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Le « travail de mémoire » de Jeanine Lequesne

Mme Jeanine Lequesne est née en juillet 1930 à Langrune-sur-Mer dans la maison de ses parents. Elle est la deuxième d’une fratrie de 13 enfants. Elle a vécu la guerre 39-45 à St Aubin et elle y était le 6 juin 1944. Jeanine Lequesne a noté ses souvenirs dans un petit cahier intitulé « travail de mémoire ». Elle m’a dit l’avoir rédigé pour ses enfants et petits enfants. Et aussi pour que l’on sache ce qui s’est passé car bon nombre des personnes qui ont été témoins à St Aubin ou à Langrune sont mortes.

« Il y a bien 10 ans, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive tout ça pour que mes enfants et petits enfants trouvent l’information quand ils voudront savoir, on n’est pas éternel ! »

« Je ne me rappelle pas comment j’ai appris que la France était en guerre. Mais je me souviens qu’on m’a dit que mon oncle était mobilisé. On n’avait pas de radios car on avait dû les porter à la mairie. Lorsque les Allemands sont arrivés à St Aubin-sur-Mer, ils étaient à cheval et à pied. Je les voyais passer devant la maison de mes grands-parents. Les parents nous avaient dit de ne pas accepter des bonbons des allemands mais ils ne nous en n’ont pas proposé et on ne se parlait pas. On devait peindre les vitres de nos fenêtres en bleu pour ne pas voir ce qui se passait dehors. J’avais gratté un peu de peinture bleue de la fenêtre de la mansarde pour voir les soldats allemands faire leurs exercices dans le champ face à la maison. En 1944, j’avais 14 ans et je préparais mon certificat d’études. Notre classe était séparée en deux, la moitié des élèves venaient le matin et l’autre l’après-midi.Il y avait des tranchées à côté de l’école pour nous mettre à l’abri.

J’ai passé mon certificat d’études le 4 mai 1944. Ce jour là les avions alliés ont beaucoup mitraillé le radar de Douvres-la-Délivrande alors nous regardions beaucoup par la fenêtre au lieu de travailler. Ce radar installé par les allemands leur permettait de savoir si des avions approchaient de la zone.De la maison de mes grands-parents, on voyait bien ce radar et la tour de 35 mètres qui était à côté car il n’y avait pas les constructions qu’on voit aujourd’hui.

Cette tour a été abattue à l’aube du 6 juin 1944.

Les semaines avant le débarquement, il y a eu beaucoup de bombardements du radar par les avions alliés. Quand ils repartaient après avoir bombardé le radar, de la fenêtre de la mansarde je voyais les pilotes car ils n’avaient encore repris assez d’altitude. Et puis un dimanche à midi ils ont mitraillé un train à la gare de St Aubin-sur-Mer, donc juste derrière chez mes grands parents, alors après je ne suis plus allée à la mansarde. Mon frère, Michel, a fait sa communion le 4 juin 1944, et le lendemain, comme c’était la coutume, nous sommes allés à pieds en pèlerinage à la Basilique de la Délivrande.

Sur la route du retour les avions sont encore venus mitrailler le radar. Ils venaient de plus en plus fréquemment.

Pour la nourriture, on avait des tickets de rationnement et on se débrouillait pour trouver de quoi manger. Par exemple, on prenait de l’eau de mer qu’on laissait évaporer au soleil pour avoir du sel. Je me souviens des œufs en poudre, de l’orge grillée comme café. J’allais à Bernières échanger le paquet de cigarettes de mon grand-père contre une demie livre de beurre.

Comme nous étions beaucoup d’enfants dans la famille, tous les ans il y avait une communion, soit la première, soit le renouvellement. Alors on allait glaner dans les champs des épis de blé. On passait les grains au moulin à café. On tamisait et on portait la farine chez les boulangers, M. et Mme COLLE. Grâce à ça on avait du pain blanc pour les communions. Le reste du temps le pain était bien gris.

M. et Mme Périer, les boulangers de St Aubin, étaient partis à une communion et ils n’ont pu revenir que longtemps après le 6 juin. Les employés ont continué la fabrication et la vente du pain avec sûrement bien du mal sans gaz et sans électricité. Merci à eux, car sans cela pas de pain.

En 1943 c’était le «black out» à St Aubin car un soldat allemand avait été tué. Plusieurs hommes ont été pris en otage. Les otages ont été relâchés car le soldat allemand avait été tué par un autre soldat allemand avec lequel il s’était battu parce qu’ils avaient trop bu. À cause du «black out», il était impossible de se rendre à Langrune car il y avait un barrage sur la route de Langrune devant la rue des champs.

Le docteur SUSTENDAL est passé chez mes grands-parents et leur a dit qu’il avait une course à faire dans St Aubin et qu’il repasserait pour m’emmener chez mes parents à Langrune. J’étais soit disant malade. En fait je lui ai servi de laissez-passer. Il a été arrêté pas longtemps après et envoyé à la prison de Caen, puis déporté au camp de Mauthausen.

Ma mère prenait les rendez-vous médicaux du docteur alors c’est comme ça que je l’ai aidée. On savait qu’il allait y avoir un débarquement mais on ne savait ni où ni quand. Et les jours avant le débarquement, les bombardements ont été beaucoup plus intenses. Alors on se doutait que ça allait arriver bientôt.

Le 6 juin les soldats allemands étaient dans la partie appelée «Le Castel» à côté du canon. On n’avait plus le droit d’aller sur la plage ni sur la digue.

Le matin du débarquement, c’est mon oncle, qui habitait une maison dans la rue Pasteur, qui est venu, à 6 heures du matin, dire à mes grands parents que la mer était pleine de bateaux et qu’il fallait aller se mettre à l’abri dans les tranchées. Ma grand-mère a voulu faire du «café» mais il n’y avait plus de gaz ni d’électricité. Donc on n’est parti le ventre vide car il était urgent d’aller dans les tranchées. Nous sommes allés dans la tranchée dans le champ en face avec «nos trésors». Je veux dire le sac que ma grand-mère avait préparé avec tout ce qu’elle voulait emmener (argent, bijoux, vêtements) au cas où on aurait dû partir sur les routes.

J’étais au bord de la tranchée quand j’ai vu un avion piquer sur la route de Langrune.Sa bombe m’a coupé la respiration. C’était le début de 3 heures d’angoisse. Les bombardements venaient du ciel, de la terre et de la mer. Ça tirait de partout.

Dans les tranchées il y avait mon oncle, ma tante et leur fils (c’était un petit gamin) et puis il y avait Mme Deplanque. Nous n’étions pas nombreux et heureusement car il n’y avait pas beaucoup de tranchées couvertes.Nous sommes sortis de la tranchée vers neuf heures du matin. On entendait parler français mais avec un petit accent. C’était des canadiens ou plus précisément des acadiens.

Nous avons parlé avec ces soldats canadiens pendant une demie heure car ils devaient s’arrêter là en attendant les ordres. Ils avaient à leur tête un jeune anglais de 19 ans, Anthony Rubinstein, les autres officiers ayant été blessés ou tués. Il a été tué à Douvres quelques jours après. Ce petit jeune nous a montré ses cartes avec les tranchées et tout ça.

Un soldat m’a donné une tablette de chocolat au lait avec des noisettes. Il y avait longtemps que je n’en avais pas mangé. J’étais très contente. (petitsrires)

DansSt Aubin-sur-Mer, les fils électriques pendaient, beaucoup de maisons du côté de la mer brûlaient donc beaucoup de fumée. Nous avons vu le 48è commando «défiler» de chaque côté de la rue. Ils se dirigeaient vers Langrune et à ce moment là nous avons vu deux énormes chars.

J’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’est vrai, qu’il y avait des soldats allemands attachés à la mitrailleuse au Castel. Moi je n’ai pas vu des combats dans les rues, mais mes parents oui. A Langrune ils ont vu ça.

Le soir on retournait dans les tranchées toutes les nuits après le débarquement car les avions allemands allaient bombarder les bateaux. Ils faisaient ça deux fois par nuit.

Avec ma grand-mère, on dormait dans la salle à manger, ma grand-mère dans son fauteuil et moi dans une chaise longue. Quand on les entendait, on allait directement dans la tranchée. Après le deuxième passage, on savait qu’on pouvait retourner à la maison pour finir la nuit dans nos lits. Mon grand père, lui, dormait toujours dans son lit à l’étage.

Ça a duré un bon moment comme ça puis après nous sommes allés dormir dans une cave, chez Mme Valette, jusqu’à la prise de Caen. Mes parents, ils allaient avec les gamins dormir dans le blockhaus rue de la Délivrande.

Alors moi j’ai dit que je voudrais bien aller dormir moi aussi dans le blockhaus. Alors ma grand-mère m’a dit on va y aller mais à condition qu’après on dorme à la maison et qu’on n’aille plus dans la cave. (petitsrires). On y est allés et quand on est arrivés dans la chambre du blockhaus, ma grand-mère a pris la place de mon frère, Michel, (petits rires), c’était une litière en paille et comme oreiller il s’était mis un dossier de chaise. Je me suis dit que c’était bien confortable pour la grand-mère! (petits rires)

Il y avait des anglais qui étaient dans un champ et qui devaient être rapatriés en Angleterre. Dans la nuit, un avion anglais s’est trompé, il a lancé une bombe et la porte du blockhaus s’est ouverte, la lumière s’est éteinte. On a eu bien peur. C’est après qu’on a su que c’était les Anglais.

Le lendemain, on a repris la route de très bonne heure et ma grand-mère a trouvé, dans une espèce de dépotoir, un moulin à légumes. Il y a un camion anglais qui est passé et qui nous a fait signe de monter. Alors on est montés et il nous a déposés devant la maison parce qu’il savait que j’habitais là parce que j’étais souvent assise devant la maison sur le banc que mon grand-père avait mis. L’anglais a dû se demander ce que nous pouvions bien faire de bonne heure sur la route avec un moulin à légumes! (petits rires)

On n’a pas vu les allemands dans St Aubin le soir du 6 juin.

Quand j’étais au bord de la tranchée, j’ai vu passer une voisine de mes parents, Mme TISON, dans une jeep. Elle avait le bras arraché. Elle a été blessée sous les arbres du parc de M et Mme COLAS où elle s’était réfugiée ainsi que mes parents et des enfants. Maman a également reçu un éclat d’obus au dessus du genou, éclat qui est passé à quelques centimètres de la tête de ma sœur aînée. Elle l’a gardé jusqu’au retour du Docteur Sustendal. Il lui a enlevé quand il est rentré du camp de Mauthausen.

Il y a eu quatre morts dans notre quartier:

– Hélène et Marie-Louise Hamon, et Mme Boucher dont le mari était prisonnier en Allemagne. Elles étaient dans la cave de Mme Defère. Elles ont déménagé dans la maison voisine où un obus ou une grenade est arrivé et les a tuées. Alors que la maison de Mme Defère n’a rien eu.

– M. Lebreton (lieutenant des pompiers), tué sur les marches de l’ancienne mairie.

Les environ 80 résistants qui étaient prisonniers dans la prison de Caen ont été fusillés le 6 juin 1944. A ce jour, on n’a toujours pas retrouvé leurs corps. »

Propos recueillis par Marie Paule Pitau