Appréhender l’histoire en éprouvant les lieux. Chaque année depuis 2010, la Région Normandie emmène une centaine de lycéens et apprentis normands visiter le camp d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne. Ce voyage d’étude est le point fort d’un projet pédagogique mené toute l’année. Une expérience intense et bouleversante où le terme de génocide prend tout son sens.
Plantés devant l’un des wagons stationnés sur la voie ferrée à Auschwitz, les 140 lycéens venus de tous les départements de la Normandie, écoutent,en petits groupes, leurs guides polonais leur parler de la Solution finale et de la logistique menant à la déportation.
Il est 9h passées, le froid mordant a laissé apparaître les premiers flocons de l’hiver, trahis par un ciel bleu et un soleil lumineux. A environ une heure de route de Cracovie, depuis la vitre du bus, on a vu des champs défiler, successivement parsemés de grands panneaux publicitaires vendant les mêmes produits que chez nous, mondialisation oblige.
Rien ne nous différencie beaucoup de la Pologne pourrait-on croire, jusqu’à l’apparition du rang de briques rouges annonçant l’entrée du camp de mise à mort. Dans l’allée qui sépare le bus de ce terrain de 170 ha, annexée au Reich après l’invasion de la Pologne en septembre 1939, les conversations vont encore bon train entre les adolescents du lycée Métiers Nature de Coutances (Manche).
Un voyage scolaire est toujours une bonne nouvelle. Grâce à la Région Normandie et au Mémorial de la Shoah, les élèves et apprentis de cinq établissements sont partis deux jours en Pologne. Ils ont visité le ghetto de Cracovie et les camps de concentration nazis d’Auschwitz-Birkenau et d’Auschwitz I, distancés de cinq kilomètres, sur la commune d’Oswiecim.
Mais aux rires et aux conciliabules ont vite succédé de pesants silences. La veille, la civilisation juive, ses rites et coutumes étaient explorés lors de la visite de la synagogue du quartier juif, mais tout paraissait encore lointain. Dans le musée historique de Cracovie durant l’Occupation, installé dans l’ancienne usine d’Oskar Schindler, le récit du génocide a peu à peu pris de l’épaisseur. Les élèves ont longuement étudié la Seconde guerre mondiale en cours, depuis l’an dernier. Les connaissances dispensées depuis leur arrivée n’ont rien d’abstrait. Mais tout à coup, « voir en vrai, ce n’est pas pareil », concèdent-ils tous.
«Nous, on a nos doudounes, nos bonnets»
Mais voir en vrai quoi ? Car on n’a vu personne, mais tout est resté intact. Les étables de bois et de pierre censées accueillir chevaux et autres bovins où s’entassèrent les Juifs affamés. On n’a vu personne, mais on a très bien pu imaginer, à l’aide du récit des guides multipliant les détails. « Vous voyez, ici les planches qui constituent les murs sont collées les unes aux autres, mais un déporté m’a raconté qu’à l’époque, elles étaient espacées, laissant le vent siffler et le froid pénétrer le lieu clos », leur explique Teresa.
On n’a rien vu, mais on a entendu les chiffres évoquant des millions de vies bousculées avant d’être brutalement écourtées. Impossible de se représenter l’horreur. Et soudain, dans le reflet d’un point d’eau artificiel créé pour qu’y soient dispersées des cendres, tout devient plus concret.
Transis de froid qu’ils sont, emmitouflés dans leur manteau, capuche serrée, doigts gantés, les lycéens n’en mènent pas large. « Il n’y a aucun bruit. On n’arrive pas à imaginer qu’il y avait 60 000 personnes ici, qui ont travaillé et vécu avec des mauvais traitements, sous moins de 30 degrés » évoque Sébastien, 17 ans, en faisant référence aux températures extrêmement froides de l’hiver 1943. « Tout était assassin ici, même le climat », poursuit la guide. « Nous, on a nos doudounes, nos bonnets », renchérit Anais, 19ans, pour qui, ce qu’ils ont vécu « est inimaginable ». En parcourant le site, la jeune fille confie avoir eu des «frissons et je sais que ce n’est pas le froid. Il y a eu tant de morts ici. Là, je me dis que si ça se trouve, on marche où il y a eu des morts. Chez nous, nos morts sont dans des cimetières, on ne va pas marcher sur les tombes, c’est inconcevable», dit-elle, bouleversée.
«Tu crois qu’on s’habitue, tu crois qu’on s’adapte ?»
Sébastien
Mais ce qui l’a particulièrement choquée, c’est de voir «les bâtiments en ruine», d’apprendre qu’ils n’avaient pas d’intimité aux toilettes. Et les deux amis d’engager leur réflexion. « Tu crois qu’on s’habitue, tu crois qu’on s’adapte ? », lui demande Sébastien, avant de continuer : « Si on ne s’habitue pas, on se suicide ! ». Et Anaïs de répondre qu’elle se serait accrochée à l’espoir de revoir sa famille pour rester en vie et se convaincre de ne pas mettre un terme à ses jours malgré les humiliations, la malnutrition et le froid.
Dans la peau des victimes
Avant d’entrer dans le camp, Inès, 19 ans, se demandait ce qu’avaient pu ressentir les victimes de la Shoah. «J’ai essayé de regarder des documentaires, mais c’était insoutenable et je n’ai pas eu la réponse à mes questions.» Tout au long de la journée, celle-ci lui est apparue un peu moins énigmatique. Sur cette place où s’étendent 170 ha de prison à ciel ouvert, les lycéens retracent la fin de vie des Juifs et Tziganes. Certains étaient conduits en chambre à gaz dès leur sortie des wagons, selon des critères de sélection totalement arbitraires. Femmes, hommes et enfants étaient séparés, éclatant des familles. Ils ne vivaient et ne mourraient pas aux mêmes endroits mais connaissaient le même funeste horizon, dans un secret très bien gardé.
« Ginette Kolinka, Française d’origine polonaise, échappée des camps, avait raconté qu’elle croyait que les Juifs étaient simplement contraints au travail forcé. Son vieux père allait ainsi pouvoir trouver une activité comme rafistoler des chaussettes, sa mère pourrait aussi trouver une tache respectable et respectueuse de sa condition », précise Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah, qui accompagne les lycéens dans ce voyage.
Pour Arthur, 17 ans, l’appréhension est restée en filigrane tout au long de la visite. «Je ne sais pas à quoi m’attendre, même si j’ai quand même une idée.» À mesure qu’on s’approche des fours crématoires en ruines, le jeune homme confie craindre d’avoir un choc face à ce qu’il a vu dans les livres. Sur place, il relève « le silence qui règne ». Depuis qu’il a commencé à travailler le sujet en cours d’histoire, Arthur s’est découvert plus sensible qu’il ne l’imaginait.
« En vrai c’est complètement différent »
Arthur
Ce qui l’a surpris, c’est de constater que le ghetto de Cracovie n’était « pas resté tel quel ». Le jeune lycéen éprouve désormais « autant de tristesse que d’incompréhension et presque même de la frayeur ». Devant ce qu’il nomme la « porte des morts », il est « resté bouche bée pendant plus d’une minute » car il ne s’attendait « pas du tout » à ça. Il ne s’attendait pas non plus à découvrir que les SonderKommando n’étaient autres que des Juifs employés à travailler exclusivement dans les chambres à gaz, à nettoyer les lieux, déshabiller les corps, prélever les bijoux et autres sources de richesse. « Ils étaient à la fois victimes et bourreau, forcés… »
Le bloc 4, renommé Extermination à Birkenau, ne fait pas mystère de la détermination des Nazis dans cette sinistre entreprise. Ainsi, « pour tuer 1 500 personnes, ils utilisaient deux à cinq grammes de gaz », poursuit la guide. Les victimes de la Shoah étaient rasées pour des raisons d’hygiène. « Leurs cheveux étaient ensuite vendus aux entreprises allemandes pour confectionner des cordes, du feutre et autres rembourrages à destination de matelas et de sièges. » L’origine humaine de certains de ces matériaux a permis de collecter des preuves démontrant que des dizaines de milliers de victimes étaient concernées par ces crimes commis. Plus qu’une industrie de la mort, ces faits révèlent aussi l’exploitation déshumanisante qu’ont subie les Juifs à des fins économiques.
Un hommage et un travail de mémoire nécessaires
À Birkenau, tandis que Maelly, 18 ans, feuillette les archives, elle réalise que « ce n’est pas humain ce qui s’est passé ». Cette jeune passionnée par la Seconde guerre mondiale savait que « ce serait dur » mais n’imaginait pas « une telle barbarie », verbalise-t-elle les yeux brillants des larmes versées « plusieurs fois tout au long de la journée ».
« Avec des copains, on a créé une association où on rend hommage aux gens qui on fait la guerre. On s’habille en soldat, mais moi j’ai une tenue Wac. » Wac, comme Women’s Army Corps, cette unité de l’armée américaine durant la Seconde guerre mondiale qui permettait aux femmes de servir dans l’armée. « Pour moi c’est important que les civiles soient représentées, estime la jeune fille. Il ne faut pas oublier qu’elles avaient une vie avant tout ça. » Comme en attestent d’ailleurs les diapositives filmées montrées dans l’un des baraquements de Birkenau.
« J’espère que ça ne va pas se reproduire… par rapport à ce qu’on vit en ce moment et dans les années futures. C’est pour ça qu’il ne faut pas oublier. »
Maelly
Un témoignage qui fait écho aux mots de Bertrand Deniaud, vice-président de la Région Normandie, en clôture de ces deux jours de visite, évoquant les 80 ans de la Libération. « Vous savez maintenant que près d’un million et demi de personnes ont été assassinées dans le seul camp d’Auschwitz-Birkenau. Plus de six millions de Juifs d’Europe ont été victimes de la Shoah, soit deux fois la Normandie tout entière. » Insistant sur la nécessité de lutter contre l’antisémitisme et le racisme, l’élu a rappelé que l’Histoire pouvait se répéter. « C’est notre civilisation, notre mode de vie, notre modèle qui sont en danger. »
Le seul moteur de la haine a conduit à ce génocide aussi organisé que caché. Car les Juifs étaient floués sur le sort qui leur était réservé. À l’instar de ceux à qui on a demandé de laisser leurs affaires sur le porte-manteau avant d’entrer dans les chambres à gaz où ils mourraient par 200, en croyant profiter d’une douche. Et Olivier Lalieu d’évoquer « avec tous les guillemets possibles », comment les Nazis ont tout mis en œuvre pour « augmenter le rendement de la mise à mort, l’efficacité du processus ».
Le devoir de mémoire défendu par l’historien du Mémorial de la Shoah raisonne d’autant plus que cette tragique période de l’histoire touche à son histoire intime et familiale. C’est le cas de Louis, 19 ans. Son grand-père, originaire de République Tchèque, avait lui-même été enfermé dans un camp de concentration. Ce voyage revêt pour le jeune homme une tout autre dimension. Plus importante encore que la symbolique. « Je me suis préparé émotionnellement et physiquement à ce qu’on allait voir. » Le camp d’Auschwitz a été libéré par l’Armée rouge le 27 janvier 1945.
Un projet pédagogique
Ce voyage d’étude s’inscrit dans le cadre d ‘un projet pédagogique développé tout au long de l’année en lien avec l’histoire de la Shoah. Il s’articule autour de trois temps forts : une journée d’étude animée par le Mémorial de la Shoah qui a eu lieu en octobre 2024, le voyage d’étude à Auschwitzsur deux jours en novembre, et une manifestation de restitution des productions pédagogiques des jeunes à Caen, le 3 juin 2025. De plus, cette année, dans le contexte du 80ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, les jeunes participent au dispositif «Encrages» et bénéficient d’ateliers d’écriture encadrés par des auteurs, au terme desquels un ouvrage sera édité.
Le lycée Nature de Coutances recevra ainsi la visite de Claire Larquemain. Cette écrivaine originaire de la Manche a l’habitude d’animer des ateliers. Avec les élèves, Claire travaillera à la restitution des ressentis éprouvés sur place. Ce contenu, «assez solide» devra leur servir d’appui à eux, comme aux professeurs. « Vous pouvez prendre des notes sur ce que vous ressentez, ce que vous entendez et ainsi nourrir les quatre séances d’écriture qu’on développera ensemble », indique l’auteure pendant le voyage. Le message passe. Quelques minutes plus tard, la bille du stylo d’Enzo, 18 ans, court sur le papier. Il note frénétiquement les propos d’Olivier Lalieu. Mais il écrit aussi dans les moments de silence, laissant libre court à ses émotions.
Difficile pour ces jeunes de qualifier leurs sentiments, même si quelques larmes roulent sur les joues. « Quand ils montaient dans le train, je me demande encore ce qu’ils s’imaginaient. Je ne pensais pas qu’ils étaient à ce point dans l’inconnu. Certains croyaient pouvoir manger quelque chose de chaud et venaient avec leurs valises », raconte Inès. Bagages desquels ils étaient délestés dès leur arrivée. Si les Nazis se sont débarrassés des corps comme nombre de preuves, ils ne sont pas parvenus à faire taire les fantômes d’Auschwitz-Birkenau. Car il n’y a désormais ni zone d’ombre, ni anonymat de ceux dont l’identité fut un jour réduite à un matricule.