L'écriture à l'ère du numérique

Quand écrire et créer se confondent

Pour Madeleine, plasticienne, l’écrit accompagne d’un bout à l’autre la création artistique.

Entrer chez Madeleine (prénom d’emprunt), c’est découvrir un univers hétéroclite, mais très organisé. Sur des étagères de bois s’alignent des récipients où sont soigneusement triés des objets surprenants: ressorts, clous tordus, vieux robinets…Car Madeleine collecte:« Je fais une accumulation d’objets dont je sais que je vais faire quelque chose. » Ses matériaux de prédilection sont le papier des vieux livres et le plastique des bouteilles, qu’elle met en forme dans des collages ou des sculptures, mais pour elle,  »toute rencontre avec un matériau, quel qu’il soit, c’est une aventure de création. « 

L’univers de Madeleine, c’est aussi, disposés sur une table basse, des carnets, sortis à l’occasion de notre rencontre. Elle les feuillette tout en parlant de leur rôle dans son travail.  »J’ai toujours un carnet qui m’accompagne. » Lorsqu’un nouveau projet créatif s’annonce, elle file à la bibliothèque consulter des ouvrages.  »Je note toutes mes recherches, des citations. » Ces carnets sont multifonctions: organisation pratique, mais aussi réflexions, schémas, dessins… tout ce qui contribue à faire émerger une idée et à l’aider à s’épanouir.

Exposer ses carnets

La main de Madeleine survole ses carnets, en choisit un, l’ouvre, s’exclame:  »Ah tiens, je le cherchais ce travail-là!  » Elle prend un temps et se souvient: lors d’une exposition de ses créations en vieux papier, les organisateurs ont aperçu son carnet, et lui ont suggéré de l’exposer aussi. Cela a été un déclic.  »J’ai présenté les réflexions, les schémas, les croquis, et il y avait un vrai intérêt des gens. Autant avant, j’avais écrit les carnets pour moi, autant après, ils sont devenus des outils de communication.« 

Ses écrits sont devenus ainsi en partie destinés au public de ses expositions. Elle constate que les visiteurs viennent plus facilement vers elle après avoir lu ses textes. Elle souhaite donner à voir son cheminement, pas expliquer. Elle avoue ne pas forcément écrire de façon très académique, laisse une place à la poésie, veut permettre à l’autre  »de se laisser avoir des émotions » par rapport à son travail.

Plaisir de l’écriture manuelle

Mais à quel point l’écriture s’inscrit-elle dans l’acte même de création?  »Quand j’écris, j’ai le geste d’écriture que j’aime particulièrement, un geste délié, où l’écriture suit la pensée. C’est souvent peu lisible. » Elle réfléchit et préciseécrire très vite et ne rien censurer:  »peut-être ce qu’on appelle l’écriture automatique?  » Elle reprend ensuite son texte en organisant davantage mots et phrases. Si elle aime chercher le mot adéquat, faire en sorte que la phrase  »résonne« , elle n’en garde pas moins  »ce plaisir de l’écriture manuelle, le plaisir du premier jet« .

Ce plaisir, elle le cultive.  »Il y le geste cérémonial d’ouvrir le carnet, je m’installe dans un moment d’écriture. » Et le matériel n’est pas choisi au hasard: « Mes carnets ont des feuilles sans lignes, un papier un peu jaune et épais. Il faut que mon crayon glisse dessus. » Et après beaucoup d’essais, elle a fini par trouver son « stylo idéal« , à la pointe fine.
Dans ses carnets, page après page, se succèdent écriture au crayon, liste de mots, schémas, textes imprimés, coupés et collés… presque des carnets de voyage. Chez Madeleine, création et écriture constitue un tout: « il manque quelque chose si ce n’est pas là.  » Et elle ajoute:« L’écriture me constitue aussi.« 


Clavier ou stylo pour l’écriture? Un sujet sensible!

L’arrivée du numérique a modifié notre rapport à l’écrit, et son usage dans l’éducation suscite au fil du temps des débats passionnés.

Le sujet a tout pour déclencher les passions: d’une part, il touche à l’éducation, un domaine sur lequel tout le monde a un avis; d’autre part, il concerne les écrans, que nous sommes nombreux à utiliser quotidiennement, mais qui, malgré cela, font peur. En témoigne le succès d’ouvrages tels que celui de Michel Desmurget, au titre délicieusement nuancé:  »La fabrique du crétin digital« . En 2014, on apprenait que outre-Atlantique, certains États américains avaient décidé que les enfants apprendraient à écrire directement au clavier, sans passer par l’apprentissage de l’écriture manuelle. Branle-bas de combat dans les rédactions: cela allait-il arriver en France? On se rassure, apprendre à écrire manuellement est bien resté inscrit dans les programmes du Ministère de l’éducation nationale. De fait, les études montrent que cet apprentissage est important dans celui de la lecture: le geste de tracer les lettres s’inscrit dans la mémoire du corps, et permet par ce biais une meilleure reconnaissance des caractères; il est ainsi plus facile de faire la différence entre le  »b » et le  »d« , qui se différencient uniquement par la hampe à droite ou à gauche (1).

Les adeptes du stylo comprennent mieux le cours…

2016: une étude américaine de Pam A. Mueller et Daniel M. Oppenheimer (2) s’intéressait à l’arrivée des ordinateurs portables, et son effet sur la pratique de prises de notes, notamment dans les amphis des universités. Outre le fait que l’ordinateur portable apporte son lot de distractions (réseaux sociaux, mails, et autres), les auteurs concluaient que la prise de notes sur clavier, plus rapide, inclinait les étudiants à une prise de note in extenso, alors que les adeptes du stylo, plus lents, étaient contraints à choisir ce qu’ils notaient, et pour cela, à mieux comprendre le contenu du cours. Cet étude a fait grand bruit – encore un effet délétère des écrans -, même si elle était prise avec une certaine prudence par les spécialistes: elle n’indiquait pas par exemple la rapidité de frappe des étudiants, qui pourrait influer sur leur pratique. La question s’est posée dans certaines écoles du supérieur de la pertinence d’une interdiction des portables. À la Business School de Toulouse, où ils étaient obligatoires en cours, M. Okongwu, son directeur académique, se disait peu convaincu par l’étude:  »Que l’on note sur du papier ou sur ordinateur, le travail intellectuel ne change pas. Il n’y a que le support qui est différent« . (3)

L’importance de l’apprentissage de l’écriture à la main

En 2020 paraît une nouvelle étude norvégienne menée par Audrey van des Meer(4) : lors d’une écriture manuscrite, l’activité cérébrale est accrue dans une région du cerveau, et selon une fréquence, corrélées à une amélioration de la capacité à encoder de nouvelles informations. Cette activité ne se retrouve pas lors d’une écriture sur clavier. Alors que ses conclusions vont dans le même sens que l’étude de 2016, l’écho donné n’a pas du tout été le même, comme si, quelques années après, l’usage d’ordinateurs par les étudiants était devenu une telle évidence que le remettre en cause n’avait plus de sens.

Il est à noter que les auteurs de cette dernière enquête ne rejettent pas l’usage du numérique. Ils mettent en valeur l’importance de l’apprentissage de l’écriture à la main à l’école, notamment par l’exercice de capacités sensorimotrices complexes, bénéfiques au développement du cerveau. Mais ils soulignent aussi les atouts du numérique dans le cadre des études comme par exemple la possibilité d’échanges rapides. Et ils ajoutent qu’il est possible de jongler entre les différentes techniques.Un constat loin des jugements à l’emporte-pièce.

  • 1. Legrand C. Jean-Luc Velay, chargé de recherche au CNRS à l’Institut des neurosciences physiologiques et cognitives, à Marseille : « La reconnaissance des lettres passe par la mémoire du geste ». La Croix. 8 oct 2013;39703(39703):15.
  • 2. Mueller PA, Oppenheimer DM. Technology and note-taking in the classroom, boardroom, hospital room, and courtroom. Trends Neurosci Educ. 1 sept 2016;5(3):139‑45.
  • 3. Floc’h B. Clavier ou stylo ? la question hante les amphis. Le Monde.fr [Internet]. 28 mai 2014 [cité 6 nov 2022]; Disponible sur: https://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2014/05/28/clavier-ou-stylo-la-question-hante-les-amphis_4427469_1473692.html
  • 4. Jacquemont G. Écrire à la main stimule le cerveau. Pour la science. 2021;128(1):9b‑9b.

La prise de notes chez les étudiants: tout numérique?

On pourrait penser que le numérique a définitivement conquis les amphis. Une année d’immersion à l’université de Caen en tant qu’étudiante m’a montré que ce n’était pas si simple.

Un matin de septembre, dans un amphi au milieu d’une centaine d’étudiants, mon premier cours d’histoire médiévale. Devant moi, un paquet de feuilles blanches et mon stylo. Le professeur arrive, prend place à l’estrade. Le léger brouhaha s’atténue jusqu’au silence. Le professeur prend la parole… et alors que je m’apprête à prendre des notes, je suis arrêtée dans mon élan par le crépitement des touches d’une centaine de claviers. Déroutée, voire indignée, par cette perturbation, je mets un temps avant de plonger à mon tour dans une prise de notes frénétique sur mon papier.

Je suis enseignante, mais ce mois de septembre 2020, je fais une rentrée particulière: bénéficiaire d’un congé-formation d’un an, je suis cette année-là exclusivement étudiante, en 2e année de licence Humanités Numériques. J’écris très mal, et ce fameux cours d’histoire, je mettrais un après-midi entier à le remettre au propre par le biais d’un traitement de texte. Très vite, je me rends compte qu’il va me falloir revoir ma stratégie. Et à mon second cours d’histoire médiévale, mon propre tapotement sur les touches de mon ordinateur rejoint le chœur des claviers de l’amphi. Dès les premières minutes de cette année à part, je suis ainsi confrontée à la question de l’écriture du clavier ou à la main.

Un usage du clavier pas systématique

Cette question, je ne suis pas la seule à me la poser. Une petite enquête auprès d’une vingtaine d’étudiants m’apprend que 30% d’entre eux utilisent majoritairement papier et stylo pour la prise de notes en cours. L’usage du clavier n’est donc pas systématique. Ainsi, Théo a pris l’option cette année, après deux ans de prise de notes sur clavier, de prendre tous ses cours à la main,  »pour essayer« , y compris les cours magistraux. Lauryn est moins radicale: elle a décidé de se mettre à la prise de notes manuelle également dans le cadre de certains cours, mais pour les CM (cours magistraux), elle privilégie l’usage du clavier:  »ça va trop vite, surtout en histoire« . Quant à Camille, qui a vécu le fait de pouvoir utiliser son ordinateur en cours à son arrivée à la fac comme un soulagement après ses années du lycée où c’était exclu, elle reconnaît que pour certains cours, comme l’informatique, l’écriture est plus adaptée pour elle.

Du côté des enseignants, la question se pose aussi. Luciana Romeri, enseignante-chercheuse en littérature grecque, elle, est passée aux actes. Elle a commencé l’année en annonçant à ses étudiants en Lecture des Mondes Anciens qu’elle voulait des notes prises à la main. Ce qui l’a conduit à cette décision? D’abord une ancienne conversation avec un collègue de sciences, qui avait fait le constat que parmi les étudiants qui devaient passer la 2e session d’examen, figuraient majoritairement ceux qui prenaient des notes lors de ses cours sur ordinateur; et parmi ceux échouant à cette 2e session: tous. Puis, plus récemment, et de façon plus déterminante, l’impression que les échanges lors de ses cours se raréfiaient, voire devenaient inexistants, avec des élèves dissimulés par leurs écrans. Elle a voulu ainsi tenter l’expérience, et pour l’instant, elle lui semble concluante: plus d’élèves participent, posent des questions, ce qui pour elle rend le cours plus riche et vivant.

Une aide à mémoriser le cours

Les élèves prenant des notes manuellement invoquent l’impression que cela les aide à mémoriser le cours, et à le comprendre. Lauryn détaille ainsi son expérience:  »Sur ordinateur on entend, mais ça ne passe pas vraiment par notre cerveau totalement, on écrit machinalement, alors que là j’entends, je comprends et j’écris si je veux écrire. » Est aussi évoqué le fait qu’on peut mieux organiser les informations sur la feuille: ajouter des flèches, prendre un schéma, mettre en évidence ce sur quoi insiste le professeur… Théo avoue que cela lui évite d’être tenté par les distractions disponibles sur l’ordinateur. Il met en application les préconisations des enseignants en histoire: les faits, on les retrouve dans les ouvrages de la bibliothèque. Ce sur quoi il faut se centrer en cours, ce sont les notions, les liens entre les faits, la contextualisation… De façon plus générale, il a ainsi l’impression de rester davantage concentré en cours pour reformuler avec ses propres mots les propos du professeur et en conséquence de mieux assimiler le cours.

Les adeptes du clavier quant à eux évoquent une impossibilité de prendre des notes à la main, pratique considérée trop lente pour des  »professeurs qui parlent trop vite« , la crainte de ne pas noter quelque chose d’important. Un étudiant met en avant la rapidité de prise de notes qui lui  »permet d’écouter plus, plutôt que d’être en écriture constamment« . Enfin est évoqué une caractéristique du numérique:  »Cela permet de reprendre le cours plus facilement et d’organiser les informations données par le professeur« . Camille, elle, fait partie des réfractaires à la prise de notes à la main. Elle n’arrive pas à écrire rapidement, au point qu’au lycée, où l’ordinateur était banni, elle ne prenait plus de notes dans les cours particulièrement riches en contenus, comme en histoire. La nature même du document numérique lui paraît essentielle dans son mode de fonctionnement. Elle explique:  »je fais des fiches très complètes après, j’ai besoin d’avoir des données qui peuvent se déplacer facilement« . Ainsi, à coups de copier-coller, elle réorganise ses notes, qu’elle complète par des recherches annexes, pour trouver son propre cheminement réflexif, au calme, chez elle. Elle ajoute que  »les prendre à l’ordinateur me permet de faire déjà un premier découpage de l’information avec la mise en page que je ne peux pas faire à la main.« 

Une stratégie pour les partiels

Lors des examens, la règle d’usage reste la copie blanche. Pour ma part, je me suis forcée à intégrer dans ma gestion du temps celui de prendre le temps d’écrire lisiblement. De plus, avec le numérique, je commence ma phrase en sachant que je peux la modifier, alors qu’en examen, je dois anticiper la façon dont je vais enchaîner les mots. J’ai aussi pris le parti, en cas de questions multiples, de laisser quelques lignes entre chaque réponse, pour avoir la possibilité de reprendre, compléter… Bref, ce qui était évident pour moi lors de mes études il y a une trentaine d’années est devenu un problème, avec des stratégies à mettre en place pour le résoudre. Je ne suis pas la seule pour qui cela pose question. Si 65% des étudiants interrogés disent n’avoir aucun problème à écrire manuellement pour les partiels, 25% concèdent être un peu gênés, et 10% être vraiment gênés. C’est le cas de Camille:  »j’ai du mal à écrire vite, et si je me mets à écrire vite, c’est complètement illisible.« . Lauryn, elle, a découvert un effet de l’écriture manuelle qu’elle n’avait peut-être pas escompté:  »Un truc qui est bien, c’est pour les partiels: ça me fait moins mal à la main que quand je ne prenais pas du tout de notes à la main.« 

La maîtrise d’un outil, stylo ou clavier, est sans doute aussi un facteur à prendre en compte dans les choix qui sont faits: ma propre vitesse sur un clavier, et ma capacité à prendre des notes sans fautes de frappe se sont considérablement améliorées au fil de ces années de reprise d’études. Prendre en note presque mot pour mot ce que dit l’enseignant au fil de ses propos est devenu possible, tout en gardant la capacité à m’interroger sur le sens de ce que j’écris. L’idéal serait une troisième main qui pourrait se lever pour poser une question!

Clavier ou stylo? Mon immersion au milieu d’étudiants m’a permis de voir la richesse des pratiques mises en œuvres, en fonction du contexte. Et surtout, de la réflexion dont les étudiants peuvent faire preuve sur leurs pratiques, et comment ils adaptent celles-ci à leurs aptitudes et besoins personnels. Finalement, ce qui est important c’est la prise de conscience de l’intérêt à réfléchir à sa posture d’étudiant et de devenir acteur dans la réception du cours. C’est après à chacun, selon ses aptitudes personnelles, d’établir sa propre stratégie. Au-delà de l’usage d’un outil ou d’un autre, la réponse est peut-être là: la capacité à réfléchir sur sa pratique.

Dossier réalisé par Marie-José Boutant

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