les forces de l’ordre et clôturé par l’arrivée des pompiers, qui se sont empressés d’éteindre les quelques flammes qui régnaient encore sur place. Le feu qui trône dans le cœur des pêcheurs est, lui, encore vif et à l’affût des prochaines évolutions de la situation. “Maintenant, on va rester à l’écoute des médias et voir comment l’Union Européenne va nous sortir de ce mauvais pas”, conclut Jean-Baptiste Houchard.
Pierre-Yves Lerayer