Il y a maintenant 10 ans, plusieurs familles se sont installées, après avoir construit leurs maisons, dans un éco-quartier à Louvigny, à côté de Caen. Elles expérimentent depuis la vie en collectif, tout en gardant leur espace privé et expriment les limites d’un tel projet.
Des petits tas d’épluchures de châtaignes grossissent un peu partout sur les tables, disposées en cercle, au fur et à mesure que les discussions se poursuivent. Le récipient est passé de main en main et se vide progressivement. Ce dimanche de novembre, les habitants et habitantes de l’éco-lieu les Z’écobâtisseurs se réunissent, comme toutes les trois semaines. Cette fois-ci, ils et elles sont douze autour de la table, pour discuter de l’achat d’une tronçonneuse ou encore de la rédaction d’une charte collective. «En théorie, au moins une personne des treize maisons essaye d’être présente», explique Pascal Gourdeau, habitant de 65 ans. Cheveux en pétard et lunettes sur le nez, c’est un ancien du lieu. Il est de ceux qui ont lancé le projet en 2006, avant l’installation dans les maisons en 2011. Ce lieu, ce sont deux rangées de maisons en paille, face à face, situées derrière l’Intermarché de Louvigny à quelques minutes de Caen, dans un quartier résidentiel et plutôt calme. Le jardin, entre les deux rangées de maison est commun et chaque année des chantiers collectifs y sont organisés.
En plus des maisons individuelles, la maison collective sert de lieu d’accueil pour les visiteurs ou de salle pour les réunions. Parfois, ce sont des associations extérieures au lieu qui s’en servent pour s’y réunir mais la maison collective peut aussi servir de logement pour des proches, grâce à deux chambres à l’étage. Accrochés sur les murs blancs: des affiches sur les animaux et des photos de groupe. Quelques livres sont posés sur le rebord d’une fenêtre et une boule à facettes trône sur une étagère.
Une organisation «bienveillante»
Les réunions toutes les trois semaines structurent la vie des Z’écobâtisseurs. C’est là que sont prises les décisions importantes, toujours au consensus. «Au fil des années, on a fait maturer notre système de gouvernance», explique Pascal Gourdeau. Il rapporte une organisation assez codifiée et de plus en plus formelle et structurée. «On rigole moins qu’il y a dix ans mais on avance beaucoup plus», s’amuse-t-il. Avant les réunions, les ordres du jour sont préparés par deux personnes. «C’est une équipe tournante qui est chargée de passer dans les maisons et voir quels sont les points importants pour la prochaine réunion», explique Annie Bons, habitante de 72 ans. Et lorsque des points de désaccord sont mis en évidence en réunion, le problème est déplacé à la réunion suivante, ce qui évite les prises de décisions hâtives. «On la possibilité de réfléchir à nouveau au point de blocage. C’est une culture d’organisation à apprendre et c’est souvent bienveillant et constructif», précise Pascal Gourdeau. Ce rapport au temps n’est pas anodin pour Annie Bons: «C’est quelque chose qui nous manque dans la vie contemporaine. Il faut savoir ralentir, même si ce n’est pas toujours facile!»
Pourtant, tout ne se passe pas toujours comme prévu. En cette réunion de novembre, le ton monte autour d’une histoire de chantier mal rangé pour l’un, mais assez bien rangé pour d’autres. Un problème qui met en évidence les différences de références de chacun et chacune: «Pour moi le chantier n’était pas terminé, ni rangé. Il y a en a que ça heurte, d’autres pas du tout», avance Pascal Mezier, au lendemain de cette réunion. Assis dans son fauteuil, celui qui préfère se dire «actif libéré» plutôt que «retraité» explique: «Vivre ici est un véritable exercice pour apprendre la prise en compte des points de vue des autres. Ici, mes convictions sont bousculées et je dois faire face à ça.» Sophie Raous, également présente ce soir là avance à son tour:«On a tous des approches différentes, le nœud du problème, c’est d’arriver à se dire les choses avec bienveillance, ce qui n’est pas toujours évident.»
Une volonté d’entraide et de solidarité
La solidarité entre voisins semble être le liant qui fait tenir le lieu depuis dix ans. Ici, on peut compter les uns sur les autres. On peut sonner à la porte d’à côté pour demander un service ou simplement boire le café. «On est convaincus que le vivre ensemble, c’est aussi du partage de ressources, le soutien et la présence humaine», annonce Pascal Mezier. «L’entraide et la solidarité, c’est aussi une manière de dépasser la solitude», poursuit Pascal Gourdeau. La solitude, Annie Bons l’a surmontée récemment. Ancienne professeure de français, elle habite ici depuis dix ans. Pendant le confinement, chaque jour, à l’heure du goûter, la retraitée a raconté des histoires aux enfants voisins. «Ça m’a donné une utilité dans le groupe. Je pense que les voisins ont perçu ma solitude. Ici, il y a une solidarité toujours là et sincère», sourit-elle. Ces temps ont été précieux pour Sophie Raous, voisine d’Annie Bons. Elle décrit un cadre de vie idéal pour des enfants, car ils ont la liberté d’évoluer dans un cadre collectif: «Ils peuvent avoir d’autres repères que les nôtres, de parents, et c’est quelque chose de précieux.»
Alors parfois, il est difficile de définir les relations que les habitants entretiennent. «Est-ce qu’on est comme une famille? Des voisins? Des amis?, s’interroge Pascal Gourdeau. Parfois, tout se mélange.» Il évoque une grande variation des relations sociales. Il a des bons voisins, des personnes plus ou moins proches, de la famille… mais l’idée de partage reste fondamentale. Cette idée se matérialise dans les chantiers collectifs: construction d’un abri à vélo, entretien du jardin, organisation de spectacles ou encore cueillette de pommes. «Cette année, on a fait 276 litres de jus de pomme», se souvient Jocelyn Parot, habitant du lieu depuis janvier 2017. Assis à la table ronde de sa terrasse, à l’ombre d’une vigne qui serpente sur une structure en bois, il poursuit: «Ces moments ensemble, ce sont aussi des moments d’intégration. Pour moi, ce projet est une expérience de tous les jours.»
Un manque de mixité sociale
S’il existe plusieurs lieux de ce type en France ou à l’étranger, ils ne sont pas nécessairement accessibles à tous. Au Z’écobatisseurs, les habitants sont propriétaires d’une maison à environ 200 000 euros. «Ça élimine beaucoup de gens, souligne Pascal Gourdeau. Quand des personnes partent, le coût des maisons est indexé sur le marché. On aurait pu fonctionner avec des bailleurs sociaux mais ça n’a pas été le cas à l’époque du lancement. Donc on est toujours sur un fonctionnement ancien qui induit de la sur-enchère immobilière.» Sociologiquement, le tableau est plutôt homogène aux Z’écobâtisseurs. «Ce sont des gens habitués à faire des réunions, il faut aimer et y être à l’aise car c’est souvent long. Il faut les codes et c’est plus facile quand on arrive avec ces codes. En terme de classe sociale c’est homogène», souligne Pascal Gourdeau.
Les familles installées ici sont majoritairement proches du réseau de l’économie sociale et solidaire, impliquées dans la vie locale. Sur les 13 familles, trois personnes sont conseillères municipales. «On est une dominante à venir du monde associatif écolo. Et pas mal de fonctionnaires aussi. C’est vrai que la mixité sociale est compliquée, reconnaît Jocelyn Parot. Je pense que l’aspect réussi, c’est la dimension intergénérationnelle. Il n’y a pas uniquement des jeunes cadres dynamiques». Par ailleurs, les habitants et habitantes ne semblent pas se reconnaître derrière le terme «Oasis», affilié au mouvement Colibri, dans lequel fut investi Pierre Rabhi. «C’est gênant pour nous car l’oasis sous entendrait que tout le reste, c’est le désert. On essaye de garder une ouverture avec le voisinage, avec la maison collective, avec la boulangerie», détaille Jocelyn Parot. Une petite boulangerie bio a en effet été construite en 2013, sur le terrain de la co-propriété.
2020, une année charnière
L’année 2020 a été particulièrement difficile et a marqué les Z’écobâtisseurs. Les habitants ont du faire face à deux décès et des tensions ont émergé, en lien avec le confinement. Elles se sont cristallisées autour de la question de l’utilisation d’outils informatique pour communiquer. «Les plus jeunes étaient à l’aise et les plus âgés plus réticents. Il y avait aussi des dissensions sur la manière de gérer la crise collectivement», annonce Pascal Gourdeau. Pour lui, c’était une année charnière qui a montré des limites car les tensions n’ont pas réellement été dépassées. «On a du mal se relever de cette année, ajoute Sophie Raous. Je crois que cette période nous a blessés collectivement. Il y a des non-dits dans les conflits et peut-être qu’on n’a pas encore les outils pour gérer ça.»
Hélène Ardit, qui vit avec Pascal Gourdeau, est l’une des personnes qui a eu du mal à s’adapter aux outils informatiques pendant le confinement. «Je ne vais plus aux réunions depuis cette période, lâche-t-elle. Je me demande si ce lieu a la capacité d’accueillir des personnes plus âgées.» Pour elle, les outils mis en place pendant le confinement ont été «excluants» pour celles et ceux qui n’ont pas cette aisance numérique. Elle poursuit: «J’ai le sentiment que la dimension intergénérationnelle s’efface peu à peu. Honnêtement, il y a un malaise ici depuis le confinement». Une question émerge alors dans la bouche de Pascal Gourdeau: est-ce que tout cet investissement collectif vaut le coup, dans une société individualiste? Après un court silence, il y répond: «oui, ça vaut le coup, malgré les difficultés, j’ai appris une nouvelle façon de vivre. Et au bout de dix ans, on ne vit pas sur nos lauriers, on continue de dire qu’on pourrait bonifier les questions sociales et écologiques.» Pour lui, il serait possible de faire mieux à la fois au sujet de l’impact sur l’environnement mais également à propos de mixité sociale et d’accessibilité à l’immobilier. Alors si les habitants et habitantes des Z’écobâtisseurs semblent s’exercer facilement à l’auto-critique de leur lieu de vie, ils relatent une expérience chargée en découvertes qu’ils sont loin de regretter: «Si c’était à refaire? Je le referais!», lâche sans hésitation Pascal Gourdeau.
Noan Ecerly