En 2022, Camille de Gaulmyn et Boris Fillon ont passé plusieurs semaines dans les Gorges de la Rouvre pour une résidence d’architectes avec Territoires Pionniers. Dans ce site naturel au cœur du Bocage ornais, ils ont réfléchi avec les acteurs et habitants du territoire aux manières d’habiter et de vivre ensemble face au changement climatique.
Quels éléments rendent le Bocage ornais si intéressant comme territoire d’étude et d’action autour de la transition écologique?
Camille—Historiquement, c’est un territoire où il y a eu un projet d’enfouissement des déchets radioactifs. Il était à l’étude car c’est unendroit avec un sol granitique dur et une faible densité de population. C’est dans le Bocage une des basesdes mouvements écologistes dans les années 2000. Les habitants se sont fortement mobilisés contre le projet et ont voulu aller plus loin en développant d’autres formes d’énergie et de résilience. C’est un territoire qui a plusieurs strates de luttes et de sensibilité écologistes, on l’a senti assez vite. Ce terreau permet la mise en place de nombreuses actions, facilitées par des citoyens qui se sont engagés en politique. Ainsi, la commune de Sainte-Honorine-la-Guillaume a été pionnière dans l’installation de panneaux photovoltaïques sur les bâtiments publics.
Boris— En Normandie, les gros risques identifiés en lien avec le changement climatique sont liés au littoral. On pourrait donc croire que le Bocage n’est pas concerné, mais il fait bien l’objet de pressions indirectes. Il est intéressant de noter aussi l’écoulement particulier du cours d’eau de la Rouvre. Cette rivière commence avec des pentes assez douces, dans des endroits avec beaucoup d’agriculture intensive et donc de pollutions diverses. Ensuite, les pentes s’accélèrent dans les Gorges, où se situent des zones protégées, mais directement impactées par l’agriculture en amont.
Peut-on dire que l’attrait d’acteurs de la transition pour ce territoire est aussi lié à son cadre environnemental préservé ?
Boris— La question de l’eau est centrale. Elle n’est pas en bon état, mais ce n’est pas spécifique à cette région. Qui plus est, l’amélioration de la qualité de l’eau est transversale et demande des actions dans de nombreux domaines : agriculture, logement, mobilité… Les gens prennent rapidement conscience du changement climatique à travers le thème de l’eau. On voit les cours d’eau à sec, des plantes desséchées dans les jardins, des cuves d’eau vides. Et puis le réchauffement global réchauffe les cours d’eau, entraîne la disparition d’espèces et l’évolution des écosystèmes. C’est la porte d’entrée pour traiter d’autres sujets.
Camille— Un autre marqueur du territoire, c’est la haie bocagère, d’ailleurs souvent objet de tensions. On est sur un territoire protégé via plusieurs dispositifs, mais ce sont des protections qui restent relatives, et quand on descend vers Briouze, on sort vite du paysage bocager. Il y a un côté préservé aussi lié à la topographie, avec beaucoup de collines : ça a moins évolué qu’ailleurs et rendu plus difficile le remembrement agricole.
Boris— En réalité, c’est un paysage préservé par défaut. En raison de sa topographie particulière, on a plutôt développé l’agriculture intensive dans la plaine de Caen. Aujourd’hui, le Bocage ornais se retrouve avec des atouts naturels, parce qu’on n’y a pas prêté attention avant. Mais il n’y a pas d’effort de préservation particulier. Le grignotage des kilomètres de haies ne s’arrête pas.
Dans la transition de ce territoire, quel rôle jouent les tiers-lieux et autres dynamiques coopératives ?
Camille— C’est un rôle à la fois nécessaire, mais pas suffisant. Ils permettent d’ouvrir un débat public sur les enjeux de transition écologique et sociale. C’est extrêmement sain, parce qu’onne peut pas se baser que sur une somme d’actions individuelles.Les tiers-lieux, les associations, les projets culturels et festifs, ce sont également des opportunités de faire-ensemble, de sentir le pouvoir ducollectif, d’avoir des temps d’échange.
En revanche, là où ces dynamiques ne sont pas suffisantes, c’est qu’on a un risque de l’entre-soi. Ces lieux sont portés par des personnes physiques, ce n’est pas public, la question de l’ouverture à tous peut se poser. Il faut que ces acteurs interagissent avec les institutions. Il faut explorer des alternatives et aussi négocier avec ceux qui peuvent les mettre en œuvre sinon on va créer desîlotsautonomes peut-être parfaits, mais on est tous sur la mêmeautoroute.
Boris— Il y aussi dans ces dynamiques un aspect économique crucial. Ce sont des modèles intéressants, pas assez pris en compte par les élus. Çavaudrait le coup de regarder précisément ce que génèrent les tiers-lieux, par rapport àd’autrestypes d’activités économiques.Les décideurs considèrent en effet que cela reste anecdotique, associatif, pas bien évalué. Il faudrait plus de croisements entre les tiers-lieux et les activités de production industrielle ou de transformation alimentaire.
Propos recueillis par Raphaël Pasquier