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Souvenirs de la guerre : le témoignage de Germaine Dufour Leclercq

Je m’appelle Germaine Dufour Leclercq, je suis née en septembre 1932, dixième de 11 enfants. J’avais presque 7 ans à la déclaration de guerre. Je venais de perdre mon père en juin 1939.

Nous habitions un village, Trois Monts, en «Suisse normande» à 20 kilomètres au sud de Caen et 10 de Thury Harcourt. Pour aller à Caen, ma mère avait acheté un cheval, Favori, et une carriole (on ne trouvait plus d’essence), cela prenait deux heures aller et deux heures retour. Elle laissait le cheval à l’entrée de Caen dans une écurie. La première fois, pour le retrouver, en voyant toutes les croupes, elle eut du mal à le reconnaître, elle l’appela en marchant tout au long, il tourna la tête et elle dit: c’est lui! «Vous êtes sûre?» – «oui!» Mais elle ne fut sûre que quand il fut dans les brancards.

Les hivers étaient très froids, notre grande maison glaciale. Pour tout chauffage il y avait un poêle à bois et une cuisinière à bois dans la cuisine. J’avais chaque année des engelures aux mains et aux pieds qui démangeaient et faisaient mal. Nous avions des sabots de bois que nous fourrions avec des peaux de lapin. Les chaussures et les bottes étaient très rares. A une époque, il n’y avait plus d’électricité, nous nous éclairions avec des lampes à acétylène qui avaient une odeur forte et très spéciale. Les soirs d’hiver, ma mère et moi mettions chacune une brique dans le four de la cuisinière que nous entourions ensuite d’un bout de journal, c’était notre bouillotte. Mes frères étaient sans doute moins frileux. Nous n’avons pas vraiment manqué de nourriture, étant entourés de fermes où l’on pouvait se procurer des œufs, du beurre et de la viande. Mais la nourriture était très simple, le strict nécessaire, pommes de terre, rutabagas, haricots…

Ma mère faisait partie d’un réseau de la Résistance et avait accueilli un jeune homme nouvellement marié et qui aurait dû partir en Allemagne au STO, (elle lui avait donné de faux papiers avec comme prénom le prénom de notre père) et également le chef de ce réseau, le Colonel Pérey. Les aînés étaient au courant mais nous pensions qu’il était notre grand-oncle. Le Colonel avait un émetteur qui lui permettait d’entrer en contact avec les alliés, nous habitions sur un coteau de l’Orne. Quand il voulait émettre, il descendait au bord de l’Orne où il y avait un vieux moulin. Lorsque les Allemands voulaient dire quelque chose à maman, elle leur disait, attendez, je vais appeler mon oncle, il parle un peu allemand !

La nuit du 5 au 6 juin, vers 2 h du matin, ma mère nous réveilla pour nous dire: «Ecoutez, ce sont les alliés qui débarquent!» Elle était au courant par le réseau que le débarquement aurait lieu cette nuit là. Quelle joie! Le bruit était impressionnant, un grondement continu. Nous pensions que les Anglais seraient là en trois jours…Hélas, ce ne fut que le 17 août que nous avons eu la joie de voir la première chenillette, les premiers Anglais. Bien des choses s’étaient passées entre deux. Un État Major Allemand s’était installé dans une partie de la maison. Des soldats allemands tout autour. Bombes et obus tombaient aux alentours, la nourriture se faisait rare. Mais notre maison ne fut jamais bombardée, malgré l’état major allemand car les alliés savaient que le Colonel Pérey l’habitait également.

Mais vers le 20 juillet, il nous fut ordonné de partir ainsi que tous les habitants de village. Ma mère discuta longuement mais on lui répondit que, si nous restions, ils seraient obligés de nous fusiller comme espions. Ils mirent à notre disposition un camion où ma mère empila tout ce qu’elle pouvait, et mon petit frère et moi avec la jeune femme de celui que ma mère avait accueilli (elle était enceinte de 6 mois) nous somme montés à l’avant près du chauffeur, un soldat à l’extérieur sur chaque marche-pied. Lorsque des avions de chasse étaient en vue, il y avait souvent des arbres où s’abriter, les Allemands filaient s’allonger dans le fossé, nous restions sagement assis dans le camion, nous avons vraiment été protégés. Ma mère et le reste de la famille nous rejoignirent à bicyclette. J’étais déçue de ne pas les accompagner mais il n’y avait plus de bicyclette pour moi.

Le village où nous avons atterri se trouvait dans le département de l’Orne, au centre de ce qu’on a appelé«la poche de Falaise». Là également nous partagions la maison, qui appartenait à ma grand-mère, avec un état major allemand. Les Allemands essayaient toujours avec leurs canons DCA de démolir les avions alliés. Lorsqu’ils y arrivaient, ils poussaient des cris de joie, et nous pleurions. Un jour où nous avions vu tomber un avion, plusieurs parachutistes étaient descendus dans cet horrible champignon de fumée. Le lendemain ou le surlendemain, un de mes frères proposa d’aller voir sur place. Nous y sommes allés à travers champs et bois à deux ou trois kms. Les débris de l’avion couvraient une surface énorme. Je vis une bottine qui dépassait d’un parachute et je la soulevais, c’était le cadavre d’un des parachutistes. Nous avons soulevé le parachute en entier, le visage était déjà dévoré par les asticots. Il portait une chaîne avec une médaille, nous l’avons délicatement prise et plus tard l’avons remise aux autorités anglaises. Ce sont des choses que l’on n’oublie pas. Je n’avais pas tout à fait douze ans à l’époque. Nous avons fêté le 15 août. Et le 16 août, nous avons vu les Allemands fuir par tous les moyens possibles. La nuit suivante, l’état major est parti, la poche de Falaise se refermait et tous essayaient de fuir par le seul endroit où c’était encore possible. Les habitants du village se serraient dans notre cave, la seule du village pendant qu’un frère et une sœur aînés étaient montés sur une petite plateforme sur le toit. Ils m’ont aidée à monter, et c’était impressionnant de voir des lueurs tout autour et d’entendre les coups de canon.

De fait, c’est le lendemain que nous vu arriver les premiers soldats anglais sur une chenillette. Ils nous ont donné des tablettes de chocolat, denrée que nous n’avions pas mangé depuis des années! Ma mère envoya deux de mes frères à bicyclette voir ce qui restait de notre maison. Ils revinrent le lendemain: la maison était debout, mais trois obus allemands avaient fait pas mal de dégâts, surtout celui sur la toiture. Tous les cyclistes repartirent sans tarder, et maman nous laissa chercher un moyen pour revenir. Le lendemain était un dimanche. Après la messe, j’avisais avec mon pauvre anglais un officier dans l’allée de l’église, c’était un aumônier, il accepta de nous ramener à Trois-Monts l’après-midi dans sa jeep. Il était accompagné de son ordonnance qui nous donna une photo de sainte Thérèse encadrée. Et nous sommes rentrés à bon port.

La maison était dans un état pitoyable. Extrêmement sale. Les soldats avaient dormi dans les lits sans se déchausser, les armoires et placards étaient vidés, tout jeté par terre, la vaisselle sale. Pas d’électricité donc pas d’eau. Le seul robinet où nous pouvions avoir de l’eau était dehors en contrebas où l’eau de la citerne pouvait arriver. Une vache était crevée tout près dans la ferme et gisait dans une mare d’asticots. Nous étions envahis de mouches et devions protéger notre assiette d’un mouchoir pour éviter de les manger. Heureusement les Anglais versèrent un jerrycan d’essence sur la vache et y mirent le feu, ce qui détruisit les asticots.

Non loin de la maison, dans un pré, il y avait un camp de soldats en repos, quand nous avions faim, nous allions les voir, ils nous servaient du thé, du pain très blanc, de la confiture, du corned beef, et ils étaient heureux de voir des enfants parler un peu d’anglais. Notre mère fut décorée de la croix de guerre, c’est sans doute le colonel Pérey qui l’avait demandé. Le Général Koenig la lui remit en juillet 1945, elle était la seule femme, un peu impressionnée. Et que lui dit-il? «Comment avez-vous fait pour avoir cette médaille, ma petite dame, vous avez fait la folle ou la sotte? -Ni l’un ni l’autre mon Général!» Comme galanterie, il y a mieux…Mais la guerre était finie, la vie reprenait normalement, nous avions regagné le nord, notre région d’origine. J’étais à Armentières le 8 mai, quelle fête, tout le monde était dans la rue, jusque tard le soir, il faisait un temps magnifique.

Propos recueillis par Brigitte Meyer