Chapitre 4 :
Et demain ?
Sur le chemin de notre enquête, nous rencontrons des enfants des écoles primaires de la côte de Nacre. Nous leur parlons de notre projet et leur proposons de mener l’enquête auprès de leurs proches.
La classe de CM2 de l’école Gilbert-Boulanger de Courseulles avait préparé des questions. Léna a interrogé son papa. Lilou et Marie ont interviewé une institutrice de l’école, Anne. Elle raconte le jour où son beau-père, qui a vécu le Débarquement le 6 juin, a rencontré l’aviateur canadien Gilbert Boulanger, venu inaugurer l’école.
Les deux hommes ont alors échangé :
– J’étais là à Courseulles quand vous êtes passé avec votre avion.
– Oh excusez moi, je ne voulais pas vous faire du mal.
– Mais non, c’est grâce à vous que nous vivons librement aujourd’hui.
Nous avons interrogé les jeunes du centre de loisirs de Luc et Langrune pour savoir ce qu’ils pensaient des commémorations et ce que cela signifiait pour eux “commémorer”. La plupart y portent une importance particulière, peut-être parce qu’ils ont grandi près des plages du Débarquement et qu’ils ont tous participé, à un moment ou à un autre, à une cérémonie. C’est important de ne pas oublier, nous disent-ils. Pour dire merci. Pour ne pas recommencer”. Comme dirait le professeur de Selma, “un pays qui oublie son histoire est condamné à revivre son histoire.”
Les ados ont pris des appareils photos et sont partis relever les traces du Débarquement et de la guerre dans le paysage. Bunkers et vestiges du mur de l’Atlantique, empreintes de chars sur le pavé, trous d’obus, éclats de balle sur les murs, clôtures ou grillages issus du matériel militaire…
Ces vestiges de guerre font aujourd’hui l’objet d’études de la part des archéologues. Jean-Yves Lelièvre et Vincent Hincker, du service d’archéologie du département du Calvados, sont venus présenter leurs travaux au Cube le 6 mai 2024. On pense aussi aux épaves sous-marines et vestiges des ports artificiels dont nous parlait l’ancien scaphandrier, Jean-Luc Marchais.
Et si nous plongions sous la mer avec le plongeur Richard Farizon, du club D-Day Diving de Douvres-le-Délivrande, que découvririons-nous ?
Des élèves de 4e du collège Clément Marot de Douvres ont rencontré Richard Farizon.
L’érosion, le risque de submersion et la montée des eaux ont rendu ce patrimoine plus vulnérable. Dans quelques années, ils disparaîtront à leur tour. On estime que les caissons Phoenix du port d’Arromanches ne sont plus visibles dans un quart de siècle. Les falaises du Bessin s’érodent, comme à la Pointe du Hoc ; des bunkers basculent à la mer, comme à Graye-sur-mer.
Les sites du D-Day n’ont déjà plus grand chose à voir avec les plages qu’ont connu les soldats alliés du 6 juin 1944. À Bernières-sur-mer, les commandos du Queen’s Own Rifles of Canada pouvaient encore se dissimuler derrière la digue de promenade qui passait devant la Maison des Canadiens, comme en témoignent les photos d’époque. Celle-ci a quasiment disparu aujourd’hui : la plage est arrivée aux portes de la villa. “On arrive à la fin des sites du Débarquement tels qu’on les connaissait”, explique Régis Leymarie, délégué adjoint au Conservatoire du Littoral. Petit à petit, la nature reprend ses droits. Le temps qui passe altère et efface la mémoire des hommes comme celle des lieux.
6 juin 2024. Depuis quelques jours, les cérémonies se déroulent sur la côte normande. A Courseulles-sur-Mer, ce matin, c’est la cérémonie officielle du Canada, sur cette plage de Juno Beach où plus de 15 000 soldats du pays de l’érable débarquèrent 80 ans plus tôt. Justin Trudeau, le premier ministre du Canada est là, le prince William, Gabriel Attal, le président du Conseil européen Charles Michel. Et des centaines de jeunes venus du Canada et de France.
Parmi eux, Alliah, membre d’une communauté Premières nations de la province du Manitoba, la peau métis et une grande robe colorée. « Je ne serais peut-être pas aussi libre que je le suis aujourd’hui si ces hommes n’avaient pas débarqués », souligne l’adolescente de 15 ans qui a découvert l’histoire d’un membre de sa communauté ayant participé à ces bataille de Normandie. Alliah devait réciter un poème qu’on entend souvent au cours des commémorations. Mais l’organisation a changé. Alliah est triste, mais elle montera quand même tout à l’heure sur la scène.
Nous leur promettons,
En dépit du temps qui passe,
De porter le flambeau
et de ne jamais oublier
Nous nous souviendrons d’eux
Trois collégiennes de Salons de Provence sont venues avec leur école. Depuis deux ans, les jeunes ont organisé des activités et collecté de l’argent pour organiser ce séjour d’une semaine en Normandie. Le premier ministre canadien a pris la parole et évoque le vétéran Bill Cameron, 100 ans, qui devait revenir en Normandie, mais est décédé la veille de son départ. Les trois filles se mettent à pleurer. Et les larmes reprennent chaque fois qu’apparaît le visage d’un vieil homme sur le grand écran installé devant la mer.
“Je me suis imaginée les soldats encore présents sur la plage, explique Faustine, très émue. Certains étaient très jeunes. Des familles n’ont pas vu revoir leur fils. Personnellement, je n’avais jamais ressenti ça avant.”
À la fin de la cérémonie, les 13 vétérans en fauteuil roulants passent auprès des journalistes et des jeunes avant de rejoindre la plage où ils ont débarqué, il y a 80 ans. C’est la cohue pour les approcher, leur parler, les enregistrer. Parmi eux, il y a un vétéran allemand.Ce jour-là, à Courseulles, et peut-être pour la dernière fois, ces centenaires sont au centre de toutes les attentions. Ce sont eux les vrais héros, pas les représentants politiques. Ils soulèvent l’émotion, inspirent le discours, donnent à la cérémonie son supplément d’âme. Sans eux, pas de transmission aux plus jeunes, pas de passage de témoins.
Florent, un jeune lycéen de 15 ans, a retrouvé “son” vétéran, le capitaine Bill Wilson. Ils se sont rencontrés il y a cinq ans, lors du 75e anniversaire, à l’école Gilbert-Boulanger de Courseulles et entretiennent, depuis, une correspondance. Florent est heureux de “le revoir en forme”, lui glisse-t-il. Bill veut inviter Florent au Canada « parce qu’il est important de maintenir ces liens d’amitié entre nous, et de se projeter dans un avenir de paix ».
À Omaha Beach où a lieu la cérémonie internationale, il est écrit :
« I dit it for you ».
Cette enquête a été réalisée par Emmanuel Blivet, Marylène Carre, Simon Gouin et Pierre Hardel du magazine Grand-Format, avec nos apprentis journalistes :
– Marie-Agnès Gérin
-Nathalie Michel
-Marie-Françoise Daugan
-Marie-Paule Pitau,
-Noémie Gallette,
-Brigitte Meyer,
-les élèves de cinquième du collège de Douvres,
-les élèves de 3e en web-TV du collège de Courseulles sur Mer,
-les élèves de CE2- CM1 – CM2 de Saint-Aubin sur Mer,
-les élèves de CM1-CM2 de Bernières sur Mer
-les élèves de CM2 de l’école de Courseulles
Nous les remercions pour leur engagement à nos côtés dans cette enquête participative.
Dessin de fond : Inaniel
Ce projet a été mené avec le Cube, soutenu par la communauté de communes Coeur de Nacre et la Drac Normandie.