Deux comédiennes de la compagnie Dodeka, à Coutances, construisent un spectacle-conférence, Corpus féminin, à partir de témoignages d’habitant.es. Elles échangent et les questionnent depuis plus d’un an sur leur rapport à leur corps. Un sujet difficile à aborder parfois mais qui délie les langues et fait tomber les préjugés.
« Si vous êtes une femme qui se pose des questions sur son corps ; si vous êtes une femme qui n’a qu’un sein, deux seins ou pas de seins du tout ; si vous avez quelque chose à dire à votre ex-conjoint.e, si vous avez transitionné (processus de changement de genre, ndlr), si vous y avez pensé,… » La liste est longue. Suffisamment pour que chacun.e puisse se reconnaître sur ces phrases inscrites sur un flyer et venir livrer aux deux artistes, leur histoire.
Depuis un an, Camille Quantin et Isabelle Regnault, membres de la compagnie Dodeka à Coutances, dans la Manche, collaborent, écrivent et construisent ensemble leur nouvelle création Corpus féminin. Imaginé il y a trois ans, ce spectacle-conférence s’inscrit dans la continuité d’un précédent spectacle intitulé Simone (en veille).
En 2014, Camille et Isabelle reçoivent une commande du festival Chauffer dans la Noirceur à Montmartin-sur-Mer. Elles montent une pièce retraçant l’histoire du combat pour la loi IVG de 1975. Simone (en veille) voit sa première représentation en 2015, Camille et Isabelle partent en tournée dans toute la Manche. Elles vont alors voir en Simone la possibilité de faire naître Corpus féminin, un tout autre projet. « Nous avions mené des interviews dans le cadre de Simone (en veille) et il y avait une question qui était : « Qu’est ce qui selon toi est bien et/ou pas bien dans le fait d’être une femme ? ». Beaucoup de gens ont répondu des choses sur le physique et ont eu parfois des idées reçues. Une personne a affirmé par exemple que les femmes ont une plus petite vessie. En faisant des recherches, on a vu que ce n’était pas du tout vrai ! De là est née l’idée de comment on pourrait déconstruire les mythes sur le corps des femmes », raconte Camille.
Cette fois-ci, en 2019, Camille et Isabelle veulent partir des témoignages et échanges pour construire leur nouveau spectacle. Mais la pandémie les a contraintes à s’organiser différemment. « L’écriture est passée avant les prises de témoignages. On a donc construit le spectacle en utilisant des sources personnelles : des livres, des podcasts, etc. »
« On voit bien qu’il y a des difficultés à grandir, à s’accepter »
Au fur et à mesure des entretiens, elles ont confronté cette première trame dramaturgique aux vécus, multiples, des habitant.es. Camille explique les expériences sensiblement différentes durant les interviews où elles ont rencontré une couturière, des esthéticiennes, une professeure de danse : « Il y a des gens qui viennent avec des choses moins précises et puis des fois on va parler d’un seul sujet. Par exemple, une personne va parler de son diagnostic d’endométriose. »
Pour avoir un panel assez large, Camille et Isabelle sont aussi allées vers les habitant.es du département. En mai 2022, au collège de Tourlaville, elles ont passé une semaine entière avec la centaine d’élèves de troisième. Elle se souvient qu’il y « avait des choses lourdes écrites sur le papier. Il y a eu des belles confiances en soi aussi. Mais on voit bien qu’il y a des difficultés à grandir, à s’accepter et à accepter le regard des autres ». Au cours d’ateliers d’écriture encadrés par les deux comédiennes, les collégien.nes devaient compléter des phrases, telles que : « Devant mon miroir je vois… ». Isabelle a en tête un collégien en train de s’exprimer devant tous ses camarades : « Il disait qu’il y voyait un monstre, qu’il se trouvait moche. Son amie à côté était choquée. C’était super touchant car le processus d’amitié va forcément se transformer avec ça. »
« Si on rencontre les gens c’est aussi pour créer des espaces de parole »
La création de Corpus féminin dépasse l’enjeu artistique. Lors d’une intervention en mars 2022 avec un groupe de femmes du centre social L’Agora de Granville, Camille et Isabelle ont reçu des récits intimes autour de la parentalité. « C’est bien qu’il y ait un témoin, l’animatrice du groupe en l’occurrence, qui soit en mesure de rediriger ensuite la personne vers un professionnel ou pas. Car il y avait des choses assez lourdes pour certaines. Après, ça ne nous appartient plus mais on est contente d’ouvrir cette brèche là », explique Camille. Avant qu’Isabelle reprenne : « Si on rencontre des gens c’est pour créer des espaces de parole. Ça ne va pas résoudre le problème, mais ça va l’alléger peut-être. »
À l’automne dernier a commencé le travail de mise en scène. « En tant que comédiennes, il faut qu’on écarte la réalité, qu’on accepte d’être dans le fictionnel. Il y a une part de responsabilité parce qu’on est respectueuses des témoins et des propos tenus qu’il ne faut pas dénaturer. La confiance qui nous a été faite, ça nous donne envie d’y aller, de porter ces paroles là. » La première représentation est prévue pour mars 2023 avec cette volonté de porter le spectacle « hors les murs », dans un endroit qui n’est pas spécifiquement un théâtre, et aller vers le public, « parce que ce n’est pas si simple d’aller toquer à la porte d’un théâtre. »
Lucille Derolez