Souvenirs des résidents des Roses de France
Alain Guemier, né le 10 novembre 1949
«Hugo, c’était le fils du boche»
Mes grands-parents avaient une ferme près d’Orbec. Il y avait plusieurs canons dans la cour de la ferme. La Wehrmacht venait chercher du ravitaillement, des œufs et toutes sortes de choses qu’il y avait à la ferme. Ils étaient corrects. Ils payaient tout ce qu’ils prenaient. Par contre, à Orbec, c’étaient les SS. Là, ce n’était plus pareil. Ils défilaient dans Orbec, c’était impressionnant ! Comme ma grand-mère disait: le bruit des bottes sur les pavés.
Né en 1949, je n’ai pas connu les restrictions. Mes parents et mes grands-parents ne parlaient pas beaucoup de la guerre. À l’école, j’avais un très bon copain, Hugo. Quand les Allemands ont remonté la poche de Falaise, l’un d’eux s’est réfugié dans une ferme pour travailler, la ferme Chotard. Il s’est ensuite marié avec la dame qui l’avait accueilli. Les frères et sœurs de la dame l’ont rejetée. Sa famille n’acceptait pas qu’elle se soit mariée avec un Allemand. Ils l’appelaient la Boche.
«Je n’ai jamais parlé de tout ça.»
Le soldat allemand et cette dame ont eu un fils, Hugo. Il s’appelait Hugo Schmalfuss mais il a porté le nom de sa mère, Chotard. Ce soldat qui était de Baden-Baden, est reparti cinq ou six ans après. Il était gentil pourtant. Il ne devait pas être heureux. Hugo, depuis, est allé à Baden-Baden, mais je crois qu’il n’a pas réussi à revoir son père. Sa mère a vécu un calvaire. Heureusement, la grand-mère d’Hugo aimait bien son petit-fils.
Hugo doit être en Bretagne maintenant, mais j’ai perdu son numéro de téléphone. Je n’ai jamais parlé de tout ça à quelqu’un.
Alice Bosquin, née le 6 septembre 1929, résidence des Roses de France à Courseulles
«J’ai toujours les mains sales»
Ma maman a été tuée à la guerre. Un obus est passé et lui a coupé la tête. On n’a pas eu le temps de voir ce qui se passait. Depuis, j’ai toujours les mains sales. J’ai ramassé sa tête dans mes mains. Mes mains étaient pleines de sang. Et depuis, j’ai toujours les mains sales. C’est tout.
J’ai toujours ce souvenir dans ma tête : un cri «Ah !» et c’est tout. Elle n’a pas souffert. J’allais toujours sur sa tombe mais je ne peux plus marcher… Je regarde mes mains et je me demande «Pourquoi ça ?».
J’ai été placée dans une famille avec d’autres enfants de l’Assistance Publique. C’étaient mes frères de cœur. J’ai été placée chez les Blondel. Je me souviens bien que la dame était méchante avec moi.
Pour moi, c’est très important les commémorations. Mais, c’est beaucoup de peine parce que je pense toujours à ma maman.
J’ai été aide-soignante. Souvent de nuit. J’ai toujours travaillé. J’ai eu deux enfants. Simone qui est à Courseulles et Patrick qui était gendarme. Je ne voulais pas qu’il soit gendarme, mais depuis tout petit, il le voulait.
Andrée Vinatier, née le 12 juin 1931
«Je suis contre la guerre, alors les commémorations…»
Je n’ai qu’une photo de mon père à la guerre en 1940, à Forbach, en Alsace. Il ne nous a jamais rien raconté, même pas qu’il avait fui pour ne pas être prisonnier.
J’avais neuf ans quand les Allemands sont arrivés du nord de la France. Nous étions cachés dans une cave, à l’abri des balles. Ils nous ont demandé de sortir. Je me souviens que j’avais très mal au ventre, par la trouille. On entend les grandes personnes qui parlent et qui ont peur elles aussi. On se rend compte du danger quand on sent que les adultes ont peur.
On passait devant la Kommandantur pour aller à l’école. Ils nous disaient «Achtung ! Achtung !, Attention! Attention !» Nous, on ne savait pas ce que ça voulait dire. On pensait que c’était «J’vais te tuer ! J’vais te tuer !» On avait peur. En réalité, les Allemands n’étaient pas méchants avec nous.
Après la guerre, je me souviens d’avoir souffert de la faim, à cause du mauvais pain. Des bateaux ont fait naufrage pendant la guerre, les farines ont été mouillées. Le pain devenait bleu mais on le mangeait quand même parce qu’on n’avait pas d’argent pour en acheter au marché noir. On attrapait la gale du pain.
Ma famille était contre la guerre. Moi aussi, je suis contre la guerre, alors les commémorations… On ne peut pas être pour. Est-ce que c’est important pour les nouvelles générations de se souvenir ? Je me pose la question…
Etienne Delfortrie, né le 11 août 1930 en Belgique
«Les Canadiens sont restés méfiants avec nous.»
Mon père avait acheté une ferme à Bretteville-l’Orgueilleuse en 1938 ou 1939 pour faire le teillage du lin puis il est revenu nous chercher en Belgique. Il y avait des milliers de Belges à la frontière. Les douaniers empêchaient le passage. C’était compliqué. Ils voulaient nous faire passer un par un. Nous avions très peur d’être séparés, mais nous avons réussi à passer la frontière vers la France pendant la relève des douaniers. Mon père pleurait quand on est arrivé en France.
On a quitté la guerre de Belgique pour trouver une autre guerre en Normandie. Ils appelaient Bretteville-l’Orgueilleuse, le petit Cassino (ville italienne détruite au printemps 1944) tellement c’était terrible. C’était presque plus dur qu’en Belgique.
Les Canadiens sont arrivés. Ils ont utilisé l’usine comme forteresse. Ils attendaient les Allemands. Mon père a demandé aux Canadiens s’ils pouvaient attendre le lendemain pour évacuer. Ils lui ont répondu «Oui, s’il y a un lendemain…»
«Quand on parle du Débarquement, les jeunes, ça ne les intéresse pas…»
Les Canadiens ont dit qu’ils avaient été très mal reçus par nous, qu’ils avaient été accueillis froidement. Ils étaient arrivés en pleine nuit. Mon père avait caché des Belges qui ne voulaient pas aller en Allemagne. Pas un Belge ne parlait français; ils parlaient le flamand. Les Canadiens se sont demandés où ils étaient arrivés. Ça a jeté un froid.
Il y a eu énormément de batailles. Ils se sont battus au corps à corps. Mon père a demandé à un Belge d’aller chercher des étoupes parce que c’est un produit de filage du lin qui empêche les balles de passer. Ce Belge est revenu fou. Il a vu des gamins tués le long des murs. Pendant longtemps, on a vu des traces de sang. Les Canadiens nous ont dit que les Allemands étaient déterminés.
Mon père avait donné une bouteille de calva aux Canadiens, mais ils restaient méfiants. Ils nous avaient dit: «Vous ne nous connaissez pas. On ne vous connaît pas». Les soldats canadiens étaient des repris de justice. On s’est quand même côtoyé et par la suite, on est devenu plus proches. Mon père voulait même que je chante une chanson pour le Major Gordon Brown. Il a sa statue devant l’usine. Son fils doit venir au mois de juin. Si je peux le rencontrer, je lui dirai que j’ai connu son père.
Quand on parle du Débarquement, les jeunes, ça ne les intéresse pas… On ne voulait même plus en parler.
France Langlois, née le 1er mars 1936, résidence des Roses de France à Courseulles
«J’ai encore un reste du Débarquement de 1944 dans ma jambe.»
J’avais huit ans pendant le Débarquement. La nuit du 6 juin, mes parents ont réveillé leurs six enfants. La veille, ils nous avaient fait préparer nos affaires, un petit balluchon comme ils disaient. Au réveil, on entendait déjà le parachutage des soldats dans un pré au fond du jardin à Littry. Nous avons ouvert la porte. On ne voyait rien du tout : que des parachutes, des soldats, des bombardements. Nous sommes restés dans la maison.
La nuit même je pense, nous sommes partis dans une tranchée. Ce n’était pas très loin, mais on avait très peur. On pleurait tous. Avant d’arriver à la tranchée, j’ai toujours cette vision de soldats morts dans le jardin avec leur parachute. Il y en a même un, je me souviens, c’était certainement un soldat américain, tout jeune, qui agonisait. Les fourmis étaient déjà rentrées dans sa bouche. Un autre soldat est venu mettre fin à ses souffrances. Cette vision, je l’ai toujours.
Les bombardiers, c’était un bruit infernal. Les avions qui nous rasaient presque et qui jetaient leurs bombes. On ne voyait plus le ciel puis c’étaient les maisons qui s’embrasaient. C’était l’horreur ! Comme si le sort s’acharnait sur nous. Je ne sais même pas comment on a pu être épargnés. Nous avons vécu pendant quelque temps dans la tranchée parce que la maison était occupée par les Allemands. Nous, on essayait de faire le va-et-vient entre la tranchée et la maison pour pouvoir récupérer ce que l’on pouvait manger… La vie était très dure. On était affamés, il fallait se nourrir comme on pouvait.
Un jour, les Allemands nous ont alignés le long du mur avec mes parents. Je ne sais pas ce qu’ils se racontaient entre eux… Ils nous faisaient comprendre qu’ils allaient tirer. Ils faisaient le mouvement, comme ça ! Nous, on s’est tous mis à pleurer. Puis, ils sont partis.
«On était des loques, des loques…»
Après la guerre, les petits couraient dans les champs récupérer les armes qui trainaient. Maman, complètement affolée, nous disait : «Laissez ça, vous allez vous faire tuer !» Ma petite soeur, un jour, a récupéré un objet de guerre, une douille, qu’elle a jetée dans la cheminée et que j’ai récupérée dans la jambe. J’ai encore un reste du Débarquement de 1944 dans ma jambe.
La Croix-Rouge américaine se déplaçait en Jeep tous les jours parce que je faisais une infection incroyable. Maman me transportait dans une brouette de la maison à la tranchée parce qu’elle ne pouvait pas me porter. Les cahotsme faisaient souffrir. Dans la tranchée, nous étions entassés les uns sur les autres, sur de la paille, on dormait comme ça. J’ai attrapé la gale aux deux coudes et ma grand-mère maternelle, adorable comme tout, sortait pour aller me chercher des feuilles de plantain réputées pour guérir de la gale. Elle sortait toujours la première pour nous dire «Allez-y, vous pouvez sortir, il n’y a personne !». Elle risquait sa vie. On avait peur, très peur à chaque instant d’être fusillés. On avait froid et faim. On était des loques, des loques…
Par la suite, les femmes un peu couturières récupéraient les toiles de parachute pour faire des vêtements, pour vendre, pour se faire un peu d’argent. Elles fabriquaient des jupes, des chemisiers…
La mer était rouge
Moi, ce qui reste dans ma mémoire, ce sont les soldats blessés. Il y en avait partout dans la nature. Il y avait un petit bois que l’on traversait. Qu’est-ce qu’on voyait ? Des cadavres, partout. Nous, enfants, ça nous marque à vie.
J’avais un oncle qui habitait Colleville et qui était chargé d’aller chercher les cadavres des pauvres soldats sur la plage. Il me disait : « Tu sais ma pauvre France, tu aurais vu la mer… elle n’était pas bleue, elle était rouge. Tous ces cadavres dans l’eau.» Et lui, avec un cheval et une charrette, il allait récupérer les corps pour les mettre dans une fosse.
Après la guerre, on continuait à avoir peur. Dès qu’on était dehors et qu’on voyait des oiseaux, on avait peur. On avait l’impression que c’était les bombardiers qui arrivaient et on rentrait à la maison en courant. On est traumatisé à vie, je pense quand on a des horreurs comme ça sous les yeux.
J’en ai parlé à mes enfants. Je leur ai expliqué. J’ai essayé de leur faire comprendre ce qu’était le Débarquement. Quand je suis arrivée à la résidence, ils m’ont dit : «Maman, on va t’emmener revoir ce que tu as vécu, les Blockhaus, Arromanches.» J’ai failli me noyer après le Débarquement en marchant sur un ponton du port d’Arromanches. y avait des trous et je suis tombée dans l’eau. C’est un couple d’Américains qui m’a sauvée.
J’assiste aux commémorations. Je pense que c’est bien de les faire. Il faut continuer. Ne jamais oublier. C’est précieux. Je vais dans les cimetières de soldats. Je lis les noms sur les tombes, je pleure.
Hélène Bergar, née le 28 février 1931
«Il y a eu des vengeances après le Débarquement»
Pendant la guerre, les Allemands occupaient des écoles, alors, les garçons avaient classe le matin et nous l’après-midi. A cause du Débarquement, nous n’avions plus d’école. Nous nous sommes retrouvés en vacances dès le mois de juin. Je devais passer le Certificat d’études, mais l’examen a été supprimé. J’ai dû faire une année d’école supplémentaire pour pouvoir le passer. Ça a été une punition pour tous ceux qui étaient de mon âge.
Je me souviens des privations. Mon frère aîné avait été requis pour le travail obligatoire en Allemagne. Le peu de friandises que nous avions, ma maman les envoyait pour mon frère. Ces colis, il ne les a jamais reçus. Tout le courrier était lu et censuré, donc il ne pouvait pas nous dire qu’il ne les recevait pas.
Mon deuxième frère avait entendu dire que l’on pouvait passer en Angleterre pour participer à un futur débarquement. Un beau matin, il est parti avec deux copains. Une chance pour lui, il n’est jamais passé en Angleterre parce qu’il était trop tard. Il avait 19 ans.
On a vécu des choses terribles dans les campagnes. Un voisin cultivateur a été battu par les maquisards. Il était très gentil et allait chercher dans sa famille de la farine, de la viande, qu’il distribuait ensuite dans le village. Ils l’ont tellement battu qu’il en est décédé, dans des souffrances terribles, juste avant le Débarquement. Sa femme était enceinte, elle a accouché pendant le Débarquement. Les maquisards pensaient qu’il collaborait avec les Allemands. Il ne le connaissait pas…
Un autre cultivateur a été fusillé parce qu’il ravitaillait les Allemands mais ne donnait rien aux Français. Il y a eu des vengeances après le Débarquement.
Dans les villes, avec les bombardements, c’était atroce aussi. Les Anglais pensaient tuer des Allemands, mais ils ne tuaient que des Français.
«La jeunesse ne comprend pas ce que l’on a vécu.»
Quand on est enfant, on est ignorant. Quand les avions allemands passaient au-dessus de nos têtes, je courais me cacher sous les haricots à rames que mon père cultivait dans le jardin…et j’avais l’impression d’être à l’abri, d’être protégée. J’entendais les balles qui sifflaient. Zim, zim! Les Allemands avaient laissé plein de munitions dans les champs. Deux de mes petits voisins ont été tués après leur départ. Ils avaient trouvé une grenade. Leur petite sœur qui était un peu plus loin a été blessée. Ça m’a beaucoup marqué. Ils se sont tués dans notre jardin. Ils faisaient partie d’une famille très pauvre. Ils avaient l’habitude de venir voir mes parents, de leur dire bonjour et d’avoir à chaque fois une tartine de pain et de beurre. Il y a des moments qui ne sont pas gais…
Je trouve qu’on médaille les personnes trop tard. Maintenant, on en fait tout un plat, mais il aurait fallu faire les commémorations bien avant.
Mais, c’est important d’en parler aux jeunes générations parce qu’ils ont du mal à comprendre quand on leur explique ce qu’on a vécu. Ils sont difficiles à table. On voit bien qu’ils n’ont pas connu la guerre ! Ils ont l’air de dire: «Qu’est-ce qu’elle nous raconte ?» Moi, j’ai souffert de la faim pendant la guerre alors, je ne gaspille pas. Même une miette de pain. La jeunesse ne peut pas se rendre compte de ce que c’est une guerre.
Ma fille m’a dit : «Maman, tu as des choses importantes à dire. Tu ne t’en rends pas compte ! Il faut les raconter.»
Liliane Yver, née le 9 juin 1935
«Mémère, c’est peut-être bien un orage?»
Je suis née à Condé-sur-Noireau qu’on appelle maintenant Condé-en-Normandie. Pourquoi changer? Je m’en suis rendue compte une fois où j’ai été hospitalisée. C’était écrit sur mon bracelet. Je leur ai dit que je n’étais pas née à Condé-en-Normandie. Ils m’ont dit que ça s’appelait comme ça maintenant. Ça fait bizarre de ne plus avoir son lieu de naissance…
J’ai perdu ma maman à l’âge de trois ans. Quand on perd sa maman, on perd tout. Le métier de mon papa, c’était boulanger-pâtissier, mais avec trois petites filles, c’était trop. Alors, il est devenu routier. Il ne nous a jamais délaissées. On n’a jamais manqué, jamais, aussi bien de vêtements que de nourriture. Le plus dur, c’est quand Papa s’est remarié. Je voulais être institutrice, mais ma belle-mère me répondait que je ne ferai pas d’études. Je suis partie travailler quatre ans dans une ferme. Et un jour, j’ai fait mes valises. Ma belle-mère m’a dit: «Tu vas où ?» Je lui ai dit: «Je pars.»
Le lendemain, je rencontre un homme qui veut m’inviter à danser. Je décline: «Ah, non, je ne sais pas danser.» «Tu aurais appris !», m’a fait remarquer mon père. Et c’est devenu mon mari.
Pendant la guerre, mon père nous avait emmenées à Secqueville-en-Bessin chez ma grand-mère. Je me souviens de la nuit du Débarquement. J’entendais beaucoup de bruit. Papa était à l’hôpital. Je me suis mise près de ma grand-mère, dans le lit. On voyait le feu au loin. Je lui demandais «Mémère, qu’est-ce qui se passe ?» « Ce n’est rien, ce n’est rien !Dors». Ma soeur aînée qui était assise dit : «C’est peut-être bien un orage ?» «C’est ça !» a répondu ma grand-mère. Mais moi, je n’y croyais pas. Tout à coup, on a entendu un avion, un boucan terrible. C’est un avion qui a traversé le village et qui est allé jeter ses bombes dans un champ. Il a dû voir que c’était un petit pays ; il allait nous tuer tous. Il a traversé très vite.
Je l’entends encore. Ces trous énormes sont restés longtemps comme ça.
Marcelle-Marcelina Guillaume, née le 15 juillet 1936
«Je cours après les souvenirs qui se sont effacés»
Mon prénom, c’est Marcelle et… Marcelina sur Facebook. J’ai repris mes origines italiennes sur le tard parce que Marcelina, ça me parle mieux de l’Italie que Marcelle. Je n’ai pas du tout vécu en Italie. Maman a passé la frontière dans les années 30 pour fuir Mussolini. Elle en a très peu parlé. En fait, à moi pas du tout. Moi, je n’ai pas été la fille qu’elle attendait en fait. Je ne sais pas pourquoi. Je pense qu’elle a fui une famille compliquée. C’était une grande fratrie. Les enfants ont été enlevés à leur mère et ont été placés très jeunes. Elle a dû vivre des choses qu’elle ne voulait plus raconter.
Donc, je suis née le 15 juillet 1936 d’une mère italienne et d’un père français à Ézanville qui était dans la Seine-et-Oise (qui est devenu le Val-d’Oise) à une vingtaine de kilomètres de Paris. Mes parents avaient un petit commerce d’épicerie. Maman a rencontré papa, un Français. Elle s’est mise à parler français tout de suite parce que dans le commerce, il le fallait. Elle a été très mal vue. Une Italienne représentait quelque chose de pas bien pour les Français mais elle était très commerçante donc elle a su appâter ses clients. Et voilà, ils ont démarré ce petit commerce.
Un Allemand est sorti de la chambre
En 1939, moi j’avais trois ans donc je n’ai aucun souvenir. Je commence à vivre dans ma tête à l’âge de 19 ans, à mon premier mariage. Toute la période d’avant est effacée. J’ai des anecdotes que l’on m’a racontées, qui n’ont pas éveillé de souvenirs… mais les anecdotes sont là. Il y a eu la période de l’exode. Nous sommes partis dans l’Yonne, parce que nous avions un cousin qui était directeur d’école à Paris et cette école possédait un château à Dannemoine. Je suis petite fille. J’ai cinq ans. Papa m’a raconté que pendant l’exode, maman a vu sortir un Allemand de la pièce où je dormais toute seule. Cet Allemand lui aurait dit qu’il avait un enfant du même âge en Allemagne et qu’il était très content de m’avoir vue. Je n’en saurai jamais plus.
On est revenu à Ézanville. Tout avait été dévasté, le magasin fouillé, des affaires volées. Papa avait du matériel pour tirer lui-même ses photos. Tout ça a été volé. Ce qui restait avait été saccagé. Petit à petit, ils ont repris le commerce et on est arrivé à la Libération dont moi je n’ai pas entendu parler.
Pendant la guerre, j’ai été opéré de l’appendicite dans une clinique gérée par des religieuses. Vous vous rendez compte de tout ce que mon corps a ressenti et dont je ne me souviens pas ! Pendant un moment, ça a été affolant pour moi quand j’étais plus jeune. Je courais après les souvenirs. C’était obsessionnel ! Avec le temps, ça s’est calmé.
Le commerce a repris. Maman a failli être tondue parce qu’on l’a traitée de collaboratrice, sans preuve, simplement du fait qu’elle était italienne. Ça s’est arrangé, apparemment ça ne s’est pas fait. Maman, qui était très commerçante, a fait du commerce avec tout le monde, même avec les Allemands. Ce qui l’intéressait, c’était l’argent qui rentrait pour faire vivre sa famille.
Les commémorations
Le hasard fait que je suis arrivée à Courseulles en 2007. J’ai commencé à voir les cérémonies du Débarquement et j’ai participé à tout parce que ça m’a intéressée de voir les vétérans. Je me suis dit : il y en a bien un qui va me raconter quelque chose. J’ai discuté avec eux. Ils ont parlé d’eux et de ce Débarquement. Moi, ça m’a troublée. Ça m’a émue à un point… de voir arriver ces jeunes hommes sur la plage et se faire canarder par les Allemands, ça m’a pris au corps… Mais ça ne m’a pas donné de réponse.
J’ai été bénévole au musée de Ver-sur-mer. J’y ai rencontré des vétérans. À chaque fois, j’ai pleuré. C’était très émouvant. Il y a quelque chose qui n’émerge pas. Mais il y a un ressenti important. Je regarde toujours à la télévision les commémorations. Mais j’entends parfois des jeunes qui disent: «Bon, ça suffit maintenant!» Ils n’ont pas vécu tout ce que les anciens ont vécu. Il faut simplement leur dire que si on n’était pas venu nous délivrer, on ne serait peut-être plus Français aujourd’hui. C’est bien que les écoles participent. Des petits viennent mettre des gerbes sur les monuments aux morts. Je pense qu’eux ça leur restera parce qu’ils sont également marqués dans leur enfance.
«À l’époque, on ne traitait pas le traumatisme»
Tous les anciens combattants que j’ai rencontrés se comportent de la même manière. Ils ne parlent pas des choses difficiles qu’ils ont vécues. Aujourd’hui, quand on vit un événement traumatique, on a l’intervention des psys. A cette époque, pas du tout. C’est pour ça que le trauma qui n’est pas réglé au moment, il perdure toute la vie. On a ça sur les épaules.
Pourtant, on survit à toutes ces histoires. Tous les psys que j’ai vus en étant adulte m’ont dit que ça m’avait aussi donné de la force. Mais ça, on le comprend plus tard.
L’homme est malade. Pourquoi avoir toujours cette envie de faire le mal alors qu’on pourrait vivre heureux quand même ?
J’en ai parlé un peu en famille, pas beaucoup parce que ma fille aînée qui est psychanalyste, je crois que quelque part, elle m’en veut. Elle ne comprend pas ce que j’ai vécu enfant avec ma mère, parce qu’elle était très proche de sa grand-mère. Moi, je sais ce que j’ai vécu… J’ai retrouvé, quand j’ai déménagé, un petit carnet avec l’écriture malhabile de maman, avec une adresse italienne. Je ne sais pas ce que ça veut dire, à quoi ça peut aboutir. J’ai cherché, mais je n’ai pas trouvé. Cet objet-là, c’est quelque chose d’important, ce petit carnet…
Rolande Ferey, née le 6 octobre 1921
«On dit que les premiers qui ont débarqué, c’étaient des prisonniers.»
J’étais à Sainte-Mère-Église le 6 juin 1944. On s’est couchés Allemands et on s’est réveillés Américains. On a eu une nuit agitée parce qu’il y a eu des parachutistes et des largages de planeurs. On se disait : «Qu’est-ce qu’ils abattent comme avions ! On ne réalisait pas qu’ils venaient d’arriver !»
J’ai vu tous les parachutes qui tombaient. C’était impressionnant ! Il y a eu trois incendies. C’est à ce moment que le tocsin a sonné pour appeler les pompiers et que le parachutiste qui était sur le clocher a eu droit aux cloches.
Je travaillais à la laiterie. Ma fille avait une dizaine de jours puisqu’elle est née le 26 mai 1944. J’ai travaillé jusqu’au 15 mai et je faisais huit kilomètres de vélo par jour. Pas de congé de maternité, de tout ceci et de tout ça! On accouchait chez soi et ça se passait très bien. Ma mère était venue m’aider tandis que mon père était resté à Cherbourg, où il travaillait dans les chemins de fer. Il pensait ne jamais nous revoir. Quand on s’est retrouvés, ses cheveux étaient devenus tout blancs.
«Quand on était une femme…»
Moi, j’étais à la maison avec ma mère et ma fille. Mon mari, lui, était brancardier. Il enterrait les morts, soignait les blessés, remettait en route les autos qui ne marchaient plus. Les Américains avaient débarqué avant à Sainte-Marie-du Mont. Ils ont fait la jonction avec Sainte-Mère relativement facilement. D’ici, ils allaient attaquer les Allemands repartis sur Montebourg où ils ont tenu très longtemps. Puis, ils ont filé sur Cherbourg et la percée d’Avranches. On ne savait rien de ce qui se passait. On a découvert ça longtemps après…
Chacun a repris son rythme de travail, avec les Américains, en faisant attention parce que… C’est ça qui est terrible, on était presque plus embêtées par les Américains que par les Allemands. Quand on était une femme qui circulait… Moi du temps des Allemands, j’ai circulé à toute heure de la nuit parce que je remontais à Cherbourg chez mes parents alors que je travaillais à la laiterie de Chef-du-Pont. Je prenais le train. Je n’ai jamais eu de problèmes. Les Allemands étaient sanctionnés s’ils attaquaient une femme. Tandis que les Américains… On dit que les premiers qui ont débarqué, c’étaient des prisonniers…
Témoignages recueillis par Marie-Françoise Daugan. Photographies Emmanuel Blivet.