La revanche du fils

Publié le 23 mai 2025

Romancier né en Kabylie (Algérie) en 1979, Xavier Le Clerc, de son vrai nom Hamid Aït-Taleb, a grandi à Hérouville-Saint-Clair, dans une famille de neuf enfants. Son père est arrivé en Normandie pour travailler à l’usine SMN dans les années 1960. Depuis 2004, il vit entre Paris, Londres et Milan où il travaille dans le luxe. Il écrit des romans sur son histoire, celle de sa famille et l’histoire de l’immigration en Algérie.
Pendant 20 ans, il n’était pas revenu en Normandie, avant la sortie de son livre Un homme sans titre sur son père, en 2023. Il est de retour en mai 2025 à Caen au Salon du livre Epoque avec un nouveau livre, Le pain des Français. Dans le cadre du projet Entre et les autres*, des élèves de seconde du lycée Allende à Hérouville-Saint-Clair, l’ont interrogé sur son parcours.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

On me qualifiait d’élève brillant pourtant j’ai décroché à 16 ans, après une seconde au collège-lycée expérimental d’Hérouville, après que ma mère ait eu un accident de voiture. J’ai dû m’occuper de mes frères et sœurs. Dans une famille pauvre, le moindre drame devient encore plus compliqué. J’ai passé mon bac en candidat libre.

À Paris, malgré mon diplôme de la Sorbonne, la société de me reconnaissait pas. À 24 ans, je suis parti à Londres pour essayer de m’en sortir. Je suis parti sans connaître personne, sans argent. Ça a été très dur.

Pourquoi avoir changé de nom ?

Je n’ai pas changé de nom, mais j’ai traduit mon nom. Aït-Taleb signifie littéralement le clerc. Xavier pour X : naissance sous X, la croix de l’analphabète. Après avoir fait de longues études, je me suis rendu compte que les portes restaient fermées pour moi. Dans les années 1980, avoir un nom maghrébin, c’était subir les discriminations. On a passé notre temps à être refoulé des boites de nuit, puis des boites tout court.

Quand j’ai changé de nom, le monde a basculé, ce qui prouve bien malheureusement que j’avais raison. Le nom de mon père n’était pas compatible avec un emploi qualifié. Xavier le Clerc a permis à Hamid Aït-Taleb d’exister.

J’ai travaillé pour de grands groupes de luxe, ce qui est assez ironique quand on connait le passé ouvrier de mon père. Après, j’ai recruté des femmes, des noirs, des profils discriminés. Mon changement de nom est aussi un changement de non : maintenant, c’est moi qui ai le pouvoir de dire non. J’ai repris le contrôle sur ma propre vie. Loin d’être un reniement des origines, c’est une résistance. Aujourd’hui je suis apaisé, mais je n’oublie pas d’où je viens et comment je me suis battu pour améliorer votre condition.

J’ai repris le contrôle sur ma propre vie. Loin d’être un reniement des origines, c’est une résistance.

©Emmanuel Blivet

Quels souvenirs gardez-vous d’Hérouville ?

J’ai connu Hérouville comme une ville nouvelle, sortie des champs, avec plus de 55 nationalités. C’était une ville multiculturelle. C’est encore le cas. On n’avait pas de tramway, une bibliothèque plus vieille que l’hôtel de ville. Mais j’ai toujours trouvé que c’était une ville de culture. Quand vous vivez avec des parents analphabètes, qu’il n’y a pas de livres à la maison, avoir accès à la culture est énorme. Hérouville offre beaucoup d’opportunités pour apprendre et monter des projets. Il faut oser. À 15 ans, j’ai pu partir au Niger en voyage humanitaire : je n’avais pas de réseau, j’ai poussé la porte de Carrefour pour collecter des dons. Il ne faut pas attendre que les opportunités tombent du ciel, il faut créer son propre ciel.

Est-ce que vous vous sentiez différents des autres quand vous aviez notre âge ?

On est tous différents les uns des autres, la diversité est une chance. Mais c’est vrai qu’à votre âge, je l’ai ressenti de manière très vive. Je me suis senti étranger à ma propre famille. Quand on a 15 ou 16 ans, on veut ressembler aux autres. C’est peut-être encore plus vrai aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Ce n’est pas facile de se départir de cette injonction à être comme tout le monde. Il faut avoir le courage de sa différence pour pouvoir accéder à autre chose.

Le sociologue Pierre Bourdieu parle de déterminisme social, quand les cartes sont jouées dès la naissance. Pour briser cette trajectoire déterminée, il faut beaucoup de courage. J’ai franchi le miroir. Sortir de ma classe m’a causé beaucoup de souffrances. 

Comment avez-vous vécu votre homosexualité dans votre jeunesse et aujourd’hui ?

Quand on a une sexualité supposée différente, le problème vient du jugement des autres et de leurs attaques. Il y a 30 ans, ce sujet était tabou. Aujourd’hui, l’homophobie est toujours présente. Je ne fais pas de différence entre l’homophobie, le racisme, la misogynie, toutes ces expressions de la haine. On est toujours l’étranger d’un autre, la minorité d’une autre. 

L’identité est quelque chose de très complexe, mais qui doit nous nourrir. C’est avant tout être soi-même. Vous êtes à l’âge où, chaque jour, on se découvre un peu plus soi-même.

La littérature un ascenseur qui permet de défoncer toutes les portes, de transcender sa condition et de se dépasser.

Que cherchez-vous quand vous écrivez des livres qui parlent de votre histoire ou de celle de votre famille ?

Quand j’écris, je cherche à établir un lien avec le passé. Dans Un homme sans titre, je cherche à ce que la vie de mon père compte, soit racontée, estimée. Il n’avait pas d’autre titre que ces titres de transports. Pas de diplôme, pas de titre de noblesse, même pas de titre de séjour. On écrit pour réparer une injustice sociale. La littérature est un antidote au ressentiment. Elle est un ascenseur qui permet de défoncer toutes les portes, de transcender sa condition et de se dépasser.

La culture peut transformer une vie

On n’écrit pas de n’importe où. Je rêve d’écrire, à la manière de Zola, les Rougon-Maquard de la France et de l’Algérie. Une grande fresque de l’histoire coloniale de la France en Algérie, qui commence avec Cent Vingt Francs, un livre sur l’histoire de mon grand-père, tirailleur kabyle mort pour la France en 1917.

Des livres que vous avez écrits, lequel préférez-vous ? 

Un homme sans titre car c’est un livre que j’ai écrit en 2020, à la mort de mon père. Cela a été un exercice très douloureux de revenir sur notre passé. Albert Camus a décrit les misères de la Kabylie dans les années 1930 : c’était la jeunesse de mon père. Il a mangé des racines pour que nous, ses enfants, puissions nous enraciner sur une nouvelle terre qu’est la France. Les hommes comme mon père étaient formatés pour raser les murs.


Entre moi et les autres est un projet éducatif porté par l’association quartiers jeunes, dans le cadre du projet Socrate, mêlant plusieurs approches (philosophique, journalistique et scénique) pour aborder la question de la connaissance de soi et des autres. Entre janvier et mai 2025, les élèves d’une classe de seconde du lycée Allende ont cheminé à travers un parcours d’ateliers et réfléchi ensemble à leur identité et leur place au sein des groupes auxquels ils sont liés (famille, groupes de pairs, genre, société…).

Dans le cadre du salon Epoque, Xavier le Clerc participe à la table-ronde « Nos racines » le samedi 24 mai à 17h au Conservatoire (petit auditorium) et à la rencontre croisée « Mémoires de Kabylie » le dimanche 25 mai à 10h (Centre chorégraphique de Caen, Halle noire).