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"Il y a eu tellement de choses atroces qu’on ne doit pas oublier le prix de notre liberté."

Mme Cléret est née en janvier 1939. Elle avait donc 5 ½ ans au moment du débarquement. La maison de Mme Cléret est juste derrière la boutique de fleurs à St Aubin. Elle vivait dans cette maison avec ses parents pendant la 2ème guerre mondiale et elle y était au moment du débarquement le 6 juin 1944. Madame Cléret m’a dit dés le début de l’entretien que comme elle avait 5 ½ ans, il ne lui reste que des flashs / des images de situations.

« De l’occupation je ne me souviens pas de grand chose, vaguement les militaires allemands. J’étais trop jeune. Je me souviens surtout du fameux Raoul Hervé qui était chef de la Gestapo et qui habitait dans le bas de la rue. Il a été condamné à mort par contumace car il s’était réfugié en Espagne.

Ce fameux Raoul Hervé demande à mon père de nettoyer son jardin et je suivais mon père un peu partout et ce fameux Raoul Hervé me fait entrer dans sa salle. Il était assis dans un fauteuil et il m’a fait m’asseoir en face et puis il m’a interrogée. Et à un moment donné, il m’a posé une question, j’ai répondu. Je ne sais plus de quoi il s’agit et il a eu un sourire un peu méchant, un peu faux-jeton, hypocrite. Là je me suis dit que je n’aurais pas dû répondre ce que j’avais dit. Et du coup après je répondais à ses questions en disant: je ne sais pas. J’ai essayé de ne plus rien lui dire après. Mais ce sourire là il n’est pas effacé parce que je le vois encore. Et maintenant, je me dis que j’aurais pu nuire à mon père.

Mon père avait été réformé car il avait un voile aux poumons mais il faisait partie de la défense passive. Le matin du 6 juin il est parti mais je ne m’en suis pas rendue compte. Je me souviens que le matin du 6 juin j’étais enveloppée dans une couverture sur les genoux de mère avec un apprenti à côté de nous dans le coin de la boutique. Je ne me souviens pas avoir eu peur. J’étais sur les genoux de ma mère. Même quand ça canardait je n’ai pas eu peur.

M. Bernezat a traversé la route. Il est venu voir ma mère. Il a dit: restez là où vous êtes, les murs sont épais, ne bougez pas.Lui il est parti en vélo porter un message à Caen. Arrivé à Mathieu il a été arrêté par les allemands. Donc il a fait demi tour et comme il y avait une route parallèle Lyon Caen, il a pris cette route avec son collègue pour aller porter son message à Caen et arrivés au bois de Lébyzé, ils ont été arrêtés. Et là ils ont été massacrés.

Longtemps après on a retrouvé sa veste. Mme Bernezat a appelé ma mère et elle a fait voir à ma mère et à moi la veste. Je me souviens de la veste marron de M. Bernezat qui avait été lacérée pour voir s’il n’y avait pas des messages cachés dans la doublure. Je trouve qu’on ne parle pas assez des résistants car ceux qui ont été arrêtés ont beaucoup souffert.

Le matin du 6 juin, nous nous étions dans la boutique, ça a commencé à canarder. Il y a un obus qui est rentré dans la maison voisine, donc dans la boutique on ne pouvait plus respirer. Ma mère m’a mise sous elle et à quatre pattes nous sommes rentrées dans la cuisine qui était à l’arrière de la boutique pour nous mettre à l’abri sous la table.

Quand ça s’est atténué, nous sommes reparties dans le coin de la boutique. Et à un moment donné il y a des Canadiens qui sont rentrés dans la boutique et qui ont dit : « y a pas de boche ici ? » Ma mère a dit : non. Je me souviens aussi qu’à un moment donné nous sommes sortis sur le pas de la porte.

Il y avait des poteaux cassés, des fils électriques qui pendaient et beaucoup de gravats dans la rue et un chien complètement affolé qui a traversé toute la rue en courant et un moment après c’est une dame qui faisait des lessives à domicile. Et je la verrai toujours, elle avait des grands cheveux blancs, elle était affolée aussi. Elle a traversé la rue Foch en courant et je voyais ses cheveux qui flottaient au vent. Malheureusement, elle a été tuée chez elle.

Après quand les premiers soldats ont investi St Aubin, il y a quelqu’un qui est allé dénoncer des collaborateurs qui habitaient au coin de la rue. Ils ont été mis en joue en face devant la maison à côté de chez le fruitier. Ils étaient là, le père, la mère et les deux filles et il y avait un soldat allié qui était prêt à tirer et il y a deux personnes qui ont crié: «Ne faites pas ça». Il y a une personne qui a beaucoup insisté en disant: « Ne faites pas ça, ne faites pas ça»et ils ont baissé les fusils. Et ils ont eu la vie sauve.

En début d’après-midi mes parents m’ont emmenée sur la plage. Et devant le restaurant le Crabe Vert, il y avait les corps des soldats tués, alignés les uns à côté des autres. Ça m’a marquée.

Au pied du blockhaus, il y avait une petite chenillette et son réservoir d’essence était percé. Et avec le soleil c’était joli car ça faisait irisé comme un arc-en-ciel. Par contre il y avait une barge échouée et les corps étaient encore dessus. Dans le sable, il y avait un soldat à moitié ensablé, les jambes et les bras, ça faisait comme un pont. Ça c’est vraiment des flashs qui sont restés.

Dans le blockhaus, il y avait deux soldats allemands morts et leurs jambes étaient attachées avec du fil de fer à la crémaillère qui permettait de faire tourner le canon. Et quand je disais ça aux gens, il y en avait qui disaient: la gamine affabule. Et il n’y a pas longtemps, un mois ou deux, j’ai rencontré M. Vincent de Courseulles qui m’a parlé de ça. Il m’a dit: les gens ne me croient pas quand je dis avoir vu des soldats allemands attachés au canon.

J’ai vu dans le journal Ouest France récemment que c’étaient des soldats alsaciens engagés de force dans l’armée allemande et dans la Waffen-SS. Ceux qu’on a appelé les «malgré-nous».

Les Canadiens sont partis sur Tailleville. Je ne les ai pas vus mais je sais qu’ils avaient installé à l’angle de la rue de l’église et de la rue du Maréchal Foch un point de ravitaillement pour les habitants de St Aubin.

Moi j’ai vu des soldats. Ils donnaient du chewing-gum ou du chocolat mais j’ai pas vraiment pris conscience de ce qui se passait le 6 juin. C’est maintenant que je dis notre liberté a un prix, c’est le sang que ces gens là ont versé et les résistants qui ont été massacrés. Les résistants ont joué un rôle important pour renseigner. Ce qu’ils ont vécu était tellement dur qu’ils ne voulaient pas de le revivre en le racontant.

Les premiers débarqués étaient les Canadiens. Après il y a eu les Anglais. Je crois que c’est une heure après. Les Canadiens parlaient français alors ils pouvaient se renseigner auprès des Français et donner les informations aux Anglais. Les Canadiens, quand ils sont arrivés, ils ont pris la rue Canet pour arriver jusqu’au canon et le neutraliser. Les saint aubinais ont applaudi les soldats canadiens.

A la salle Saint Aubert il y a eu un lieu de vie pour les soldats alliés, une espèce de dortoir. Des saint aubinaises lavaient le linge des militaires. On leur apportait de quoi faire la collation avec du cidre et du calvados. Ils allaient au front et puis ils revenaient à la salle Aubert. Il y avait un anglais qui s’appelait Anthony. Il était un petit peu innocent. Il voulait remercier ma mère et il lui a offert des boutons de son uniforme. Malheureusement il a été tué à Caen.

Sur le moment j’étais devant les faits, devant les morts, mais la mort à 5 ans ça ne me disait pas grand chose. Ma mère m’avait emmenée en poussette à la boulangerie, qui est toujours là.

J’étais restée dans la poussette et il y avait un soldat allemand qui disait: «beau bébé, beau bébé» et moi j’ai répondu: «saloperie, saloperie». Il y a une dame qui a entendu ça et qui est rentrée dans la boulangerie dire à ma mère: «allez chercher votre petite fille car voilà ce qu’elle dit à un soldat allemand». Je me vois encore bien dans la poussette mais est-ce que je me souviens d’avoir dit ça ou est-ce ma mère qui me l’a raconté, là je ne me souviens plus.

Mon père n’a pas été résistant mais notre médecin généraliste, le Docteur Sustendal, qui lui était chef de résistance – il a été déporté puis il est revenu – un jour il parlait à ma mère sur le seuil de la boutique. Il y avait un Allemand qui passait à vélo. A cette époque, les voitures roulaient au gazogène. Le docteur est parti. Il est monté dans sa voiture et poum avec sa voiture il a renversé le soldat et il a dit qu’il ne l’avait pas vu avec le gazogène.

Vous savez, à l’époque, on ne parlait pas beaucoup aux enfants. Mais plus tard, mon père m’a dit qu’il avait eu un petit appareil qui brouillait le radar de Douvres. Et comme mon père entretenait les propriétés avant la guerre, il avait les clés des jardins. Bien sûr, les propriétaires n’étaient pas là. Donc il partait à vélo et il mettait cet appareil dans une propriété un jour, le lendemain ailleurs.Mais moi je n’ai jamais vu l’engin. Mon père n’était pas résistant mais il était sympathisant. Il rendait des petits services mais ne s’engageait pas à fond.

Il y avait un jeune qui travaillait chez nous, qui était résistant et qui faisait dérailler les trains sur Caen. Il a été fusillé.

Je me souviens que dans la pièce là en haut, il y a eu un couple avec un monsieur plus âgé qui avait l’âge de mon grand-père. Les jeunes ne sont pas sortis. Le vieux monsieur m’a emmenée me promener jusqu’à l’hôtel St Aubin. Les jeunes sont restés peut-être deux jours et ils ne sont jamais sortis. Je n’ai jamais osé demander à mes parents si ces personnes n’étaient pas des juifs qui attendaient pour embarquer. Du jour au lendemain ils ont disparu.

Au point de vue nourriture, bien entendu on était rationné pour le pain, le sel. Alors comme mon père et ma mère ne fumaient pas et on avait les tickets pour le tabac – les pneus pour les vélos c’était aussi avec des tickets – donc ma mère donnait à un fermier de Tailleville ses tickets de tabac, car lui il fumait, et lui en échange il lui donnait soit de la farine, soit du blé que ma mère passait au moulin.

Ma mère allait à la mer chercher un broc d’eau et elle laissait évaporer au soleil pour avoir du sel. On avait des poules, des lapins et nous avions des légumes et mes parents envoyaient même des petits cageots avec des légumes et un bout de viande à leurs clients qui habitaient à Paris. Parce que forcément à Paris c’était pas la même chose.

D’un autre côté mon père avait sa sœur qui était sur une ferme à la campagne du côté de Caen. Elle venait régulièrement et elle apportait un peu de beurre, un peu de crème un peu de lait. Donc on n’a pas eu une nourriture riche mais on n’a pas souffert de la faim. Et puis on avait les fameux topinambours (petits rires).

Les gens allaient à la pêche et parfois les allemands donnaient un coup de sifflet et il fallait regagner son domicile. J’étais fille unique donc je jouais dans mon coin.

Un soir, il fallait qu’on ne puisse pas voir par les fenêtres donc il fallait mettre des couvertures ou avoir les volets fermés, et mon père laissait les volets ouverts.

Au coin de la rue il y avait des collaborateurs. Les Allemands sont montés dans des étages. Ils ont vu la lumière et en peine nuit ils sont arrivés, ils ont donné des grands coups de bottes dans la porte de la boutique. Ils ont engueulé mon père et il a dit: «c’est un oubli». Mais ça a été limite cette histoire là et du coup nous avons eu peur. Franchement quand on voit les Allemands qui donnent des coups dans la porte et qui hurlent: «verboten» (interdit, ndlr) ça fait très peur.

Un jour ou deux avant le débarquement, avec mes parents on est monté au grenier. On a regardé par la fenêtre. Il y avait des avions qui passaient, qui passaient, c’était vraiment une armada. Les propriétés sur la digue étaient occupées par les Allemands. Il y a eu les champs de mines. J’ai des plans avec des zones minées sur les derrières de St Aubin. C’est un monsieur de Bernières qui me les a donnés. C’était un client. On s’entendait bien. Il avait fait un musée chez lui. Il recevait toujours les Canadiens chez lui.

Il y a eu tellement de choses atroces qu’on ne doit pas oublier le prix de notre liberté. Tous ces gens là, des militaires, des résistants c’est à eux qu’on doit d’être heureux en France.Les commémorations c’est dire merci, c’est ne jamais oublier.

Voyez-vous par exemple, je fais partie: des fleurs de la mémoire. J’ai pris quatre tombes au cimetière de Colleville et quatre noms sur le mur des disparus parce que j’ai quatre petits enfants et tous les ans je vais déposer une fleur sur chaque tombe et au mur. Et je voudrais que mes petits enfants n’oublient pas. J’aimerais qu’après moi ça continue. Il ne faut pas oublier ces gens là. Je ne vais plus à l’assemblée générale de cette association car j’ai de la peine à tenir debout, mais j’envoie toujours mon don.

J’ai parlé de ces souvenirs de la guerre dans le cadre de la semaine acadienne quand elle a démarré à St Aubin. Puis c’est Courseulles qui a repris la semaine acadienne. J’ai été interviewée plusieurs fois. La mairie aussi est venue pour que je leur raconte comment moi j’ai vécu le débarquement. Au moment du 6 juin j’ai rencontré des Canadiens qui venaient sur la tombe de leur grand-père et je leur ai promis que je viendrais tous les ans mettre une fleur au mois de juin.

Je l’ai toujours fait pas forcément le 6 juin car en tant que fleuriste je devais livrer beaucoup d’endroits pour les commémorations.

Avec mes enfants on en a parlé un beau jour comme ça. J’ai mon fils, qui lui est très attaché, et quand on pouvait aller à une commémoration on se déplaçait. Et ça c’était l’occasion parce que ma fille était là et elle gardait la boutique, alors elle me disait vas-y. La maison à côté je la faisais en Airbnb donc quand les gens venaient et qu’ils posaient des questions c’était l’occasion d’expliquer ce qui c’était passé. Quand on recevait des amis qui n’étaient pas là au moment du débarquement on en parlait. Maintenant on en parle moins. Mes petits enfants ne m’en parlent pas. C’est loin pour eux. Ils ne peuvent pas imaginer ce que nous avons vécu. Moi je suis pour qu’on en parle aux enfants, aux jeunes pour qu’ils aient conscience que la liberté dont on bénéficie aujourd’hui on la doit à tous ceux qui se sont battus.

Il fallait beaucoup de courage. Si on ne connaît pas l’histoire de son pays on ne peut pas aimer son pays. On ne peut pas aimer quelque chose que l’on ne connaît pas. En regardant le passé, ça éclaire aujourd’hui et ça prépare aussi demain. C’est pour ça que le souvenir c’est important. J’ai emmené ma petite fille à Oradour sur Glane. »

Propos recueillis par Marie-Paule Pitau