Depuis quelques années, la Ferme Sans Nom s’est installée à Bréel, dans le bocage ornais. Juliette et Sylvain militent ensemble pour une agriculture et des semences respectueuses de son environnement.
L’histoire commence il y a dix ans. À cette période, Sylvain parcourt les lignes du rapport du club de Rome (1). Le choc. Il prend conscience de la crise écologique et décide de quitter la ville et d’abandonner sa carrière de musicien pour se reconvertir professionnellement. Afin d’être en adéquation avec ses valeurs écologiques, il devient ouvrier agricole dans différentes fermes.
En parallèle, Juliette, également musicienne et réalisatrice à Bruxelles, décide de se lancer dans un nouveau projet. En 2017, elle revient dans la région de son enfance et achète une maison à Bréel, dans l’Orne, afin de la retaper et d’en faire une résidence artistique. Séduite par le tissu social du village, qu’elle décrit comme étant intergénérationnel et en lien avec ses valeurs, elle décide d’y poser définitivement ses valises en 2019.
Cette même année, les amoureux se rencontrent. Un an plus tard, Sylvain s’installe avec Juliette. Nait alors La Ferme Sans Nom, ferme dédiée à la production de semences. Un pari qui peut sembler risqué, d’autant plus que ni Sylvain, ni Juliette, ne possèdent une capacité agricole. Une absence de diplôme qui les empêche ainsi de toucher les subventions proposées par l’État.
Respecter son territoire
Cette idée de ferme prend sa source dans l’ensemble du mode de vie du couple. Si les convictions écologiques de Sylvain étaient déjà confirmées, Juliette s’est elle aussi penchée sur la question. «Quand je vivais en ville, je ressentais un mal-être face à notre mode de consommation. Et en arrivant à Bréel, j’ai tout de suite aimé très fort ce territoire. Et quand on aime un territoire, on a envie de le protéger», confie-t-elle.
Le couple s’applique alors à produire une agriculture vivrière. « On produit toute notre alimentation», explique Sylvain. Champignons, œufs d’oies, légumes et bois pour se chauffer, toute leur production est destinée à leur consommation. Et c’est dans le cadre de cette pratique autosuffisante que le couple a décidé de vendre le surplus. « Ce qu’on aimerait vraiment, c’est s’inscrire dans une économie paysanne (voir plus loin). Mais pour le moment, ce n’est pas possible. Alors, on est rentré dans le système », confie Sylvain. Rentrer dans le système, pour Sylvain, c’est notamment appliquer des tarifs jugés trop bas pour le travail demander et vendre, alors qu’il préférait avoir recours au troc.
Sur leur hectare de terrain, 2 000 mètres carrés sont cultivés pour la semencerie de trente variétés potagères. Leur production répond à un cahier des charges en accord avec leurs convictions écologiques. Tout est bien évidemment bio, mais le couple va plus loin.
Les légumes sont tout d’abord soumis à deux sélections. Une au visuel: les légumes laids sont réservés à leur consommation et les beaux sont «mis en garde». Autrement dit, ils sont placés dans une cave l’hiver pour éviter d’être mangé par les campagnols. Au printemps, le couple fait ensuite une sélection au goût: ils testent un petit bout du légume puis ceux qui sont jugés bons sont replantés pour un deuxième cycle. «Nous sommes les seuls de la région à faire le tri au goût car ça demande énormément de temps», insiste Sylvain.
Autre spécificité de la ferme: leur sol n’est pas labouré. «Entre 40 et 70 % de la biodiversité de la terre se situe dans les 30 premiers centimètres du sol. Alors le labour ça bousille complétement l’habitant et le garde-manger des animaux. Labourer c’est effondrer des populations et à la longue, c’est les perdre», explique le couple. À la place du labourage, Juliette et Sylvain couvrent leur sol de compost, ce qui leur permet de le protéger de la lumière et de nourrir les plantes. Et pour ce qui est de la structure du sol, le couple n’utilise aucun outil. Il se repose sur le travail des habitants du sol – les lombrics – qui offre un «sol très aéré et fertile».
Ainsi, la ferme s’appuie sur une mouvance développée par le maraicher normand François Mulet: le sol vivant. «On sait qu’il est possible de produire sans jamais toucher au sol», explique Sylvain. Plus qu’écoresponsable, cette méthode permet également au couple de proposer des semences adaptées au climat, à la durée des saisons et au sol de la région.
Enfin, la structure se démarque par sa consommation énergétique. Là-bas, tout est fait à la main. Les deux semenciers n’utilisent que des outils manuels, à l’exception d’un ventilateur pour le vannage. Par cette pratique, le couple souhaite repenser sa dépendance énergétique. «On ne veut pas que notre métier s’arrête le jour où il y a un problème énergétique», confirme Juliette.
Le revers de la médaille
Mais tout cela à un prix. «On est tarés et on est en train de s’en rendre compte», s’amuse Sylvain. Le mode de production déployé par le couple est, en effet, très chronophage et précarisant. «On est à quatre-vingts heures par semaine chacun et on est en dessous du seuil de pauvreté. Si on survit, c’est parce qu’on produit notre alimentation. Demain tu nous mets en ville, avec nos revenus actuels, on finit sur le bord du périph’ dans une tente», appuie-t-il. Si le couple souhaite toucher l’équivalent d’un SMIC, il devrait vendre leurs sachets de graine 15 € pièce, contre 3,20 € aujourd’hui.
Et leur statut de producteur indépendant ne leur facilite pas la tâche. En effet, le couple refuse de travailler avec les enseignes de semencerie. «Dans ces enseignes, les graines de différents producteurs sont mélangées. On perd donc l’origine géographique du produit et notre sélection au goût n’aurait plus aucun sens», explique Juliette. Les magasins bios sont donc leur principale porte d’entrée pour la vente. Mais là encore, tout n’est pas si simple. Si les produits bios et locaux dominent leurs rayons, la moitié des Biocoops de la région refusent de travailler avec la Ferme Sans Nom, jugée par certains magasins comme trop petite.
Pour Sylvain, c’est aux consommateurs de faire changer les pratiques : « Ce sont eux qui ont le pouvoir. Si les personnes qu’on rencontre sur les marchés se rendent dans leur Biocoop pour demander nos produits, le magasin accepterait de travailler avec nous ».
Pour une économie paysanne
À long terme, le couple espère voir se développer une véritable économie paysanne. «Alors ça ne veut pas dire que tout le monde doit devenir paysan. La paysannerie c’est vivre dans un écosystème local. Il peut y avoir des dentistes paysans par exemple. Ça voudrait juste dire qu’on n’aurait plus à faire deux heures de route pour un rendez-vous», explique Sylvain. Cette économie s’appuierait également sur le troc et sur l’abandon des énergies fossiles.
Plus qu’un idéal, cette paysannerie est, selon le couple, inévitable. «Si on n’arrête pas les énergies fossiles immédiatement, on se suicide collectivement. Il faut se détacher de l’industrie dont le système est mortifère» appuie-t-il.
Repenser notre mode de vie à l’échelle locale serait alors la réponse aux enjeux climatiques actuels. Le couple pointe également du doigt la production déportée. «Si tu ne vis pas à coté, tu ne peux pas mesurer l’impact de la production sur la biodiversité. En ville, on ne voit pas ces écosystèmes dégradés. Les champs sont au bord des autoroutes, là où ne personne ne vit», explique Juliette.
Plus largement, c’est tout un mode de consommation qui serait à repenser. «Aujourd’hui, les ménages consacrent en moyenne 16 % de leurs revenus à l’alimentation. Il y a un siècle et demi, c’était 60 %. Pourquoicette baisse ? Parce que les gens préfèrent acheter une nouvelle voiture ou partir en vacances. Mais en réalité, le vrai luxe, ce n’est pas ça. C’est le bien-vivre. C’est être des humains qui ne bousillent pas leur écosystème», conclut Sylvain.
Lucie Feuillolay
- Publié en 1972, le Rapport du Club de Rome alerte sur les limites et impacts sur le système planétaire de la croissance démographique et industrielle.