Depuis début 2023, un habitat atypique a ouvert ses portes à Valognes, dans la Manche. À quelques encablures du centre-ville, vingt-huit retraités ont emménagé dans une splendide bâtisse du dix-huitième siècle. Entre vie partagée et autonomie, les habitants expérimentent une nouvelle forme de vivre ensemble.
C’est en début d’année que je découvre le Béguinage Solidaire, un projet d’habitat collectif pour seniors situé à Valognes, une petite ville au nord de la Manche. J’arrive en fin de matinée et je suis chaleureusement accueilli par six personnes qui discutent dans un grand salon commun. Chaque matin, c’est le même rituel : le café est servi à 10h et les habitants peuvent venir partager un moment ensemble. «Parfois, ça papote jusqu’à midi et parfois c’est plus timide, il n’y a aucune obligation mais juste l’envie de faire du lien », précise Sophie Jouan, la présence bienveillante du lieu.
Salariée de l’Association et présente au quotidien, Sophie œuvre «pour donner aux gens les moyens de bien vieillir ». Son bureau est installé dans l’aile droite du magnifique bâtiment tout récemment rénové. C’est une grande pièce lumineuse et avec près de quatre mètres sous plafond, les chauffages tournent à plein régime pour garder la chaleur alors qu’il gèle dehors. Il faut dire que ce bâtiment porte un lui un sacré bout d’histoire. Bâti il y a presque deux siècles et demi, cet ancien hôtel particulier a abrité des communautés religieuses avant d’être bombardé en 1944. Racheté par l’association L’Espérance, qui accompagne des adultes en situation de handicap, il était inoccupé et tombait en ruine petit à petit.
Vivre ensemble
C’est en 2019 que le Béguinage Solidaire rachète les lieux et entame les travaux pour en faire un nouveau type d’habitat, un projet inspiré des béguinages flamands, des communautés de femmes pieuses, veuves ou célibataires, qui s’entraidaient au quotidien. Moi, ça me parle beaucoup cette vie collective et ces liens de solidarité. En 2020, avec sept amis, on montait une coopérative, on achetait une maison et on s’installait en habitat partagé dans l’Orne. Ça a été une aventure intense et expresse car on a finalement revendu la maison moins de deux ans après s’être installés, faute d’arriver à coopérer tous ensemble. Et quand je demande à Sophie comment ça se passe ici, elle me confirme que c’est un véritable challenge humain. En quelques mois, ce ne sont pas moins de vingt-sept personnes qui ont emménagé, dans des appartements rénovés au sein de l’ancien hôtel ou dans des petites maisons mitoyennes. Et pour tous, le changement est de taille. Ce n’est pas simple de devoir modifier ses habitudes et encore moins à l’heure de la retraite. Mais tous les habitants sont arrivés ici avec l’intention de s’investir dans ce projet atypique et participent à leur rythme à l’organisation des activités au sein du lieu.
Quand je reviens mardi après-midi, il a neigé dans la Manche et c’est sous un fin manteau blanc que je retrouve le Béguinage. A l’intérieur, on se réchauffe rapidement car aujourd’hui, c’est sport et santé, une heure d’exercices supervisée par Mattéo, jeune coach sportif qui propose l’activité chaque semaine depuis octobre. Fidèles au poste, Odette, Janine, Evelyne et Céline s’installent et la musique démarre. Le salon se transforme presque en salle de fitness et Matteo enchaîne les exercices pendant quarante minutes en prenant le soin de voir si tout le monde tient le rythme. Et dans l’effort, les complicités grandissent, chacune à son allure, les voisines s’activent et s’encouragent. Matteo est à l’écoute, donne des conseils et veille à adapter les exercices. Après quarante minutes, il change de style musical et redescend l’allure pour les étirements qui clôtureront la séance. Mais avant de rentrer chez elles, les sportives prennent le temps de papoter autour d’une tisane ou d’un café.
L’envie d’être utile aux autres
C’est à ce moment que je rencontre Odette, une manchoise pur beurre comme elle dit avec le regard espiègle. « C’est une poète », m’annonce fièrement sa voisine. Odette a déjà publié deux livres de contes et je la croiserai à Cherbourg quelques jours plus tard en dédicace de ses bouquins. Au Béguinage Solidaire, c’est elle qui s’occupe de la réalisation d’une gazette mensuelle, Le Béguisol, qui retrace les événements du mois écoulé ainsi que quelques écrits de son cru ou proposés par les autres habitants.
Il faut parfois « se mettre des coups de pied au derrière” pour participer à la vie collective »
Au cœur de cet habitat inhabituel, il y a l’envie d’être utile et la conviction qu’à tout âge de la vie, on peut encore apprendre des uns et des autres. C’est ainsi que Dominique, une habitante passionnée des mots elle aussi, propose d’animer des ateliers d’écriture. Un jeudi sur deux, les mains et les cerveaux s’agitent et les stylos noircissent le papier sous ses conseils bienveillants. Pendant une quinzaine d’années, Dominique a animé des ateliers dans le Var où elle vivait jusque-là. Ne voulant plus vivre isolée, elle a quitté le Sud et est arrivée au Béguinage pour se rapprocher de sa famille et de son fils qui habite à Valognes.
Si Dominique a vécu à l’autre bout de la France, Bernadette, elle, n’a fait que quelques kilomètres pour emménager à Valognes. Mais ce sont pourtant des amis de Carpentras qui lui ont parlé du projet. Au début, elle n’avait pas envie de quitter sa maison, dans laquelle elle vivait depuis quarante-six ans, mais elle a rencontré les autres futurs habitants, est passée voir les travaux de rénovation et elle a finalement choisi de se lancer « pour pouvoir partager avec les voisins, vivre paisiblement, échanger et avoir une vieillesse hors de l’isolement”. Elle m’avoue qu’il faut parfois « se mettre des coups de pied au derrière » pour participer à la vie collective mais elle essaye de rester positive en toutes circonstances et est bien contente de toutes les activités proposées sur place et des repas partagés.
Des loyers solidaires
Un des objectifs de l’association est de favoriser la diversité, le mélange d’origines et de milieux sociaux. Ici tout le monde est locataire et le prix des loyers (entre 300 et 900 euros) est fixé en fonction de la taille des habitations tandis que la redevance associative est pondérée en fonction du revenu. C’est comme ça que Bernard paye à peine plus cher que son ancien logement à côté de Lens alors que les loyers dans la région ont plutôt tendance à être largement plus élevés. Pour ce collectionneur d’écussons militaires, c’est un retour aux racines. Il a grandi à Valognes avant de partir il y a presque trente ans pour le Nord de la France. Mais la distance avec sa famille, restée ici, et l’isolement quotidien qu’il ressentait dans sa maison lensoise ont été le déclic de son installation.
La devise du Béguinage c’est « bien chez soi, bien ensemble », sans aucun doute une des clés pour arriver à garder cet équilibre entre l’individu et le groupe.
C’est pendant les vacances de Noël que sa sœur lui parle du projet et qu’il décide de visiter les lieux puis finalement de s’installer au début de l’été. Le jour de son emménagement, il tombe nez à nez avec sa deuxième patronne, qu’il n’avait plus vue depuis 50 ans alors qu’il était encore apprenti charcutier. Les voilà voisins désormais.
Bernard aime bien participer aux activités de groupe mais il apprécie surtout l’équilibre entre son indépendance et la possibilité de voir du monde.
Je me souviens que dans mon projet d’habitat collectif, on était tous d’accord pour dire qu’on manquait d’espaces privés, de zones pour pouvoir se ressourcer dans l’intimité. La devise du Béguinage c’est bien chez soi, bien ensemble et je me dis que c’est sans aucun doute une des clés pour arriver à garder cet équilibre entre l’individu et le groupe. Ici, les repas sont généralement pris chacun dans son domicile mais il arrive parfois qu’un repas commun soit organisé et une fois par mois, un grand goûter est partagé pour mettre à l’honneur les personnes ayant eu leur anniversaire durant les dernières semaines.
L’entraide au quotidien
Sur le palier de chez Bernard, je rencontre Christian, son nouveau voisin. Bien qu’ils ne se connaissent que depuis quelques mois, une véritable amitié s’est nouée entre eux. Ils ont découvert le projet fin 2022 et ils ont fait leur première visite le même jour, le 13 janvier 2023. Christian a eu une carrière à cent à l’heure, travaillant dans le secteur des affaires et voyageant un peu partout dans le monde. Ce breton d’origine était venu s’installer dans la Manche au moment de sa retraite mais cherchait à déménager quand une amie lui a parlé du projet. Adhérant aux valeurs, ce rebelle un peu anar’, comme il se présente en souriant, cherchait avant tout de l’entraide. Au quotidien, les coups de main se proposent naturellement et Bernard vient l’aider pour bricoler tandis que Christian lui donne de l’aide pour les questions administratives.
Tout le monde ne participe pas avec la même assiduité aux activités proposées mais la proximité amène nécessairement à l’échange et même si « on ne choisit pas d’être ami avec tous ses voisins » comme je l’ai entendu quelques fois, la solidarité est bien présente et les liens se tissent petit à petit. Pour Evelyne, c’est encore le tout début de l’aventure, elle est arrivée en décembre et habitait jusque-là en Allemagne, du côté d’Aix La Chapelle. Pour elle aussi, le Béguinage est un rempart à l’isolement mais son acclimatation n’est pas si simple. Après quarante-cinq ans outre-Rhin, le retour en France présente son lot de complications, les démarches administratives prennent un temps fou et elle doit encore créer ses repères ici. Heureusement, sa sœur, qui lui a parlé du projet, habite à trois cent mètres et son fils, qui vit encore à Berlin, profite de la proximité avec la gare pour lui rendre visite quand il peut.
La ville et les commerces à proximité
Tristan Robet, le fondateur du Béguinage Solidaire, a été directeur d’un ensemble d’établissements médico-sociaux. C’est de cette expérience qu’il tire la volonté de préserver l’autonomie et la liberté des personnes âgées. Il a cherché des solutions pour leur permettre de bien vieillir et de rester acteurs de leur vie. Et c’est à Valognes que s’est construit le premier Béguinage alors qu’actuellement, une vingtaine d’autres sont en projet. La résidence a été construite pour des personnes autonomes et le Béguinage n’a pas pour vocation d’être un lieu de soins. En cas de besoins médicaux, les personnes peuvent prendre des aides à domicile ou se déplacer jusqu’à leur médecin. Heureusement, dans cette ville au cœur du Cotentin, on trouve tout ce qu’il faut pour garantir longtemps l’autonomie des habitants : un hôpital, un cabinet dentaire mais aussi des commerces dans un centre-ville accessible à pied, une médiathèque, des activités culturelles, la gare de l’autre côté de la rue sans oublier de nombreuses associations et des citoyens dynamiques.
C’est le cas de Justine Théry Minardi, une artiste de retour à Valognes après une formation en Belgique, qui propose des ateliers artistiques un lundi par mois au Béguinage solidaire. Lors de mon passage en janvier, les participants sont nombreux et le groupe a le choix entre la réalisation de photophores végétaux et de la peinture. Les ateliers sont ouverts à tous et ce jour-là, il y a trois femmes qui viennent de Sainte-Mère Église, à quelques kilomètres au sud, pour partager ce moment convivial. Les artistes en herbe sont un peu timides et doutent de leur capacité. Mais Justine donne quelques conseils, recommande les outils et les techniques et finalement les œuvres prennent vie dans la bonne humeur.
Si le Béguinage est avant tout un lieu de vie, c’est aussi un espace ouvert sur le monde, les activités sont accessibles à tous et les portes du bâtiment ne demandent qu’à être franchies. Depuis l’ouverture, les partenariats se multiplient pour créer du lien au sein du projet. Emmaüs vient une fois par mois sur le parking récolter des dons, certains habitants participent à la création d’une comédie musicale avec un EPHAD et deux services civiques ont établi leur quartier au Béguinage pour les prochains mois avec comme mission d’alimenter la dynamique collective.
Comme me le rappelle Sophie, il se dessine ici l’envie de “passer du je au nous” avec l’idée d’arriver à faire ensemble et de retrouver du lien pour profiter de cette étape de la vie avec entrain. Lorsqu’en quittant les lieux, je me suis retourné en admirant une dernière fois la majestueuse bâtisse, j’y ai vu l’esquisse d’un tableau coloré, une fresque en construction composée des personnes qui y habitent comme autant de touches de couleur. Et j’ai souri, figurant un futur joyeux et solidaire, de l’enfance à la retraite.
PS : A l’heure actuelle, tous les logements sont occupés et les demandes sont nombreuses pour obtenir une future place. Si vous êtes intéressés, vous pouvez contacter Sophie Jouan à l’adresse s.jouan@beguinagesolidaire.fr