Le journal Fakir s’est rendu à Quittebeuf, 670 habitants, dans l’Eure. Là-bas, le maire a accompli un miracle : recréer de la vie, du lien en rouvrant commerces et cabinets médicaux.
Enfin, au bout des champs et de la départementale 39, le panneau : « Quittebeuf. »
670 habitants, hiver comme été.
Le nom, paraît-il, vient du fait que le bled était une voie de passage des bestiaux, entre Paris et la Normandie.
Je me gare sur ce qui semble être la place de la mairie. Jolie, d’ailleurs, la mairie.
Sur le trottoir, une boulangerie, une épicerie, un petit bar, une pizzeria, « désormais ouverte le lundi », dit l’affiche sur la porte d’entrée. Ça commence bien.
Benoît Hennart, le maire, donc, est en rendez-vous, avec un gendarme, je le vois dans l’entrebâillement de la porte. Quelques minutes à flâner avant qu’il ne m’accueille dans la salle de réunion, avec son sourire, son petit cheveu sur la langue et sa grosse moustache sous le nez, et son franc-parler, comme s’il vous tapait sur l’épaule à chaque phrase.
« Je suis arrivé ici par hasard, en 1986 : je suis originaire de Mandeville, à quelques kilomètres au nord. J’avais trouvé à Quittebeuf une maison délabrée : ça me convenait bien, tu penses, je suis menuisier de métier. Je suis un vrai fou des travaux. Alors, j’ai tout rénové. Mais bon, ça fait vingt ans, et c’est encore en travaux. On ira boire un verre tout à l’heure, tu verras la maison.
— Mais comment tu passes de rénover ta maison à rénover le village ?
— Ben, mes gamins sont nés, ils sont allés à l’école, j’ai commencé à aller à la kermesse donner un coup de main, à fabriquer des jeux pour la cour de l’école. Puis je suis passé au comité des fêtes, à donner un coup de main pour les travaux de la salle. En 2001, du coup, le maire me propose d’entrer au conseil municipal. Assez vite, j’ai vu autour de la table des trucs qui ne me plaisaient pas trop. Alors, j’ai monté ma propre équipe, qui a été élue, largement, en 2008. Si on m’avait dit quelques années avant qu’un jour je serais maire, jamais j’y aurais cru. »
C’est un chemin classique, finalement, de ces gens qui s’impliquent dans la vie de leur village. Mais l’histoire va vite prendre une autre tournure, pour Benoît… « à peine élu, la boucherie ferme. Le boucher avait plus de sous. J’ai vite compris qu’il fallait sauver les commerces, c’était essentiel. Sauf qu’un commerçant, quand il s’en va, tu le perds : on va pas l’attacher en lui disant « tu restes ici » ! Et encore, on est bien situés, tu vois, au centre de l’Eure. D’ailleurs, un kiné était venu me voir, il voulait s’installer là. Moi, j’en voulais un, de kiné dans le village. Mais on me disait « T’es un rêveur ! » Alors je répondais « Faut toujours rêver ! » »
2011 : c’est la boulangerie puis le bar, qui ferment. Une place libre, du coup ? Benoît rappelle le kiné, attrape ses outils, réalise tous les plans, attaque la pierre. Et quelques mois plus tard, le kiné peut s’installer. Le cercle vertueux se met en marche. « Pour faire savoir qu’il est là, on organise une journée portes ouvertes. Trois de ses anciennes collègues, des infirmières, viennent le voir ce jour-là. à la fin de la journée, elles me disent : « Dites, si on avait un local, ça nous dirait bien, à nous aussi, de nous installer ici… » On avait un truc qui appartenait à la mairie, mais vraiment un bout de tôle. » Travaux à nouveau, et le cabinet d’infirmières ouvre en mai 2012. Même chanson, ou presque, pour la boulangerie, dont les locaux sont restés vides.
« Un agent immobilier vient visiter les lieux, un soir. On était dans la rue, devant la façade. « Ça paye pas de mine, quand même », il me dit. Il avait raison… On allait rentrer boire l’apéro, et là, une voiture passe devant nous, pile brusquement quelques mètres plus loin. Le gars descend, il vient lire le panneau sur la façade. « Elle est à vendre cette boulangerie ? » à cinq minutes près, on ratait le gars, et peut-être que la boulangerie ne rouvrait jamais ! »
Mais ce n’est pas que de la chance, du « à cinq minutes près », l’histoire de Quittebeuf.
Ce serait trop simple.
« Les travaux de la boulangerie n’avançaient pas. Rien que pour la vitrine, on avait fait les devis, il y en avait pour 80 000 euros.
Le nouveau propriétaire, il n’avait ni les sous, ni le temps de s’y mettre. Alors, je lui ai dit : « Je veux vraiment que cette boutique rouvre, moi. Je suis du métier, alors je vous fais une partie des travaux bénévolement. » Avec des copains du village, on s’y est mis, on a tombé les murs, et tout. En janvier 2013, on rouvrait un dépôt de pain, et puis ensuite est arrivée une dame pour faire le pain elle-même, sur place. Du coup, je lui ai refait le labo, et un logement de fonction, aussi.
— Oui mais, attends, tu y mets du temps, de l’énergie, et donc de l’argent…
— Pour moi c’est facile, en fait, j’ai fait tous les métiers du bâtiment. Mon premier métier, c’était menuisier d’agencement, alors je sais faire. Bon, c’est sûr qu’aujourd’hui, je le paye un peu sur ma santé… »
Ça tombe bien : un médecin que Benoît avait contacté s’installe à Quittebeuf, quitte à transformer l’annexe du bar, « un hangar qui tenait sur deux piquets », en cabinet médical. D’emblée, son agenda est plein.
Après, au tour du bar. La licence IV de l’établissement est sur le point d’expirer. « Alors, au conseil municipal, on rachète nous-mêmes la licence. Mais c’était pas tout : fallait passer un permis d’exploitation. Donc j’y vais, je passe trois jours de stage à Paris. Et en revenant, j’organise un repas Licence IV dans le village. Je me retrouve avec 170 clients derrière le bar !
— Ah carrément…
— Du coup, ma fille me conseille de mettre une annonce sur LebonCoin, comme quoi on cherche un tenancier de bar. J’y croyais pas mais deux heures après, j’avais déjà plein de demandes ! Le problème, c’est qu’on n’avait pas encore de local. Le bar, je le voyais bien à droite de la boulangerie. Alors, j’ai appelé le propriétaire, tu sais, le gars qui s’était arrêté en voiture. Et là il me propose de me vendre les murs pour y faire tous les travaux que je voulais. Il a fallu que je réfléchisse… Et puis j’ai dit OK. Je me suis endetté sur vingt ans.
— Hein ? Mais de combien ?
— 200 000 euros ! Ah c’est sûr que dans vingt ans, je serai pas frais, mais bon. J’ai commencé à faire les travaux avec mes enfants, mes neveux, des habitants… Le bar a ouvert avec un jeune couple, ils ont fait épicerie et restauration. Et après, j’ai attaqué les travaux pour la boucherie, qui a rouvert en 2019. »
la suite de cet article est à retrouver dans le dernier Fakir sorti en kiosque ou sur la boutique en ligne.
Dessin : Galien