Melvin Mc Nair est né dans des États-Unis ségrégués, qu’il a quittés en détournant un avion. Quelques années plus tard, il est devenu animateur dans le quartier de la Grâce de Dieu, à Caen, et a soutenu, avec sa femme Jean, des centaines de jeunes.
Greensboro, Caroline du Nord
D’un côté, les Noirs. De l’autre, les Blancs.
C’est dans ce monde ségrégué que naît Melvin McNair, en 1948, à Greensboro, en Caroline du Nord. Melvin est noir. Et sa couleur de peau va déterminer la première partie de sa vie.
Ce sont les États-Unis de l’après-guerre à un moment charnière. Un million d’Afro-Américains ont été mobilisés dans l’armée. Ils rentrent avec l’espoir de vivre dans un monde avec plus d’égalité et s’investissent dans des associations. Les États-Unis ont défendu les valeurs démocratiques et le respect des droits humains face au fascisme. Chez eux, l’inégalité continue de s’appliquer.
L’esclavage a été aboli en 1865. Mais une ségrégation des populations noires s’est progressivement installée, avant d’être avalisée par des lois dans les États du Sud des États-Unis. Les Noirs ont été exclus de la vie politique; le droit de vote leur a été restreint. Les trains, les écoles, les bateaux, les orphelinats, les hôpitaux sont séparés: certains sont dédiés aux Noirs, d’autres aux Blancs.
« Nous avions un vieux bâtiment mis à notre disposition, les Blancs étaient dans le nouveau bâtiment. »
Après la seconde guerre mondiale, tout cela est sur le point de disparaître. Mais c’est dans ce monde où Blancs et Noirs ne sont pas censés vivre ensemble que grandit Melvin McNair. À cinq ans, il va à l’école privée, noire. Puis à six ans, il rentre à l’école publique, ségréguée. «Nous avions un vieux bâtiment mis à notre disposition, les Blancs étaient dans le nouveau bâtiment.»
Sa mère travaille dans une usine qui fabrique des cigarettes. Son père part quand Melvin a quatre ans. Melvin a un frère et une sœur, et de nombreux cousins issus des quinze frères et sœurs de sa mère. La famille est modeste mais bien entourée. «J’ai toujours vécu entouré d’amour, de respect, d’encouragement», raconte aujourd’hui Melvin McNair.
Melvin est «élevé religieusement». Il participe à la section noire du centre de loisirs de l’organisation chrétienne YMCA (Young Men’s Christian Association).
La première fois dans le monde des Blancs
« Melvin McNair se souvient de sa première fois dans le monde des Blancs, sa première fois avec sa grand-mère dans un grand magasin, et la première image est celle de l’escalator, ces marches d’acier qui s’emboîtent et qui montent, ses yeux écarquillés d’enfant curieux, d’enfant joyeux qui n’écoute pas les consignes de sa grand-mère et se précipite, court même et bouscule une femme blanche. Laquelle fait un scandale, tempête et méprise, crie après la vieille femme qui accompagne l’enfant, négresse, négrillon, plus précisément « pickaninny » pour désigner l’enfant, terme péjoratif utilisé par les Blancs à propos des enfants noirs.
Rentré chez lui, Melvin est battu pour ne pas avoir obéi. En ce temps là, dans les familles noires, on apprend aux enfants le respect de l’autorité en toutes circonstances, on les fouette à coups de branche s’il le faut, parce que manquer de respect à des Blancs, c’est une question de vie ou de mort.»
Extrait du livre Nous avons arpenté un chemin caillouteux, Sylvain Pattieu, édition Plein Jour, 2017
«On ne nous laissait jamais jouer contre les Blancs. Ils ne voulaient pas prendre le risque qu’on gagne.»
À sept ans, son oncle, policier, l’initie au base-ball. «À neuf ans, on s’est rendu compte que j’avais du talent.» Melvin joue dans l’équipe de la police, devient champion d’État, et populaire. «On ne nous laissait jamais jouer contre les Blancs. Ils ne voulaient pas prendre le risque qu’on gagne.»
Le jeune Melvin est toujours actif. Quand il ne joue pas au base-ball, il soutient les enfants en difficultés scolaires puis devient animateur culturel pour le YMCA. Dans la communauté, il prend des responsabilités. Fait traverser les enfants le matin, devient chef pompier. «J’avais le pouvoir de déclencher l’alarme d’évacuation et de surveiller l’évacuation.» Melvin fait de la musique – sa tante lui propose de faire partie d’un orchestre, et il jouera même avec des orchestres blancs – et de la danse, parce que «la professeure était belle». Il rend des services, à droite à gauche. «Je coupais la pelouse de tonton. Je faisais le ménage le week-end. J’avais mes trois ou quatre dollars. J’en donnais deux à maman. Quand je voyais mes voisins, je leur demandais:
– Madame, Monsieur, vous avez besoin de quelque chose?
– Oui, Melvin, est-ce que tu peux faire nos courses?, me répondaient-ils. Tu es gentil.»
«Nous n’étions pas égaux avec les Blancs, mais au niveau culturel, on était épanouis et riches. Je n’avais pas une vision du monde sectaire», résume-t-il aujourd’hui.
Montgommery, Alabama
En 1955, Rosa Parks refuse de céder sa place à un Blanc dans une ligne de bus de Montgomery, en Alabama. D’autres femmes noires suivent son exemple. En 1957, Martin Luther King crée la Southern Christian Leadership Conference, un mouvement de désobéissance civile et de non violence. Des marches pacifiques sont organisées, des sit-ins.
À Greensboro, où vit Melvin, l’église protestante est engagée dans la vie de la communauté. «Ce sont quatre étudiants de mon église qui ont commencé le premier mouvement de sit-in, chez nous, en 1960.» Les étudiants noirs se sont assis au comptoir d’un magasin. On a refusé de les servir, et ils sont restés. Le lendemain, ils sont revenus, plus nombreux.
«Nous étions menacés et terrorisés. Mais il faut savoir maîtriser sa peur, sinon la peur te décourage.»
Melvin se souvient des premiers mouvements de contestation. Un soir après un entraînement de base-ball, il rentre chez lui. Sa mère et sa sœur ne sont pas là. Elles ont été arrêtées lors d’une manifestation. «J’ai demandé à mon oncle policier: Tonton, comment tu peux faire ça? Est-ce que c’est toi qui va taper sur maman?»
Dans les États du Sud, le Ku Klux Klan (KKK) sème la terreur. Agresse, kidnappe, torture, tue les Noirs. À Greensboro, Melvin est constamment aux aguets. «Nous étions menacés et terrorisés. Mais il faut savoir maîtriser sa peur, sinon la peur te décourage. J’étais toujours lucide, clairvoyant, en me disant: si jamais je ne peux pas courir pour leur échapper, qu’est-ce que je fais?»
Winston Salem, Caroline du Nord
Après le lycée, et grâce au base-ball, Melvin obtient une bourse pour l’université de Winston Salem. Là-bas, Melvin n’est plus chez lui. «Je tombais dans un monde qui voulait me casser». Il perd ses repères mais rencontre Jean, sa future femme. «Elle était brillante, très belle. Elle faisait partie d’un petit groupe d’élite, qu’on appelait une sororité. J’ai essayé de la draguer. Elle m’a repoussé. J’ai insisté, insisté.»
En 1968, Martin Luther King est assassiné. Des manifestations éclatent un peu partout dans le pays. «On commençait à péter les plombs, se souvient Melvin. Le coach nous demandait de rester dans le dortoir. Mais on sortait. Nous ne pouvions pas accepter.» Melvin prend part aux manifestations. Il est mis à pied. On lui retire sa bourse d’étude.
Peu après, Melvin entre dans l’armée. Pour la première fois, il est en concurrence avec des Blancs. Il devient chef d’équipe. «Je savais que j’étais le meilleur, mais je ne recevais pas les honneurs. C’était un Blanc, deuxième aux concours, qui avait les médailles. Son père était colonel.»
Berlin-Ouest
Melvin est envoyé à Berlin. Sur la base militaire, le Ku Klux Klan terrorise les Noirs. En dehors, ils sont aussi victimes d’attaque. Un camarade noir sorti dans la ville se fait frapper. L’horizon promis à Melvin est clair : partir au Viet-Nam, en première ligne, où les Noirs sont envoyés en priorité. «À un moment donné, je savais que c’était une question de vie ou de mort».
Sur la base, à Berlin, les Noirs se rebellent. «On refusait les ordres des chefs. On ne se mettait pas debout devant l’hymne national. On commençait à lever nos poings, comme Carlos et Smith (les deux athlètes noirs américains qui ont levé leur poing lors de la remise des médailles, aux JO de Mexico, en 1968, ndlr). On se laissait pousser les cheveux. Certains ont lancé des grenades dans la tente des officiers.»
«J’ai découvert qu’on appelait les Viet-Namiens les bridés. Comme on nous appelait des négros. On nous entraînait à les tuer, mais on nous traitait de la même façon. C’était une guerre raciste. C’est ce que nous racontait ceux qui rentraient.»
« Dégagez-le, dégagez ce négro du terrain, tuez-le »
«Cette nuit-là, sa première à Berlin-Ouest, Melvin et un autre soldat, sortis découvrir les rues, rentrent à la caserne et s’aperçoivent vite que ce sont des GI’s blancs qui se battent. Ils tabassent un homme à terre. C’est un autre GI, un Noir, avec qui ils ont mangé quelques heures auparavant. Ils lui portent secours, les autres s’enfuient, ils le relèvent, il a bu, il est furieux, il saigne et ils comprennent. Il faudra, dans cette ville, qu’ils mangent groupés, sortent groupés, vivent groupés, pour ne pas craindre leurs compatriotes. (…)
Un jour, pendant un match de basket, Melvin est sur le banc de touche. Soudain, un hurlement, il ne comprend pas tout de suite que ça le concerne. Une femme blanche, une femme de soldat ou d’officier, le montre du doigt depuis l’autre bout de la salle, elle crie: «dégagez-le, dégagez ce négro du terrain, tuez-le». Melvin est désemparé, il se tourne vers son entraîneur, un lieutenant blanc, lui demande d’arrêter ça, l’autre le regarde, à peine désolé, il lui dit qu’il n’y a rien à faire.»
Extrait du livre Nous avons arpenté un chemin caillouteux, Sylvain Pattieu, édition Plein Jour, 2017
Les Black Panthers
La panthère ne porte pas le premier coup. Acculée, elle ne bat pas en retraite, mais passe à l’attaque.
Aux États-Unis, parallèlement au mouvement des droits civiques, un autre mouvement naît, celui des Black Panthers. Leurs militants revendiquent la fierté noire et la nécessité de s’auto-défendre; leurs leaders sont pourchassés et tués. C’est la fin des années 60, et partout dans le monde, des mouvements de contestation apparaissent.
Un mouvement révolutionnaire
C’est en Californie, en 1966, que naît le Black Panthers party (BPP), un mouvement révolutionnaire de libération afro-américaine. Dans des États-Unis où les Noirs sont toujours victimes de racisme, de discrimination et de violences, le BPP souhaite créer un rapport de force: les militants se font connaître nationalement, en investissant, armes à la main, le capitole de Californie, le 2 mai 1967; ils effectuent des patrouilles dans les villes et observent les policiers en train d’agir. Si les Noirs sont attaqués, ils riposteront, violemment s’il le faut. Cette stratégie rompt avec la philosophie pacifiste du mouvement Southern Christian Leadership Conference de Martin Luther King.
Dans leur volonté de changer le système capitaliste qui les oppresse, les Black Panthers s’engagent aussi dans de l’aide communautaire. Clinique gratuite, dépistage de la drépanocytose, distribution de vêtements et de nourriture… Le symbole le plus populaire de cette aide est celui des petits déjeuners donnés à des milliers d’enfants. Béret noir et veste en cuire, les Black Panthers incarnent aussi un style et défendent la fierté d’être «noir».
Le FBI y voit une grande menace pour la sécurité intérieure du pays, et lance une contre-offensive pour tenter d’éviter la venue d’un «messie noir». Les leaders sont accusés de planification d’actes terroristes, attaqués en justice, assassinés. Les tensions internes sont utilisées pour affaiblir le mouvement. L’un des leaders, Eldridge Cleaver, s’exile en Algérie, où il fonde la section internationale du parti. Il croisera la route Melvin et Jean McNair.
A voir en ligne sur l’histoire des Black Panthers, le passionnant documentaire d’Arte.
Melvin raconte qu’il est approché par les Black Panthers, à Berlin. Il devient une sorte de leader d’un petit groupe. «Donc j’étais ciblé», dit-il aujourd’hui. Le 7 mai 1970, son fils Johari vient au monde quand Melvin reçoit l’ordre de partir au Viet-Nam. Il demande une permission pour retourner installer sa femme et son enfant au pays. Ensuite, il partira pour le Viet-Nam, promet-il à ses supérieurs.
Détroit, Michigan
De retour aux États-Unis, Melvin évalue la possibilité de quitter l’armée légalement. Des avocats lui prédisent quelques années de prison. Il préfère la clandestinité, garde son prénom et son nom, mais change son numéro de sécurité sociale, et s’installe avec sa femme et son fils à Détroit, une ville ghettoïsée. Il travaille pour une chaîne de restauration rapide, Gino, grâce à une procédure permettant aux Noirs de s’intégrer dans les entreprises. Il devient responsable de Blancs jusqu’à ce que son chef lui dise, ivre, «tu es le seul negro qu’il nous reste». Melvin s’affronte avec lui. Il est licencié.
Il rencontre trois compagnons, George Brown, George Wright, condamné pour homicide, et Joyce Tillerson, sa compagne. Les deux hommes sont en fuite. Ensemble, ils vivent dans une même maison. «Il fallait qu’on résiste.»
Un soir, George Brown va au cinéma. Sur le chemin du retour, il est provoqué par un policier de la Stress (Stop Robberies – Enjoy safe streets), une brigade de police qui terrorise les Noirs.
– «Nègre, donne moi un dollar», lui demande un policier déguisé en mendiant.
– «Tu me parles comment, toi?», lui répond George.
«Le gars sort un flingue et lui tire dessus. Cinq balles, raconte Melvin. Ils voulaient l’achever, des gens ont ouvert leur fenêtre et les policiers n’ont pas pu les tuer.» Un procès a lieu. Les policiers font croire que George Brown était armé d’un couteau.
Ils les tueront, tôt ou tard.
Melvin, clandestin, passe à la télé pour le défendre. George Brown gagne son procès. Mais les policiers de l’escadron de la mort leur promettent qu’ils les tueront, tôt ou tard. Nous sommes en 1972. Depuis 1948 et la naissance de Melvin McNair, l’Amérique a fait un bond vers plus d’égalité. Mais dans les ghettos, l’espoir est déçu; le racisme toujours aussi fort.
Melvin et Jean vont décider de passer à l’action. Partir vers un monde meilleur.