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« Toutes ces images que j’ai gardées en tête, cela m’a rendu malade… et puis le fait que j’ai manqué de nourriture étant petite. »

Raconter le passé, c’est se faire mal et se soulager à la fois. Se faire mal, parce que replonger dans ces souvenirs, c’est les revivre. Dans l’appartement de la résidence senior où elle vit, Mireille Desgrippes a tout préparé pour notre rencontre : un dossier, des médailles, des photos. Elle replonge dans des temps douloureux, 80 ans en arrière. La vie d’un père, Robert Castel, fait prisonnier en 1939, qui s’évade d’Allemagne et qui rentre à Caen où il devient résistant. Officiellement, il est embauché par le journal Ouest-Eclair pour des livraisons de journaux. En vrai, sa camionnette est remplie d’armes.

Dans la maison du garage de la SMN, sur le plateau de Colombelles où Mireille Desgrippes vit seule avec ses grands-parents, son père ne vient que la nuit. La petite fille de 5 ans ne le voit pas. Son grand-père l’informe des activités de son père. Que la fillette ne doit pas révéler à sa grand-mère. La Gestapo vient régulièrement au garage, à la recherche de Robert. « Un jour, ma grand-mère est interrogée par des civils français, raconte Mireille. Elle avait le bras dans le plâtre, et les civils lui cassent le plâtre. »

« On se faisait canarder sur la route. Certains nous donnaient à manger, d’autres disaient que c’était chacun pour soi. »

9 juillet 1944. Alors que le débarquement a eu lieu sur la côte, Caen est bombardée régulièrement mais pas encore libérée. Avec des camarades, Robert Castel hisse un drapeau français Place Monseigneur des Hameaux. Le lendemain, il est abattu par un soldat allemand sur un pont qui enjambe l’Orne. Sur le plateau, Mireille et ses grands-parents ignorent ce qui s’est passé. Les soldats allemands forcent la population à quitter la ville. 9000 personnes sont parqués dans les carrières de Mondeville. « Les hommes sortaient la nuit pour rapporter un peu de nourriture », se souvient Mireille. Puis c’est l’exode vers le sud : « On se faisait canarder sur la route. Certains nous donnaient à manger, d’autres disaient que c’était chacun pour soi. » La famille gagne Angoulême, où elle est accueillie. Sans nouvelles de son fils, le père de Robert regagne Caen deux mois plus tard, où il apprend sa mort.

La ville est libérée mais détruite. Pendant des années, des milliers de Caennais vivent dans des baraquements. Mireille se marie, a deux fils. Au nom de son père, elle reçoit des distinctions à titre posthume. Une plaque est inaugurée sur leur maison. Une autre est installée à l’endroit où Robert Castel a été tué. Une rue sera ensuite baptisée en sa mémoire.

« C’était un peu comme si l’histoire recommençait. Pendant deux mois, nous avons eu peur. »

Cette histoire, Mireille ne cessera de la raconter. Son mari gardera toutes les traces qu’il trouvera, les coupures de presse sur les commémorations, les actes de l’état civil certifiant l’engagement de Robert Castel dans la Résistance… En 2018, Mireille décide « sur un coup de tête » de tout envoyer aux archives du Calvados. « Pour montrer combien nous avons souffert, il faut que ça se sache », dit-elle aujourd’hui. En 1986, elle est invitée à la pose de la première pierre du Mémorial de Caen. La présence de soldats allemands la met en colère. « Je ne l’ai pas admis, après ce qu’il nous ont fait… Je sais que maintenant, il faut arrêter avec ça. Mais à l’époque, j’ai écrit au maire de Caen, pour lui faire part de ma colère. »

Entendre la Marseillaise, le chant des partisans – « les chants qui ont été entonnés à l’enterrement de mon père » , regarder la panthéonisation de Missak Manouchian ou des reportages en Ukraine et Mireille repart dans ses souvenirs, avec douleur. « Toutes ces images que j’ai gardées en tête, cela m’a rendu malade… et puis le fait que j’ai manqué de nourriture étant petite. » Sur un mur de son appartement, son père est là, devant une moto. Mireille pose devant avant de se rasseoir, le souffle court. Sur une étagère, une autre photo : son fils, mécanicien de la marine, se voit remettre une distinction. Dans les années 1980, il s’est rendu au Liban, en pleine guerre. Mireille se rappelle de l’armée lui demandant des informations sur son fils, « en cas de décès ». « C’était un peu comme si l’histoire recommençait. Pendant deux mois, nous avons eu peur. » Le bateau reviendra à Toulon et Mireille recevra un télégramme lui indiquant la bonne nouvelle : son fils est vivant.