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Corine Vervaeke, guide-conférencière, passeuse de mémoire

Corine est guide conférencière et propose des visites pour tous les âges autour de différentes périodes historiques. Commémorations pour les quatre-vingt ans du Débarquement obligent, cette année, sa visite la plus demandée est celle qui concerne ces quelques jours qui ont marqués l’histoire.

Le père a fini par se lasser des alertes. Elles façonnent les heures. Jours et nuits, elles les obligent à quitter leur demeure et à s’empresser de se réfugier sur la colline qui surplombe la ville. Tout se fait toujours dans la crainte, les enfants pleurent, les mères s’inquiètent, les pères sont rongés par la peur. Il faut attraper la brouette, la remplir de couvertures et de quelques quignons de pain. On ne sait pas combien de temps durera l’alerte. Chaque fois, le refuge est vain et aucun bombardement ni aucune attaque ne survient. Alors le père a décidé. Pour les prochaines alertes, il n’y aura plus de perte de temps, plus de cris. Ils resteront tous chez eux. Et puis, qu’est-ce qu’il pourrait leur arriver de plus à la maison qu’à la colline. Si les bombes doivent pleuvoir, ce sera sans discernement.

Pendant des jours, les sirènes retentissent et le père garde sa famille bien au chaud, tout près de lui. Le matin du 6 juin, lorsque l’alerte est lancée, personne ne bouge. La maisonnée se réveille à peine. Mais les bruits sourds se font plus nets et se rapprochent dangereusement. Ils se réfugient dans la cuisine, la pièce la plus éloignée de la porte d’entrée et attendent que cessent les détonations. Le père sort et se hisse discrètement sur le toit du garage, une paire de jumelles à la main. Il scrute l’horizon, voit les bateaux, les flammes et la fumée au loin. Il comprend. Redescendre prudemment. Se mettre à l’abri. Se cacher. Protéger sa famille. Les heures passent sans que rien ne paraissent se calmer au loin. Puis un fracas terrifiant empli leur jardin. La mère bondit et sort, n’y tenant plus. C’est ce qu’elle a de plus cher, sa maison, sa famille, ses enfants. Le père la suit, timidement. Peut-être n’avait il jamais vu cette énergie abonder si violemment chez sa femme. Elle hurle sur le soldat qui vient de démolir le muret de son jardin avec le char qu’il conduisait. C’est un canadien. Elle ne le sait pas. À cet instant elle s’en moque. Elle fustige contre lui. Il s’excuse, l’air penaud : « T’inquiètes don’ pas la mère ! Je m’en reviendrai r’construire ton mur ». Il est sympathique, il parle français, la mère reste toute ébaubie devant l’étranger dont l’accent ressemble à celui que ses grands-parents normands avaient.

Il n’est jamais revenu réparer le muret du jardin, mais la fillette de cinq ans qui avait suivi de loin toute la scène se souvient aujourd’hui encore de l’étonnement de sa mère et de la bonhommie du canadien.

Ce souvenir, on l’a raconté à Corine, historienne d’art et guide conférencière qui se plait à se qualifier de « témoin du temps ». Chaque semaine, elle propose des visites à Courseulles-sur-Mer autour du Débarquement. Ces quelques heures d’écoute sont captivantes, même pour les plus petits qui n’ont parfois que quatre ou cinq ans et ne sont même pas tentés de jouer avec le sable alors que la visite se déroule sur la plage ou au pied de la croix de Lorraine qui sépare Courseulles de Graye-sur-Mer. Il faut dire qu’ils ont de quoi s’occuper avec tous les objets chargés de mémoire que Corine emmène avec elle lors de ses conférences. Casques, brelages, paquetages des soldats, de leurs munitions jusqu’à leur nécessaire de toilette en passant par les allumettes ou les chaussettes, chaque objet permet aux petits comme aux grands de visualiser à quoi pouvait ressembler les soldats lors du Débarquement et à quel point il était difficile de nager ou de courir avec le poids de ce que l’argot militaire qualifie de « barda ».

Face aux visiteurs, la plateforme des éoliennes en construction au large n’apparaît que comme une ombre floue. Elle se situe à plus de dix kilomètres à l’horizon et sert de point de repères au récit de Corine. C’est un peu plus loin encore, le 6 juin 1944, que les bateaux chargés de soldats se sont arrêtés. Le reste de la distance, les hommes, les adolescents qui ont débarqué tôt ce matin là, ont dû le parcourir sur de plus petites embarcations, parfois même à la nage, et beaucoup n’avaient jamais appris à nager. Les mots de Corine résonnent chez les plus petits, les objets que son mari l’aide à présenter sont d’époque et ont parfois connu les combats. Les visiteurs se projettent et s’imprègnent de ce récit comme le témoignage vivant de ces quelques jours d’horreur et de flots de sang.

Corine n’avait jamais envisagé de devenir guide conférencière sur des terrains aussi singuliers mais c’est par l’intérêt qu’elle ressentait chez les enfants à chacune de ses histoires qu’elle finit par proposer des visites. C’est le cimetière canadien de Bény-sur-Mer qui fait réellement naître son appétence pour l’histoire du Débarquement. Corine y propose des accueils et des renseignements, d’abord pour ravir la curiosité des adultes. Mais très vite, elle s’aperçoit que les enfants sont très demandeurs, qu’on peut leur parler de cette histoire sans les choquer, qu’on peut leur raconter la difficulté et la mort sans tabou. Ils repartent presque enthousiastes, et pour cause, Corine demande à chacun de devenir parrain ou marraine de l’un des soldats de la longue liste aux lettres dorées des hommes « morts pour la France ». Chaque enfant doit choisir le soldat qui l’inspire ou dont le nom évoque quelque chose en lui et promettre de ne jamais l’oublier, peu importe le temps qui passe, peu importe l’Histoire. Quelqu’un, quelque part, se souvient. Une nouvelle perspective s’ouvre.

Depuis plus de trente années, Corine parcourt ces côtes chargées d’histoire. C’est en se questionnant sur ce qui peut pousser un jeune homme d’à peine vingt ans à s’engager pour un pays qui n’est pas le sien qu’elle forge son lien si particulier à cette mémoire. Partir à la guerre comme aventure, comme découverte, pour l’argent … en creusant un peu, Corine comprend tout de suite qu’ils n’étaient pas tous si volontaires que l’on veut le croire aujourd’hui. Elle replace aussi toute l’importance des troupes canadiennes et surtout britanniques dans les combats clés. Le cinéma hollywoodien a tendance à les avoir éclipsées au profit des troupes américaines qui ont évidemment joué un rôle majeur dans la libération de la France, mais pas seules. Corine essaie de reconstituer et de comprendre la pensée des hommes derrière les soldats, pas seulement de restituer les dates ou les faits historiques. Elle s’intéresse à leur mode de vie, à leurs désirs et à leurs rêves. Elle leur redonne un peu d’espoir et de vie à travers ses récits.

Pour restituer cette mémoire du Débarquement, Corine part toujours d’un lieu et des choses visibles de ce lieu : char d’assaut, bunker, monument historique, … Après quelques recherches sur ce mémoriel visible, elle distille les informations pour pouvoir intéresser petits et grands et structure toute sa restitution autour des objets. Multiples et très divers, ces objets de collection sortent de leurs vitrines pour permettre à Corine d’étayer sa transmission de la mémoire du Débarquement. Ils agissent comme de véritables médiateurs de cette transmission.

Elle raconte aussi l’après Libération. Les français partagés entre gratitude et ressentiment, le pays meurtri, l’État qui faisait tout pour que la nation prenne les libérateurs pour ce qu’ils étaient et oublie un peu toute la souffrance du Débarquement. Il n’est pas rare pendant ces visites qu’une personne intervienne dans le récit car elle avait sept, huit ou dix ans au moment du Débarquement et rattache les propos de Corine à ses propres souvenirs. Ces témoignages ajoutent tendresse et véracité à la grande Histoire.

Chaque souvenir qu’on lui raconte l’émeut, l’imprègne. C’est ce sentiment de partage qui la pousse à se présenter comme un « témoin du temps ». Au-delà du devoir de mémoire, Corine tend à reconstruire une pensée et à restituer un témoignage vivant des événements. Vêtue d’une tenue d’époque, c’est une véritable mission de mémoire qu’elle entreprend à travers les présentations et les marches mémorielles qu’elle propose. Son métier et sa passion se sont complètement imbriqués pour laisser place à cette nouvelle responsabilité qui est venue avec le temps : celle d’une transmission sincère des événements tels qu’ils ont été vécus, ni dramatisés ni idéalisés, afin de faire vivre et pérenniser cette mémoire du Débarquement. Corine incarne la dernière génération du témoignage avant le passage de mémoire à histoire. D’ici quelques années, les documents officiels et les archives pourront être librement consultés et donner lieu à des travaux d’historiens. Les passeurs de mémoire comme Corine seront alors des transmetteurs essentiels pour apporter du vivant aux écrits historiques.

Les commémorations comme celle du 80e anniversaire du Débarquement sont essentielles dans la préservation de cette mémoire et obligent un effort de politesse entre les nations qui garantit qu’elles se retrouvent toujours, au-delà de tous les conflits.

Noémie Gallette