« Les milieux populaires ne se reconnaissent pas dans la chasse-business »

Publié le 31 janvier 2022

Charles Stépanoffest directeur d’études àl’Ecole des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale duCollège de France. Pour son nouveau livre,L’animal et la mort (édition La Découverte), l’anthropologue a suivi des chasseurs pendant plusieurs années entre la Beauce, les Yvelines et le Perche.

Vous faites la différence entre la chasse rurale, traditionnelle, et la chasse bourgeoise, presque industrielle. À partir de quand émerge ce phénomène de bourgeoisie dans la chasse ?

Sous l’Ancien régime, le droit de chasse est attaché à la seigneurie, il est réservé à la noblesse. À la Révolution ce droit devient un attribut de la propriété privée, ce qui permet à de nombreux propriétaires et bourgeois de devenir chasseurs. En revanche, ouvriers et fermiers demeurent dans l’illégalité: ils sont qualifiés de «braconniers». La culture de la chasse bourgeoise s’est construite au XIXesiècle en grande partie contre le braconnage paysan autour d’une conception exclusive de la propriété défendue par des garde-chasse et par des clôtures. Elle généralise les opérations de repeuplement sur la base d’une production privée des animaux dans des élevages. La tradition de la chasse noble (chasse à courre) et celle de la chasse paysanne sont au contraire fondées sur l’idée de droits d’usage ouverts et de libre circulation des animaux.

Comment vous avez mené vos observations avec des chasseurs du Perche ?

J’ai commencé l’enquête de terrain et les entretiens en février2018. J’ai participé à de nombreuses battues, comptages, chasses à courre, chasses en plaine, piégeage en Eure-et-Loir, en Perche, Beauce, Thimerais, en forêts de Senonches et Dreux et également dans les Yvelines en forêt de Rambouillet. J’ai également accompagné et interrogé les militants anti-vénerie dans les Yvelines et dans d’autres régions de France.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris à leurs côtés ?

J’avais l’idée de départ largement partagée que la chasse en France est un loisir sportif, à la différence des peuples autochtones qui chassent pour survivre. Je me suis rendu compte que cette vision est historiquement construite par les élites bourgeoises et qu’elle est éloignée des conceptions paysannes qui valorisent la production de viande. Chez nous, des chasseurs et leurs familles se nourrissent de gibier une bonne partie de l’année. A l’inverse, les peuples autochtones des régions tropicales ne chassent pas pour survivre mais souvent pour le plaisir de la traque et pour organiser des fêtes. La réalité est donc plus nuancée que ne le veulent les stéréotypes.

Dans le Perche, vous rencontrez des chasseurs qui vous disent: «je suis anti-chasse». Quels sont les problèmes, les tensions?

Il y a de fortes tensions entre ces différentes cultures de la chasse. Les agriculteurs amateurs de petit gibier considèrent que les propriétaires forestiers font des élevages de sangliers qui dévastent leurs cultures. Réciproquement, les chasseurs urbains affirment parfois que les ruraux sont des «viandards» parce qu’ils chassent pour rapporter de la viande à la maison.

Faut-il s’inquiéter selon vous de l’expansion des forêts privées et dédiées à la chasse ?

Les forêts privées représentent 85% des surfaces forestières en Eure-et-Loir, et 69% dans l’Orne. C’est le résultat d’une histoire séculaire associant usage de la forêt pour la chasse et la production de bois d’œuvre dans les grands massifs, mais aussi production de bois de chauffage dans le petit bosquet paysan. Cette diversité d’usages a un rôle majeur dans la variété des paysages percherons et le maintien de la biodiversité. Ce qui suscite localement des polémiques, c’est une conception toujours plus fermée de la propriété qui interdit les droits d’usage anciens (ramassage de bois sec gisant) et conduit à enclore les forêts, avec pour effet une appropriation du gibier et une réduction des échanges génétiques. En Sologne, l’engrillagement est aujourd’hui un phénomène massif qui est devenu un véritable problème écologique et politique.

Un million de chasseurs en moins depuis quarante ans.

Vous dites que la plupart des chasseurs ont rangé le fusil en un siècle. Quelles sont les principales raisons ?

Plus précisément, le nombre de permis de chasser a augmenté depuis la création du permis en 1844 pour culminer en 1978 à 2,2millions. Depuis, il y a un million de chasseurs en moins. Les raisons sont l’effondrement du petit gibier qui fait que le sens même de la chasse a disparu pour beaucoup de gens et un désaccord avec les transformations de la pratique.

Les institutions de la chasse comme les Fédérations ont-elles accéléré le déclin de la pratique ?

Au milieu du XXesiècle, les institutions avaient pour but de faire entrer dans la légalité la chasse paysanne «braconnière», par exemple en accordant le droit de chasse aux fermiers et pas seulement aux propriétaires. Dans cette période, parmi les différentes cultures de la chasse, c’est la culture bourgeoise qui s’est imposée dans la loi avec l’idéal du gibier-capital et une politique gestionnaire. Les milieux populaires se reconnaissent difficilement dans ces méthodes et critiquent une «chasse-business».»

Perdre des chasseurs ruraux, est-ce perdre le lien avec la petite faune des forêts ?

En anthropologie, nous étudions les «savoirs écologiques traditionnels» et leurs modes de transmission dans les communautés locales, en Amazonie ou en Australie. Dans le monde rural français, beaucoup de ces savoirs sont perdus du fait de la coupure entre les modes de vie et les territoires. La campagne est devenue un simple décor pour beaucoup de ses habitants. La chasse familiale est un des rares moments où des connaissances intimes des lieux et de leurs habitants non humains sont transmises des anciens aux jeunes générations.

Vous observez que la chasse rurale fait partie d’un ensemble de modes de vie autosuffisantes. Le chasseur passerait-il donc plus de temps au jardin qu’avec un fusil ?

Oui, c’est aussi une découverte intéressante. À la différence de la chasse hors-sol pratiquée par les urbains, la chasse qu’on peut appeler «terrestre» s’insère dans un ensemble de pratiques vivrières comme la production du bois de feu, la production du cidre et du calva, le potager, l’élevage familial de volaille et d’ovins. Ces personnes valorisent l’autonomie vivrière et l’échange de nourriture à travers des réseaux de voisinage et d’entraide. La chasse terrestre ne peut être comprise en dehors de ces réseaux de subsistance.

Vous notez que l’Homme n’a jamais eu autant conscience de l’animal et de son bien-être. Pourtant, de manière collective, on tue dans le monde 3,2 millions d’animaux chaque jour en ayant délégué la mort à des industries. Comment expliquer ce contraste incroyable ?

C’est le résultat d’une mutation séculaire depuis la Renaissance: nous avons caché le fait que la viande est la chair des animaux. Le camouflage de l’abattage des animaux s’est accompagné de son industrialisation. Ceci nous a permis de développer une sensibilité bienveillante et intolérante à la vue du sang, tout en mangeant quatre fois plus de viande qu’en 1800. En montrant la violence, la chasse enraye ce camouflage et c’est pourquoi elle cause le scandale.

Vous écrivez que la tendance à venir est sans doute dans la création de nouveaux rapports au vivant et à la terre. Pouvez-vous détailler un peu votre pensée?

Je ne crois pas qu’il y ait une seule tendance: il y a certes une tendance lourde vers l’éloignement entre les hommes et les animaux qui passe par le camouflage de l’élevage ou l’interdiction des animaux de cirque et leur remplacement par des hologrammes. Mais il y a aussi des résistances locales: des gens qui se mettent au labour avec les chevaux, des éleveurs qui veulent organiser l’abattage à la ferme, des étudiants qui vont faire du maraîchage. Ces résistances passent par la volonté de reprendre en main les conditions de leur survie en retissant des liens de travail et de subsistance avec les animaux et les plantes.

Propos recueillis par Vincent Guerrier

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