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"Les messages que ma mère tapait à la machine sont aujourd’hui encore vraisemblablement dans les archives du Pentagone."

Marc Lamy raconte l’histoire de ses parents, Guy et Edith.

3 juin 1944

Mon père, Guy Lamy, aura bientôt 24 ans. Élevé par ses grands-parents, suite au décès précoce de sa mère, il rejoint régulièrement son père et sa sœur, route de Bretteville à Douvres, pour les week-ends. Il en profite pour aller faire des relevés des fortifications allemandes sur la côte pour son réseau de résistants ; il a bénéficié pour cela de la complicité d’un secrétaire de mairie de Douvres qui lui a fait un laisser-passer de résident permanent de Saint-Aubin sur mer, dans une maisonnette, en réalité mise en location par ses grands-parents à d’autres personnes. J’ignore si ce héros douvrais qui a fabriqué des faux-papiers pour des résistants et a falsifié des documents administratifs pour apporter des aides à la population de Douvres qui souffrait, et qui est mort en déportation, possède aujourd’hui une rue ou une stèle qui honore sa mémoire.

La maison de mon grand-père qui est assez grande a été en partie réquisitionnée par l’armée allemande et deux officiers allemands y résident. Ils sont arrivés il y a peu, pour succéder à deux autres officiers qui y ont séjourné pendant près de deux ans, dont l’un d’eux, lieutenant, et grand francophile n’hésitait pas à s’immiscer dans les conversations des locaux pour leur signifier que s’il était français il suivrait plutôt le général de Gaulle que le maréchal Pétain! Ce même officier dont le régiment venait d’être muté à Carpiquet quelques semaines avant le débarquement, était revenu à Douvres à pied, dès sa première permission, pour avertir mon père qu’il devait être plus discret lorsqu’il écoutait Radio Londres et le mettre en garde contre les deux officiers qui lui avaient succédé, réputés impitoyables.

Le 3 juin 1944, mon père est à Douvres en convalescence, car il vient de subir une intervention chirurgicale; ce soir là, il informe son père de la date du débarquement et de son rôle dans la résistance. Le père et le fils vont vraiment se découvrir pendant cette nuit où ni l’un ni l’autre ne dormiront. Mon grand-père, chef de division à la préfecture, possède indirectement des renseignements sur les mouvements des troupes allemandes par des informations qui lui sont transmises, comme les livraisons alimentaires de l’armée allemande. Il sait ainsi que les soldats allemands chargés de faire fonctionner les batteries d’artillerie à la Pointe du Hoc se trouvent en fait à Maisy et que le site de la Pointe du Hoc n’est donc plus stratégique. Fort de cette information, mon père se rend au bureau de poste de Douvres le 4 juin dès l’ouverture. La Pointe du Hoc n’est plus un objectif majeur pour les alliés, contrairement à Maisy; il doit envoyer un télégramme à un contact sur Saint-Malo, contact susceptible de faire remonter dans la journée l’information jusqu’en Angleterre. C’est une procédure très risquée que de communiquer par télégramme et on ne peut l’utiliser qu’une seule fois, en cas d’information mettant en jeu la survie du réseau ou d’importance capitale pour les alliés; si l’un des membres du réseau l’utilise, il doit disparaître immédiatement dans la nature, ainsi que son contact. Mais au bureau de poste, il est impossible de transmettre un télégramme ce jour-là! Pendant la nuit un autre réseau de résistants a fait sauter les lignes de télécommunication pour préparer le débarquement. Mon père n’a pas pu changer le cours de l’histoire. L’assaut de la Pointe du Hoc reste pour tous les américains le symbole de la bravoure de leurs soldats, à tel point que le site appartient aujourd’hui aux USA.

Dès le matin du 6 juin, mon père et sa sœur se rendent sur les points hauts de la ville pour apercevoir les navires alliés, mais n’y restent pas trop longtemps à cause des tirs d’artillerie marine dont certains obus passent au dessus de leurs têtes. Pour se protéger de l’artillerie marine et surtout des bombardements aériens alliés, ils vont creuser une tranchée dans leur jardin pour s’y réfugier à chaque alerte. Après quelques jours, ils iront dormir comme beaucoup de Douvrais, dans les caves de la Sainte Famille à « la Délivrande », dans un secteur épargné par les bombardements ; c’est très difficile d’y dormir au milieu d’une population inquiète et parfois traumatisée, mais mon père et son beau-frère vont pourtant y trouver un lieu tranquille où ils vont à peu près réussir à dormir, la morgue !

Nuit du 6 juin 1944

Ma mère, Edith Brégaint, a 18 ans. Elle a perdu son père, puis sa mère à quelques mois d’intervalle emportés par des cancers. Placée sous tutelle, puis séparée de ses frères et sœur, elle « atterrit » chez un oncle peu sympathique, propriétaire d’une maison à Franceville et d’une autre dans un petit hameau isolé d’Amfréville. Apprenant l’imminence du débarquement, cet oncle décide de s’installer avec sa femme et sa nièce dans la maison d’Amfréville, plus éloignée de la côte et donc moins exposée aux bombardements navals. Dans la nuit du 6 juin 1944, ma mère est réveillée par des bruits de tirs et assiste par une fenêtre à un spectacle qu’elle m’a décrit bien des années plus tard comme « effrayant et féerique »: dans la lumière des projecteurs de la DCA et des balles traçantes, des centaines de parachutistes emplissent le ciel; certains ne toucheront pas le sol vivants. Et puis, après quelques minutes, c’est le silence, un silence pesant, jusqu’à ce qu’on toque à la porte de la maison. Ma mère se précipite et laisse entrer un groupe de jeunes soldats anglais, un peu perdus qui avaient eu la peur de leur vie. Elle est ravie de leur parler en anglais et elle leur propose un thé qui les aidera à reprendre leurs esprits.

Mais, que n’a-t’elle fait là? Contrairement à Ranville libérée dès le 6 juin, ce hameau d’Amfréville va se trouver au milieu des combats pendant encore 2 mois! Son oncle attend la fin des combats pour chasser de sa maison la « bouche inutile à nourrir », l’inconsciente qui les a mis en danger. Il se débarrasse par la même occasion de sa propre femme qui soutient sa nièce. Ma mère cherche alors du travail. Quand l’armée américaine établit pour plusieurs mois son quartier général arrière à Deauville, elle apprend que les Américains cherchent une secrétaire sachant parler anglais; elle se présente et est retenue. Pendant plusieurs mois, les messages arrivant du front remontent à Deauville pour y être triés et classés par des officiers qui en font des synthèses que maman tape à la machine; c’est ainsi que, tout juste âgée de 18 ans et donc encore mineure, elle adresse quotidiennement des courriers à Eisenhower, l’homme qui allait devenir président des États-Unis. Ma mère est enfin libre et considérée!

Les messages qu’elle tapait à la machine sont aujourd’hui encore vraisemblablement dans les archives du Pentagone. Maman est décédée l’année passée, mais cette période de sa vie l’avait beaucoup marquée, à tel point qu’en allant la voir à son EPHAD, elle me disait parfois qu’elle était fatiguée après avoir tapé plusieurs courriers à Eisenhower l Elle était atteinte de la maladie « d’Eisenhower » !