A Bayeux et à Carpiquet, le journal Fakir est allé à la rencontre de ces retraités qui complètent leurs petites pensions en distribuant des prospectus dans nos boîtes aux lettres.
Bayeux, au pied de la cathédrale, 23 novembre 2022
« Clang-clang, clang‑clang, clang‑clang… » Dans la rue, le bruit attire mon attention. Je jette un coup d’œil par‑dessus mon épaule. « Clang‑clang, clang‑clang, clang‑clang… » Un vieux, vieux monsieur juste derrière moi pousse un caddie de supermarché, plein à ras bord, avec une roue qui claque à chaque tour. Un clochard, je me dis, instinctivement, qui a trouvé de quoi trimballer ses affaires pour un jeton ou une pièce d’un euro… Mais non : je regarde de plus près, quand il passe près de moi : son caddie est bourré de prospectus. Qu’est‑ce que c’est que ce bazar ? Le gars s’éloigne, poussant un peu péniblement son attirail. Je passe mon chemin, dubitatif.
« Clang‑clang, clang‑clang, clang‑clang… » V’là que ça recommence. Cinq heures plus tard, il doit bien être 16h, autre quartier, revoilà mon pousseur de caddie avec son stock de prospectus – qui a bien diminué, toutefois. La curiosité est trop forte. « Excusez‑moi… Voilà, je vous ai vu ce matin, près de la cathédrale, et maintenant je vous revois là… Je me demande ce que vous fabriquez, en fait.
— Eh ben vous voyez, je distribue des prospectus, dans les boîtes aux lettres. Je couvre six secteurs, c’est pour ça que vous m’avez vu ce matin : le centre et tout le nord de la ville ! »
Le monsieur est tout sourire. Il a 68 ans – mais je lui en aurais bien donné dix de plus. Maurice, il s’appelle. « J’ai fait plus de trente ans dans la mise en bouteille de vins dans une filiale de Carrefour, d’abord comme cariste, et après comme responsable de chargement. J’ai fini au poste de garde parce que j’en pouvais plus.
— Et là, vous travaillez toujours ?
— J’ai pris ma retraite en 2014. Mais j’ai pas pu me reposer longtemps : deux ans plus tard, je reprenais du service. C’est que, c’est facile pour personne en ce moment… Je le fais aussi pour ma femme. Elle a une petite retraite. Je travaille deux jours par semaine, cinq heures à chaque fois, donc dix heures en tout. Bon, avec ça, je gagne 500 euros par mois. C’est pas négligeable, même si c’est dur physiquement.
— Ben oui parce que je vous ai vu ce matin, déjà, ça fait un moment que vous y êtes. — Oui, j’en suis à huit heures, aujourd’hui. »
Je calcule, rapidement, avec Maurice : il pousse son chariot bien vingt heures par semaine, en fait. « Bon, c’est vrai, j’en fais un peu plus. Mais je vais à mon rythme.
— Et comment vous faites, pour récupérer tout ça, tous ces prospectus ?
— Ah pour ça, faut aller à Carpiquet, où se trouve le dépôt de Médiapost, c’est une filiale de La Poste.
— Carpiquet, Carpiquet… Mais c’est près de Caen ? Ça vous fait quoi, 40 km, aller‑retour ?
— Oui, à peu près. Et faut y aller tôt, à 6h00 du matin, sinon vous risquez de plus avoir de marchandise.
— C’est quand même dur, votre job. Et physique, en plus, vu le poids de votre caddie, là. Vous devez être en forme, dites donc…
— Oui, enfin… J’ai des problèmes de cœur : un défibrillateur, une valve à l’aorte et une prothèse à l’artère fémorale. Le médecin m’a dit qu’il fallait marcher. Alors plutôt que de marcher dans les chemins, autant gagner de l’argent en même temps ! Mais bon, j’ai décidé d’arrêter fin juin, c’est devenu trop dur. »
Je ne sais pas s’il y croit vraiment, Maurice, je me dis en le regardant s’éloigner.
Carpiquet (Calvados), 5 février 2023
Les infos que m’avait filées Maurice m’étaient restées en mémoire. Avec la bataille sur les retraites qui bat son plein, j’avais voulu aller la voir, cette France des vieux qui se lèvent tôt et qui ont mal au dos… Alors, à 5h50, ce matin‑là, je fais le planton sur un parking de cette zone d’activité de l’ouest caennais. L’endroit est quasi désert, il fait encore nuit noire, mais une lumière s’allume à l’intérieur du hangar. Les tas de pub sont stockés dans de grands chariots sur roulettes, qui sortent par dizaines de l’immense entrepôt logistique. Alain, 65 ans, est l’un des premiers arrivés. À un rythme impressionnant pour l’heure matinale, il charge un à un les paquets de prospectus à l’arrière de sa fourgonnette blanche. Ils seront distribués le jour même dans les agglomérations du Calvados et de la Manche, à plus de 100 km à la ronde…
Je m’approche, c’est à peine si j’ose le déranger. « On commence par un ou deux secteurs de deux heures chacun, ensuite on peut augmenter. Il faut en faire trois par jour pour être bien. Moi, j’en fais onze ! » Le secteur d’Alain, c’est Ouistreham, au nord de Caen. Mais il lui arrive de couvrir aussi Bayeux, à une trentaine de minutes de chez lui. « C’est un complément à ma retraite, parce qu’elle est assez modeste. J’ai commencé à travailler dans les années 70. J’étais chef d’équipe dans le bâtiment. Je suis encore en forme, alors, tant que je pourrai le faire, je le ferai. L’inconvénient, c’est qu’on marche beaucoup. On fait bien une trentaine de kilomètres par jour, en moyenne. C’est sûr qu’il faut pas avoir de problèmes articulaires ! Mais sinon, c’est bon pour la santé ! » C’est ce que disait l’annonce, d’ailleurs ! J’ai vérifié sur LinkedIn :
Et j’en vois plusieurs, des seniors, ce matin‑là, charger leur paquet avant de filer vers leur zone de distribution, le pas plus ou moins alerte… « C’est des journées complètes, reconnaît Alain. Et quand ça va bien, on peut monter jusqu’à vingt‑huit heures par semaine. Ça fait un salaire d’à peu près 1000 euros par mois. » Pour le plus grand plaisir des grosses entreprises qui inondent nos boîtes aux lettres de publicité. Mais y aurait pas mieux à faire, franchement, pour ces gens qui ont déjà bossé toute leur vie ?, je me dis en reprenant ma bagnole. Mieux à faire pour leurs corps fatigués, mieux à faire pour leur vie sociale que de pousser des caddies de prospectus toute la journée ? »