Alors que les services publics disparaissent ou perdent leurs moyens d’action partout en France, les bibliothèques municipales continuent d’accueillir tout le monde gratuitement. Les lecteurs, les étudiants, les vieux et les jeunes, mais aussi les sans-abri, ceux qui ont froid, ou ceux qui n’ont rien d’autre que ce qu’ils vont trouver là. Extrait d’un article publié dans le journal Fakir en mai 2024.
«J’ai plus d’ordinateur chez moi, plus de tablette, même plus de smartphone. J’ai tout vendu. En fait, ben… j’ai même plus de chez moi, en ce moment…»Purée! Je ne me serais pas douté une seconde qu’il était à la rue, René. Avec sa petite doudoune d’été style Les Républicains, sa montre dorée et ses Ray‑ban autour du cou, il avait plutôt l’allure d’un retraité aisé… Je l’avais repéré, déjà: dans le grand hall de la bibliothèque municipale de Caen, il fait partie de ceux qui, chaque matin, se ruent sur le kiosque à journaux dès l’ouverture.«Je viens tous les matins pour lire la presse et me connecter à internet. Ça me permet de rester au courant de ce qui se passe autour de moi. Et puis j’organise des sorties avec des gens sur un site de rencontres amicales. Je publie des événements, et je réponds aux messages. Ça fait plus de dix ans que je suis inscrit, alors j’ai des responsabilités, vous savez!»
D’ailleurs, René prend un air sérieux, occupé, pour enchaîner les coups de téléphone dans le hall. C’est quand je lui ai demandé pourquoi il ne faisait pas tout ça depuis chez lui que les apparences ont volé en éclat.«Vous avez vu mon portable?». Il me montre un vieux modèle, uniquement bon pour les appels et les messages – le même que celui du rédac’ chef, à peu près.«Avant, j’avais un iPhone! Et même un Mac! Avec toutes mes photos, mes dossiers et mes emails! Mais j’ai connu… Enfin, j’ai eu ce qu’on appelle un accident de la vie. C’était y a deux mois, j’ai dû quitter mon domicile. Là, je vis dans une sorte d’auberge de jeunesse qui commence à me coûter bonbon. Du coup, je dors dans ma voiture de temps en temps. Alors ça fait du bien, de pouvoir trouver refuge ici, vous comprenez? En même temps, je l’ai un peu payée de ma poche, cette médiathèque. Je suis Caennais, je paie mes impôts. C’est un peu chez moi, ici…»
Un petit miracle
Il a raison, dans le fond. Et tout ça, le hall, ces murs, ces rayons, ces gens, tout ça s’éclaire différemment, d’un coup, en l’écoutant. C’est même un petit miracle, quand on y songe: un peu partout en France, les bibliothèques publiques accueillent tout le monde gratuitement, les lecteurs, les étudiants, les vieux et les jeunes, mais aussi les sans‑abri, ceux qui ont froid, ou ceux qui n’ont rien d’autre que ce qu’ils vont trouver là, en plus des gens comme moi, de passage pour une courte recherche. Je m’arrête, du coup, jette un coup d’oeil circulaire. Il est 10 heures pile, et déjà les retraités tournent autour du kiosque à journaux, les étudiants et télétravailleurs cherchent un coin tranquille pour bûcher, les sans‑abris traînent entre la machine à café et les fauteuils. Mon regard s’arrête sur l’entrée, alors que plusieurs personnes comme René, mais à l’apparence nettement moins soignée, poussent la porte en verre, devant l’agent de sécurité. Est‑ce qu’il ne va pas les virer, je crains, sur le coup? Non: il reconnaît la plupart des têtes, salue les habitués, même. Et à ma grande surprise, je le vois glisser discrètement une barre de chocolat dans la main d’un clodo. La bienveillance ne serait pas morte, donc. À sa pause clope, je vais lui parler, du coup.
Il est costaud, entre deux âges, l’air sévère. Mais dès que je lui pose une question, son regard s’adoucit, plein d’humanité.
« Le matin, le premier repaire pour les migrants et les SDF, c’est ici, il plaide, en tirant sur sa cigarette. Quand il fait beau comme aujourd’hui, on les voit pas trop, mais quand il fait froid ou qu’il pleut, ils sont plein.
— Et vous les accueillez même si c’est pas forcément le but d’une médiathèque ? Enfin, c’est bien, je veux dire…
— Oui, les employés sont sympas avec eux : ils les aident s’ils ont besoin d’un truc, ils les dirigent vers le centre social ou les associations. Ils sont humains, quoi, tout simplement…
— Et les autres personnes ?
— Il y a pas mal de gens qui viennent tous les jours pour travailler ou étudier. Y a un monsieur, depuis trois mois, il est là tous les jours, de l’ouverture à la fermeture ! Les papis aussi, ils se pointent dès l’ouverture pour lire le journal. Des fois, ils se battent même pour l’avoir ! Bon, je dois reprendre, je vous laisse. »
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Camille Vandendriessche