Crise agricole : « Il faut protéger le revenu des paysan·nes »

Publié le 1 février 2024

En novembre dernier, les agriculteurs ont commencé à retourner les panneaux de signalisation pour dénoncer une politique agricole qui « marche sur la tête ». Depuis le 18 janvier, les blocages ont commencé, non sans rappeler les premiers actes des Gilets Jaunes, et des centaines de tracteurs ont convergé vers Paris. Troisième syndicat agricole français, la Confédération paysanne appelle à « cibler les prédateurs du revenu paysan ». Décryptage avec Emmanuel Marie, paysan-boulanger à Ouezy (Calvados) et secrétaire général de la Conf 14.

Quelles sont les raisons de la colère des agriculteurs?

C’est la question du revenu.Si une poignée d’agriculteurs a des revenus très solides, une grande partie vit avec des revenus très faibles.18% des paysans et paysannes en France vivent sous le seuil de pauvreté. Comme avec le mouvement des Gilets jaunes, la hausse de la taxe sur le gazole non routier (GNR) a été l’étincelle, s’ajoutant à l’augmentation du prix de l’énergie, des engrais chimiques, des pesticides, alors que le produit de leur vente s’effondre. Dans le monde, le pourcentage du prix de vente qui revient aux agriculteurs est passé de 40% en 1910 à 7% en 1997, selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO).

Comment cela s’explique?

Il y a une prise de contrôle de la part des grandes surfaces et des intermédiaires commerciaux qui imposent des marges extrêmement limitées aux producteurs.Ils y parviennent parce que c’est un marché́ de quasi-monopole de la grande distribution. Si vous ne faites pas affaire avec eux, vous êtes hors marché. C’est ça le système. Ils imposent des prix et des quantités.
La libéralisation économique a livré l’agriculture aux lois du marché. On est en concurrence entre paysans ici et avec les autres pays agricoles avec les traités de libre-échange. On ne s’en sortira pas sans réguler le marché et imposer des prix minimums garantis.

Rassemblement à Caen le 1er février 2024. ©Emmanuel Blivet.

C’est ce que proposait la loi Egalim adoptée en octobre 2018: une meilleure répartition de la valeur au sein de la filière pour garantir un revenu minimum aux paysan·nes?

Effectivement et ça partait d’une bonne intention, mais la loi a été dépouillée de son contenu et surtout, le gouvernement a confié aux interprofessions la responsabilité de rédiger des plans de filières. Or, les négociations se sont heurtées aux blocages des industriels et de la distribution. Et rien n’a changé pour les producteurs.
Aujourd’hui, beaucoup n’obtiennent pas de prix couvrant les coûts de production et la rémunération de leur travail. Prenons l’exemple du lait: en 20 ans, le prix du litre pour les consommateurs a progressé de 55 à 83 centimes d’euros hors taxe. Les distributeurs et l’industrie agroalimentaire en ont bénéficié, augmentant respectivement leur marge brute de 188% et 64%! Les éleveuses et éleveurs perçoivent, eux, 4% de moins sur la vente de leur lait…
La Confédération paysanne appelle à orienter les mobilisations sur les lieux où s’exerce cette pression sur nos prix : centrales d’achats (plateforme logistique de la grande distribution), marchés de gros, industries agroalimentaires…

©Virginie Meigné.

« Si nous sommes d’accord sur les constats, nous ne le sommes pas sur les causes. »

Le gouvernement a d’ores et déjà annoncé l’abandon de la hausse de la taxe GNR, l’accélération du versement d’aides d’urgence et le lancement d’un plan de simplification des normes, notamment environnementales. Comment recevez-vous ces annonces?

Elles ne donnent aucune réponse pour le revenu ni pour protéger le travail des paysan·nes. Il y a un problème sur les normes mais il ne faut pas le prendre par le mauvais bout. Interdire un pesticide du jour au lendemain ça ne marche pas. On accentue la précarité des agriculteurs et forcément c’est mal pris par la base. Si on réglait cette question des revenus, il n’y aurait aucun souci pour planter des haies. D’autant plus que si on perd ces normes là on va le regretter: la biodiversité, la gestion de l’eau, ce sont des enjeux sur le long terme. Mais l’immense majorité des normes sont au service de l’agro-industrie au lieu d’être au service des paysans. La réautorisation des néonicotinoïdes «tueur d’abeilles» ne sert pas les petits paysans.

Comment sortir de cet engrenage?

Il faut un changement systémique, sortir du libéralisme, et c’est là que les positions de la Confédération paysanne divergent avec les autres représentations syndicales du mouvement. Si nous sommes d’accord sur les constats, nous ne le sommes pas sur les causes.Or celles-ci sont peu entendables car elles remettent en cause toute l’économie de nos fermes, qui repose sur le capital. Toute la création de valeur de l’agriculteur est mangée par le capital: le remboursement des prêts pour l’achat des équipements, de l’investissement. On privilégie la rémunération du capital à la rémunération du travail et tout est fait pour nous pousser dans cette direction, que ce soit l’incitation des aides de la PAC pour investir ou le comptable qui t’explique comment faire de l’optimisation fiscale ou sociale pour payer moins de charges. En oubliant que les cotisations, ce sont de la protection sociale, du chômage, de la retraite.

©Virginie Meigné

« Un vaste plan social silencieux »

Existe-t-il d’autres modèles possibles?

Les exploitants ont un statut de non salarié agricole (NSA); il n’y a pas de salariat (hormis les ouvriers agricoles) et on essaie justement avec la Confédération de développer l’idée de SCOP agricoles, avec des salariés associés et une propriété collective de la ferme qui ne se vend pas mais se transmet comme un outil de travail. Mais là, on touche au creusement du monde agricole, à des valeurs très fortes comme la propriété de la ferme, le capital qui paiera les vieux jours de l’agriculteur, le mépris du régime général et du salariat, considéré comme une forme de subordination.

Je suis paysan-boulanger; je loue 23 ha de terres pour cultiver mes céréales et j’ai quelques vaches pour entretenir mes prairies et me fournir de l’engrais agricole. La vente en circuit-court me permet de reprendre la main sur la valeur-ajoutée de ce que je vends puisque je ne dépends plus d’intermédiaires. Malgré cela, je suis non salarié, j’ai investi dans deux ateliers de transformation pour le pain et les pâtes et ces emprunts m’ont permis de payer moins de cotisations cette année. Je n’échappe pas au système. Mais mon objectif est de m’associer avec Cloé, ma femme, qui fabrique les pâtes, en SCOP agricole, où nous seront tous les deux associés salariés.

Est-ce que ce mouvement est aussi l’opportunité de faire entendre ce discours, à côté de celui, monopolisateur, de la FNSEA?

Nous le croyons. Le mouvement ouvre une fenêtre politique pour mettre un coup dans le libéralisme. Notre stratégie a toujours été de faire des alliances. Nous devons faire le lien entre la société et le monde agricole, mobiliser les syndicats de salariés sur la question de l’accès à l’alimentation, du pouvoir d’achat.

Dans les années 80 on était un million de paysan·nes, contre 380 000 aujourd’hui. On est face à un vaste plan social silencieux. Dans les campagnes, ce sont des écoles qui ferment, des services publics qui disparaissent, des villages qui meurent. C’est aussi ça notre cri.

Propos recueillis par Marylène Carre

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