« Il y a toujours des personnes qui traversent la Manche et qui se noient… »

La pièce « État Frontière » de la compagnie du Phoenix, met en scène la rencontre impossible entre un jeune migrant africain et un couple de petits bourgeois blancs. Rencontre avec l’auteur et metteur en scène caennais, Christophe Tostain.

Interview réalisée le 25 février 2022 par les élèves de ML2 du MicroLycée de Caen : Tom, Allan, Marion, Luna, Maxime, Titouan et Valentin.

Pourquoi avez-vous donné ce titre, « Etat Frontière », à votre pièce ?

C. Tostain : Le titre « État frontière » vient d’un souvenir intime. J’ai vu mon papa dans ses dernières heures, il était atteint d’une très grave maladie, on était au CHU. Je savais qu’il n’allait pas connaître sa troisième petite fille, qui allait naître peu après. Donc, j’ai voulu lui glisser à l’oreille, pendant qu’il était inconscient, le prénom de sa future petite fille. Un médecin est arrivé, et je lui ai demandé : « Est-ce qu’il entend si je lui parle dans l’oreille ? ». Il m’a dit : « Vous savez, il est dans un état frontière », et cette expression-là a provoqué en moi une image très forte, où j’ai vu mon père marcher sur une espèce de champ de lave pour aller vers la mort.

J’ai voulu garder cette expression-là. J’ai inventé trois personnages qui sont dans des états frontières, c’est-à-dire sur une ligne d’équilibre très fine et qui, à n’importe quel moment, peuvent tomber. Il y a aussi l’état frontière du migrant qui essaie de traverser des pays, l’état frontière psychologique du couple, qui n’arrive pas à sortir d’un entre-soi, d’entre ses murs. Le terme se déploie dans plein d’interprétations possibles.

©Marion Nachtergaele

« Je pense que le théâtre doit être utile et nécessaire. »

Pourquoi avez-vous souhaité aborder le sujet des migrations et en faire un spectacle ?

C. Tostain : Ça, c’est mon cheval de bataille ! Il y a des cinéastes qui me touchent beaucoup. Comme Ken Loach, qui est un réalisateur qui s’intéresse aux crises sociales en Angleterre. Je pense à son film « Daniel Blake » par exemple. Dans mes pièces, j’essaie de m’intéresser à des problématiques sociétales, parce que je pense que le théâtre doit être utile et nécessaire. Et son utilité se trouvera, s’il est politique et poétique.

« Il y a des choses comme ça, auxquelles on s’habitue. On ne devrait pas, et moi, personnellement, je n’y arrive pas. »

Il y a toujours une polarisation sur l’actualité du moment. On va tout à coup être ému parce que ça sature les médias. Ces derniers temps, on était sur le coronavirus, et maintenant c’est la guerre en Ukraine. Mais ça n’empêche pas qu’il y a toujours des personnes qui essaient de traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre et qui se noient. La situation de ces migrants est devenue presque banale, parce qu’on en entend tout le temps parler. C’est quelque chose qui me révolte. Vraiment. Je ne sais pas quel sera le sujet de ma prochaine révolte… J’ai écrit sur la souffrance au travail, la disparition du monde ouvrier, la guerre. Je n’ai pas la prétention de changer le monde. Juste de mettre un coup de projecteur sur une réalité qu’on oublie ou qu’on ne veut pas voir.

Vous êtes-vous inspiré de personnes ou de faits réels pour écrire cette pièce ?

C. Tostain : Oui et non. Le présentateur de BFM TV, Jean-Jacques Bourdin, a inspiré le personnage de Jeff, le journaliste du couple. Pacifique incarne à lui tout seul toutes les histoires de migrants. Pour créer ce personnage, j’ai puisé dans les travaux du photographe français Antoine d’Agata qui a suivi des parcours de migrants. Lorsqu’on travaille sur un sujet, on devient attentif, de manière consciente ou inconsciente, à tout ce qui s’y rapporte. Donc je picore dans le réel, je prends des notes, je lis beaucoup, je regarde des documentaires et, une fois que j’ai tout ce qu’il me faut, il ne reste plus qu’à écrire et partir dans l’histoire.

©Marion Nachtergaele

Avez-vous rencontré des difficultés dans l’écriture puis dans la mise en scène ?

C. Tostain : Au début, il y avait deux spectacles en un, avec l’histoire de Jeff et Jane, puis l’arrivée de Pacifique : cela ne fonctionnait pas du tout. Jane devait être le personnage principal, sauf que je voulais que ce soit Pacifique qui nous raconte son histoire. Le texte comportait 120 pages puis finalement il est passé à 80 pages. D’après moi, c’était le texte le plus dur à aborder. Dans le spectacle, il y a deux acteurs qui sont Jeff et Jane, plus Pacifique. L’actrice qui devait incarner Jane au début n’a pas pu venir pour des problèmes financiers, l’acteur qui devait jouer Jeff a décidé d’arrêter après avoir à peine commencé. Quant à Charles, l’acteur burkinabais, il faisait des études en Suisse, puis il devait venir en France, sauf qu’il est parti en République Tchèque… Tous ces désistements successifs ont impacté la mise en scène du spectacle, qui s’est faite finalement avec de nouveaux acteurs. Il ne nous restait plus que quatre weekends plus dix jours pour finir le spectacle.

Comment avez-vous choisi les acteurs pour qu’ils soient en adéquation avec les personnages ?

C. Tostain : Il fallait que les acteurs pour Jeff et Jane soient connus de moi ou que quelqu’un me les conseille. J’ai donc appelé Juliette pour jouer Jane. Elle travaille à Paris, elle est investie dans la cause de l’immigration. Je lui ai dit que je n’avais pas de bonnes conditions financières à proposer : « Tu vas faire ça pour la gloire ! ». Eric, qui joue Jeff, je savais qu’il ferait l’affaire, mais humainement c’était parfois compliqué avec lui. Harrison, qui jouait Pacifique hier soir, est un acteur noir que j’ai rencontré grâce au premier acteur, Charles, qui devait interpréter Pacifique. Quand j’ai auditionné Harrison, il a fait une très belle lecture de la scène violente de la rencontre entre Jane et Pacifique, quand le migrant s’est introduit clandestinement chez elle et qu’elle découvre sa présence. Harrison est plus banal, plus ancré dans le contemporain que Charles. On ne sait pas qu’il est migrant quand on le croise dans la rue. Il a une violence que n’avait pas Charles. D’habitude, je rencontre mon équipe par connaissances, mais parfois je fais confiance aux gens qui me conseillent.

©Virginie Meigné

Le spectacle a été créé en 2019. Comment la pièce a-t-elle été reçue par le public ?

C. Tostain : Plutôt bien. Il y a toujours eu de très bons retours par rapport au spectacle. Quand on joue quinze ou vingt fois d’affilée, il y a une mécanique qu’on intègre. Mais, là, on joue une fois puis on s’arrête pendant un certain temps, donc ce n’est pas évident… Je me souviens d’une représentation au lycée Millet à Cherbourg devant 250 élèves. Ils ont été dans une écoute incroyable, on n’entendait pas une mouche voler. C’est un spectacle qui fait son effet, en tout cas, il y a quelque chose qui se passe. Évidemment, il y aura toujours des réfractaires qui passeront à côté, mais ça fait partie du jeu.

En 2019, on n’était pas en période d’élection présidentielle. Aujourd’hui, la campagne pour les présidentielles est ouverte, et on est en train de vivre en direct la montée de l’extrême-droite.

C. Tostain : Quand j’ai écrit cette pièce, ce n’était pas forcément pour correspondre à un réel, mais plus pour chercher une universalité. Je ne cite pas de nom de la ville, donc, pour moi ça peut se passer dans n’importe quelle ville d’Europe : en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Grèce, enfin dans toutes ces villes où l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Mais là, il s’avère que, par hasard, notre pièce tombe sur ce type d’actualité. J’aimerais que ça soit vraiment le contraire et que ça soit totalement détaché de cette triste réalité, mais voilà, c’est comme ça.

Pensez-vous que le théâtre puisse changer le regard des spectateurs et faire évoluer les opinions ?

C. Tostain : Si quelqu’un d’extrême droite vient voir « Etat Frontière », on ne peut pas être certain qu’il change d’opinion. Mais si le spectacle peut permettre de stimuler les consciences, de prêter une oreille attentive à ce qu’est être réfugié, c’est déjà ça. J’ai eu l’occasion de travailler à Cherbourg avec des lycéens et des réfugiés. Des Afghans étaient venus à pied jusqu’à Cherbourg ! Cela m’a bouleversé. De part et d’autre, cela a permis une prise de conscience. Dans mes spectacles, j’essaie d’ouvrir les yeux au public.

©Marion Nachtergaele

« Il faut redonner des moyens à l’éducation. Qu’elle soit un lieu d’épanouissement. »

Que pensez-vous de la situation politique actuelle, puisque, comme dans la pièce, nous sommes en période d’élection présidentielle ?

C. Tostain : Nous sommes dans un fouillis total. Je ne sais pas quoi en penser, si ce n’est que j’ai du mal à trouver mon alter ego politique. Je vote par défaut et non pas conviction, ce qui est un peu pénible. Je pense qu’à un moment donné, nous allons passer dans le « côté obscur », comme si c’était inévitable. Si ce n’est pas cette fois-ci, ce sera la prochaine.

J’aimerai entendre un gouvernement qui compte remettre de l’argent dans l’éducation, car c’est la base. Face à des classes de 35 élèves, à des classes qui ferment, il est impossible d’avoir un vrai travail d’éducation. Il faut donner des moyens aux professeurs, les écouter, que les élèves aient envie de venir à l’école, qu’elle soit un lieu de partage des savoirs et surtout d’épanouissement.