Retour

Chapitre 2 :  Les passeurs

Chapitre 2 :
Les passeurs

Lara et Christine Jouvet

Dans l’enregistrement, Alain, qui a aujourd’hui 90 ans, raconte la guerre qu’il a connue à la ferme où il vivait avec ses parents. Il a 10 ans quand le débarquement survient. Il se rappelle du mois passé dans un abri, du bombardement qui tua une trentaine d’allemands, des animaux morts. Les souvenirs sont vifs. On a l’impression qu’Alain les revit comme si c’était hier. Modestement, il rappelle parfois qu’il ne se souvient plus. Et ajoute : “J’avais 10 ans”.

On perçoit ses émotions. On entend des rires : parce qu’au milieu du chaos, la vie continue.

“Vous avez fait la fête à la fin de la guerre”, demande sa petite-fille.
“Ah non, non… pour nous, c’était triste”, répond Alain.

Sa petite fille, Lara, a aujourd’hui 29 ans. Elle est enseignante. Il y a quatre ans, son grand-père commence à perdre la mémoire. “Je m’étais dit que j’avais envie de garder quelques souvenirs avant qu’il ne s’en souvienne plus du tout, pour transmettre cette histoire à mes enfants, plus tard.”Lara sait que son grand-père a vécu la guerre. Il a déjà raconté des anecdotes. Mais ce jour-là, c’est la première fois qu’il donne des détails.

Sa fille, Christine, ne se souvient pas d’avoir entendu parler de ces histoires. Avant sa retraite, son père, agriculteur, passait son temps à travailler. Christine n’était pas là lors de l’enregistrement. « Cela m’a beaucoup touché de l’entendre », dit-elle aujourd’hui. “J’entends l’émotion de l’homme a posteriori…” Aujourd’hui, Alain vit toujours dans sa ferme, avec sa femme. Il a perdu la mémoire à cause de la maladie d’Alzheimer. “Désormais, il est dans le présent”, explique sa fille.

Mais il reste ce récit.

Cérémonies à Saint-Aubin-sur-Mer, le 6 juin 2024

Régis Morel

Les histoires de commémorations cassent les pieds au jeune Régis qui grandit à Arromanches. Adolescent, Régis Morel a beau parcourir le musée d’Arromanches plusieurs fois dans la journée, pour y accompagner les jeunes filles qui débarquent en bus pour le visiter, ce n’est que bien plus tard qu’il va vivre les commémorations et les apprécier. Ils se rappellent des vétérans anglais qui font la « nouba » dans les bars. De ces discussions avec d’anciens soldats qui rappellent l’idéal politique pour lequel ils se sont battus, reprochant aux nouvelles générations de « ne pas se bouger ». De ce vétéran qui enchaîne les bières avant de rejoindre la plage, à minuit, s’y recueillir, et puis revenir pour payer sa tournée. De ces moments partagés, festifs, en toute simplicité, loin de la mode mémorielle qui s’est instaurée depuis quelques années, à mesure que les vétérans disparaissaient, et qui horripile Régis. « Le commerce autour du D-Day, les musées privés, les gens qui jouent à la guerre… j’ai du mal à voir l’intérêt de tout ça. Ça commence à me déranger. »

Le football va faire vivre deux expériences en lien avec la mémoire à Régis Morel. En tant que président du club local, il est convié aux commémorations officielles, en 1994, avec 18 chefs d’État. Il se souvient de la Reine d’Angleterre qui arrive en hélicoptère, rejoint la place en voiture et les vétérans anglais qui quittent le bar où ils étaient pour se mettre rapidement au garde-à-vous, l’un d’eux en chaussettes. En 1998, l’équipe de France de football en pleine préparation du Mondial fait une visite discrète d’Arromanches. Dans le musée, Aimé Jacquet admire la tactique des alliés. « Je fais la même chose avec mes joueurs », lance-t-il. « Oui, mais là, c’était quand même plus important », lui rétorque Régis Morel, qui s’attire les foudres du directeur du musée.

Yannick Grundling

Yannick tient la Boutique du Débarquement à Courseulles depuis 2019. Il y vend des pièces de collection et des objets touristiques. C’est un ami qui l’a converti au “militaria” il y a dix ans. Il commence par l’accompagner sur les vide-greniers, se prend au jeu, achète un détecteur pour aller creuser dans les champs et les bois, scrute les vide-maisons et le net. Progressivement, sa collection va envahir sa maison, jusqu’à occuper une chambre entière à l’étage, sous le regard complaisant de sa femme et ses trois garçons. Près d’un millier d’objets militaires allemands ou alliés y sont soigneusement classés. “Une petite collection”, soutient-il, qu’il ne montre pas à tout le monde. Dans le milieu, on reste discret. “Il y a énormément de collectionneurs, mais vous ne savez pas qui ils sont. Ils se cachent”, sourit Yannick.

Yannick espère sortir son dodge pour le 80e anniversaire, pour exhiber des pièces de son magasin et proposer des balades. Le Pourquoi Pas – c’est son nom – est aux couleurs de la 2e DB française, avec la croix de Lorraine et le drapeau français. Yannick pourra utiliser sa tenue de ranger américain qui équipait la 2e DB. Seule l’insigne change. Il détaille : pantalon, chemise, veste, casque, bottines, bretelles, guêtres, ceinturon, gourde, trousse de premiers secours, ceinturons porte chargeur… Ses deux plus jeunes fils rêvent de monter avec lui dans le dodge. L’un est au collège Quintefeuille de Courseulles, où des élèves sont venus interviewer Yannick.

Des collégiens de Courseulles ont rencontré Yannick Grundling.

Jean-Luc Marchais

– Comment est ce que vous communiquiez avec la surface ?

Ah, on avait un système de code avec un bout, qu’on appelait le rigodon. Trois coups pour “Re-mon-ter” et deux coups pour “des-cendre”.

– Et comment c’est au fond ?

Plus tard, Jean-Luc a continué à plonger sur les épaves. Il a même emmené des familles de vétérans venus se recueillir. “Ils ont déposé une gerbe sur l’épave du Lawford”. Touché par un missile allemand, ce destroyer de la Royal Navy a coulé avec ses missiles au large de Ouistreham le 8 juin 1944 avec à son bord 156 marins, dont 37 sont tués. L’épave repose à 27 mètres sous l’eau et abrite encore de nombreux missiles de combat, qui polluent les eaux et constituent une menace directe pour la faune maritime (regarder ici l’enquête vidéo de Vert de rage)

« Après la guerre, les gens ne voulaient plus voir tout ça. C’était synonyme de souffrance. Il fallait faire disparaître les chars, ferrailler les épaves. C’est plus tard que cela a pris une dimension sentimentale. Les gens qui s’intéressent à l’histoire n’ont pas souffert de la guerre. »

Jacques Lemonchois, plongeur ferrailleur, créateur du musée des épaves sous-marines du D-Day à Commes.
Extrait de Une si jolie plage, Arnaud Blin, 2004

Arnaud Blin

Arnaud Blin est réalisateur et grand reporter pour la télévision. En 2004, il tourne pour France 3 un documentaire sur les soldats acadiens du North Shore (régiment du Nouveau Brunswick) débarqués à Juno Beach le 6 juin 1944, “Une si jolie petite plage”. C’est la première fois qu’il entend parler des soldats acadiens, descendants des Français qui ont migré en Amérique au 17e siècle.

Touché par cette histoire, Arnaud Blin décide deux ans plus tard de créer le festival “La Semaine Acadienne” sur la Côte de Nacre pour leur rendre hommage. Au fil des éditions, de grands noms de la scène canadienne et acadienne se sont succédé à Courseulles. Le festival est devenu très populaire avec plus de 10 000 participants chaque année, et un final en beauté avec la parade du Grand Tintamarre, inspiré de la fête nationale acadienne. La 19e édition aura lieu du 7 au 15 août 2024.

“Avant, j’avais une vision assez ennuyante des anciens combattants, qui chantent la Marseillaise devant les Monuments aux morts. Ma vision a complètement changé quand j’ai rencontré ces vétérans et que j’ai découvert leur vie. Aujourd’hui, je veux leur rendre leur histoire, qui avait été oubliée.”

Arnaud Blin

Arnaud Blin est aussi l’auteur du documentaire “Dans leurs yeux” sur le 75e anniversaire du Débarquement vu à travers les yeux de Marguerite et Rémy Cassigneul, âgés à l’époque de 17 et 19 ans, et de “1944 : les colis sont bien arrivés » (2024), sur deux enfants d’origine juive cachés dans une communauté religieuse à Douvres-la-Délivrande au moment du Débarquement (lire au chapitre 3).

Alain Tranquart

Le 6 juin 2024, 26 Anglais invités par le comité de jumelage de Saint-Aubin-sur-mer sont accueillis par les familles, ainsi que dix jeunes Allemands et cinq élus de Liebenburg. Alain Tranquart, le président du comité de jumelage, héberge trois couples et deux jeunes. “La maison est pleine”, sourit-il.

L’association s’occupe des trois jumelages avec l’Allemagne (Liebenburg), l’Angleterre (Emsworth) et le Canada (Bathurst). “Ils ont tous une connotation mémorielle, explique Alain Tranquart. Le premier jumelage avec le Canada est né à l’initiative du maire de Bathurst, qui a débarqué à Saint-Aubin en 1944.” Il a pris de l’ampleur au début des années 2000 avec la création du festival La semaine Acadienne. Suite au traité d’amitié franco-allemand de 1963, les jumelages avec l’Allemagne se sont multipliés à partir des années 1970, pour entériner la réconciliation entre les peuples. Celui de Saint-Aubin date de 1984, il a quarante ans cette année. “Je me souviens du 70e anniversaire : cinq jeunes étaient venus de Liebenburg pour les commémorations. Lorsqu’ils ont déposé une gerbe au square des Canadiens devant les vétérans, ils ont été chaleureusement applaudis. »

Sybille Hecht

En menant cette enquête, nous comprenons rapidement que Sibylle Hecht est une figure incontournable sur le territoire. Ici, on l’appelle “la sentinelle de la mémoire”. Généalogiste familiale et aussi correspondante locale de presse, elle collectionne les petites histoires qui font la grande. Pendant le covid, confinée à Saint-Aubin-sur-Mer, elle s’est mise en tête de retrouver l’histoire de chacun des noms gravés sur le monument des morts pour la France de la Seconde guerre mondiale. La généalogiste fait parler les archives, remonte le fil, croise les sources pour en extraire des récits que souvent même les proches ignorent. “Je révèle des histoires familiales enfouies. Souvent ça bouleverse, ça réveille des douleurs, mais au final la connaissance apporte de l’apaisement”, confie cette Normande pure souche, marquée par l’histoire du Débarquement et mariée à un Lorrain. À tour de rôle, ils ont présidé le comité de jumelage Bernières-Eisingen (Allemagne).

Parmi les noms figurant sur le monument aux morts, Sibylle va particulièrement s’intéresser à Maurice Mondhard, déporté et mort à Auschwitz le 15 septembre 1942. Il faisait partie des 120 otages français arrêtés en représailles du déraillement de deux trains près d’Airan par la résistance. Maurice, qui ne cachait pas ses convictions anti-nazis, aurait été dénoncé. Suzanne, la femme de Maurice, est restée seule à 39 ans avec ses deux garçons. Elle a fui Bernières pour se réfugier dans l’Orne et a appris la mort de son mari à la libération des camps.

“En famille, la disparition de Maurice était peu abordée, et toujours sur le ton de l’humour noir ou de manière anedoctique”, se souvient Margit, sa belle-fille, qui habite aujourd’hui la maison familiale de Bernières. “Elle en parlait en tant qu’épouse, qui s’était souvent retrouvée seule à gérer le foyer, sans prendre en compte la dimension historique de son destin. Par exemple, elle a toujours refusé à la mairie qu’une rue porte le nom de Maurine parce que, pensait-elle, il ne le méritait pas. C’est comme si Suzanne l’avait effacé de la mémoire.” Le travail de la généalogiste, Sibylle Hecht, a apporté à la famille une autre lecture de l’histoire. Désormais, un pavé portant le nom de Maurice Mondhard est scellé à l’entrée de la maison. “Il est rentré chez lui et dans l’histoire”, mesure Margit.

Ecouter l’histoire de Jean-Pierre Catherine, déporté à Dora, racontée par les élèves du collège Quintefeuille à Courseulles :

Bernadette Jacobs-Foucher

Avec l’association, Bernadette, qui est journaliste et bilingue, s’implique dans l’accueil des vétérans anglais, les traductions, les publications, les expositions et les stèles mémorielles qui retracent l’épopée du régiment des 22e Dragons à Cresserons. En 2015, avec la complicité du bar des sports, l’association organise un apéro rétro en costume d’époque. Bernadette revêt une robe des années 1940. “Qu’est ce qu’on a pu rire !”, se souvient-elle.

Anaëlle Tudoce

Anaëlle Tudoce est étudiante en communication, bénévole au musée du radar de Douvres et reconstitutrice. Nathalie Michel a enregistré son témoignage.

Anaelle Tudoce porte un trench WAC, (Women’s Army Corps), branche féminine de l’armée américaine pendant la Seconde guerre mondiale. C’est le dernier vêtement nominatif qu’Anaëlle a acquis. Anaëlle fait actuellement des recherches « pour retrouver la trace de cette femme qui portait ce trench, pour connaître son engagement et savoir par quels moyens elle a contribué à l’effort de guerre ».

“ Revêtir l’uniforme, non pour se déguiser mais pour que le public connaisse à travers moi l’histoire de ces femmes qui se sont engagées pour défendre leur conviction, à une époque où ce n’était pas sans risque. Car c’est cette mémoire que l’on risque de perdre lorsqu’il n’y aura plus de témoins directs. On n’oubliera jamais l’évènement, mais on oubliera l’histoire de ces hommes et ces femmes. ”

Anaelle Tudoce

Série photographique d’Emmanuel Blivet, avec le régiment de la Chaudière, des reconstituteurs du Québec, à Bernières-sur-Mer, juin 2024

Christelle Angano

Elle y raconte comment son aïeule, d’origine anglaise, a aidé à cacher des parachutistes anglais, avant d’être dénoncée, arrêtée, et déportée au camp de Ravensbruck où elle est morte. Elle a retrouvé la lettre écrite par son fils, François, à sa mère, le 11 novembre 1940 avant de mourir à l’âge de 23 ans. C’est cette lettre que Christelle tient dans ses mains.

“ Limoges, le 11 novembre 1940, maman chérie, je suis en bonne santé. Fais tu quelque chose pour ton dos ? Est ce que papa va bien ? Reçois-tu de mes nouvelles ? Je suis de retour à Limoges. Je travaille à la TSF. Je vais aller à la radio tantôt. Quel vilain temps pluvieux ! Es tu toujours enrhumée ? Soigne toi bien ma petite maman. Je pense beaucoup à vous et prie beaucoup pour vous. Reçois des douces et affectueuses pensées. Baisers de ton fils qui t’aime. Fanfan. ”

Cette lettre figure dans le dernier roman de Christelle Angano, “L’Harmonica, le trombone et le parapluie”, où il est question de transmission, de mémoire et de souvenir. “Il est important d’encrer, avec un “e” et d’ancrer, avec un “a”, afin que cela ne recommence pas, explique l’autrice. Je n’aime pas le mot devoir de mémoire, car il implique un devoir. J’imagine quelque chose de plus pédagogique ou de plus festif. Plutôt que de commémorer la victoire, on devrait avoir une journée internationale pour la Paix.”

Écouter le témoignage de Christelle Angano recueilli par Nathalie Michel

Marc Lamy

« Le 3 juin 1944, mon père est à Douvres en convalescence, car il vient de subir une intervention chirurgicale ; ce soir là, il informe son père de la date du débarquement et de son rôle dans la résistance. Le père et le fils vont vraiment se découvrir pendant cette nuit où ni l’un ni l’autre ne dormiront. Mon grand-père, chef de division à la préfecture, possède indirectement des renseignements sur les mouvements des troupes allemandes par des informations qui lui sont transmises, comme les livraisons alimentaires de l’armée allemande. Il sait ainsi que les soldats allemands chargés de faire fonctionner les batteries d’artillerie à la Pointe du Hoc se trouvent en fait à Maisy et que le site de la Pointe du Hoc n’est donc plus stratégique. Fort de cette information, mon père se rend au bureau de poste de Douvres le 4 juin dès l’ouverture.

La Pointe du Hoc n’est plus un objectif majeur pour les alliés, contrairement à Maisy ; il doit envoyer un télégramme à un contact sur Saint-Malo, contact susceptible de faire remonter dans la journée l’information jusqu’en Angleterre. C’est une procédure très risquée que de communiquer par télégramme et on ne peut l’utiliser qu’une seule fois, en cas d’information mettant en jeu la survie du réseau ou d’importance capitale pour les alliés ; si l’un des membres du réseau l’utilise, il doit disparaître immédiatement dans la nature, ainsi que son contact. Mais au bureau de poste, il est impossible de transmettre un télégramme ce jour-là ! Pendant la nuit, un autre réseau de résistants a fait sauter les lignes de télécommunication pour préparer le débarquement. Mon père n’a pas pu changer le cours de l’histoire.»

«Quand l’armée américaine établit pour plusieurs mois son quartier général arrière à Deauville, ma mère apprend que les Américains cherchent une secrétaire sachant parler anglais ; elle se présente et est retenue. Pendant plusieurs mois, les messages arrivant du front remontent à Deauville pour y être triés et classés par des officiers qui en font des synthèses que maman tape à la machine ; c’est ainsi que, tout juste âgée de 18 ans et donc encore mineure, elle adresse quotidiennement des courriers à Eisenhower, l’homme qui allait devenir président des États-Unis. Ma mère est enfin libre et considérée !

Les messages qu’elle tapait à la machine sont aujourd’hui encore vraisemblablement dans les archives du Pentagone. Maman est décédée l’année passée, mais cette période de sa vie l’avait beaucoup marquée, à tel point qu’en allant la voir à son Ephad, elle me disait parfois qu’elle était fatiguée après avoir tapé plusieurs courriers à Eisenhower l Elle était atteinte de la maladie « d’Eisenhower » ! »

Commémorations le 6 juin à Tailleville, messe sur la plage de Langrune-sur-Mer et bal à Bernières-sur-Mer.