Pas sages à l’heure des terres

Publié le 20 juin 2023

Pierre-Yves Lerayer (texte et photos) - Céline Lemaître (sons)

Face à des projets d’aménagement qui accaparent des terres, les collectifs normands bourgeonnent et grondent dans un climat d’ébullition sociale. Malgré la pression exercée par l’État sur ces groupes aux méthodes et aux profils variés, le mouvement des Soulèvements de la Terre entend bien fédérer un maximum de personnes pour la protection du vivant et passer en force à l’heure des terres.

Crapaud commun ou Bufo bufo – migration nocturne, Proche D77 – Amphibien protégé depuis 1993 (forêt de Bord) (0’48).

5 mai 2023, 23 heures. Quand un groupe d’une cinquantaine de personnes marche en silence dans la forêt de Bord, au sud de Rouen, le bruit des pas sur le sol caillouteux est celui d’une procession. L’orée d’une clairière inondée de lune invite naturellement le groupe à s’arrêter discrètement, puis un naturaliste anonyme lève les mains en parabole autour de ses oreilles: «c’est un engoulevent d’Europe», chuchote-t-il en reconnaissant le chant saccadé de l’oiseau nocturne.

Mais sous la pleine Lune de cette nuit sans nuage, la clairière dans laquelle retentit le cri est en fait une large coupe-rase, première grande cicatrice de la forêt, qu’une portion de contournement autoroutier devrait prochainement traverser.

Chant du Rossignol Philomèle capté de nuit en forêt de Bord, à Léry.

Un vieux projet d’autoroute

D’une longueur de 41 kilomètres, ce projet visant à relier l’A133 et l’A134 par-delà les vallées à l’est de Rouen, est en gestation depuis plus de 50 ans. Au total, 518 hectares sont menacés par ce nouveau tronçon, qui mènerait inévitablement à l’aménagement d’autres zones alentour aux dépens des terres agricoles et forestières.«Ce tronçon est le morceau manquant d’un axe qui traverse l’Europe, et aux abords duquel les entrepôts logistiques se multiplieront», déplore Enora Chopard, militante et membre de la coalition «La Déroute des routes». Au total, plus d’un milliard d’euros devraient en effet être investis dans l’optique de désengorger la préfecture haut-normande, «alors que les études abondent pour montrer que ça ne fonctionnera pas et que des alternatives existent», explique Guillaume Grima, porte-parole de l’association «Effet de serre toi-même» et membre du collectif «Non à l’A133-A134».

Pour lutter contre ce projet, près de 4000 personnes se sont rassemblées pendant le week-end des 6 et 7 mai, à Léry, à l’est de Rouen, autour de conférences, d’animations pour enfants, de sorties naturalistes, de promenades en forêt, de concerts, et d’actions de désobéissance civile. Intitulé «Des Bâtons dans les routes», le festival était co-organisé par les collectifs locaux «Non à l’A133-134», «les Naturalistes des Terres» ainsi que les Soulèvements de la Terre.

Barnum d’accueil/info Festival Des bâtons dans les routes (Léry).

Prise de parole publique des Soulèvements de la terre lors du festival «Des bâtons dans les routes», le 6 mai à Léry.

Miser sur la désobéissance civile

C’est ainsi que dans la forêt de Bord, le 6 mai, des centaines de personnes ont planté des clous dans les troncs pour empêcher les forestiers d’y apposer leurs lames, tendu des câbles pour solidariser les arbres depuis les airs et les empêcher de chuter pour ainsi préserver le vivant qu’ils abritent. Des mares ont également été creusées, des nichoirs installés et des troncs scarifiés pour faciliter le retour des espèces qui pourraient continuer à y trouver refuge. Ces entailles permettraient par exemple de faire couler une sève dont l’odeur ferait revenir le «grand capricorne», ce coléoptère protégé dont le retour sur site pourrait contrecarrer le projet d’autoroute.

«C’est la forêt qui se défend», clament les activistes, répartis en quatre cortèges familiaux autour du grand capricorne, du muscardin, du pic mar, et du triton crêté, espèces locales devenues emblèmes de l’événement. Ensemble, les manifestants s’élancent donc à travers la forêt pour y mener ces actions de désobéissance civile. Ou plutôt de «réarmementde la forêt», comme on préfère le dire ici. «C’est l’ultime solution pour porter une voix quand les recours juridiques, les manifestations et le vote n’apportent rien de suffisamment rapide ni concret», explique une militante à une famille qui semble douter du bien-fondé de l’action, alors qu’une zone à défendre (ZAD) pour enfants venait d’être montée collectivement dans la forêt.

Action d’armement de la forêt et du vivant par le cortège bleu triton guidé par un membre du collectif Naturaliste des Terres

La science à l’appui

Encore à l’issue de ces actions, de nombreuses critiques ont été émises, notamment sur les réseaux sociaux. Des clous dans les troncs? «Pas de soucis pour l’arbre…c’est un petit coup de bec de pic», assure par exemple le tout jeune collectif des Naturalistes des terres, qui recense amateurs et professionnels amoureux de la biodiversité via une cartographie dynamique. Celle-ci permet d’entrer en contact avec des spécialistes locaux aux expertises et compétences variées. D’après le mouvement des Soulèvements de la Terre, ces scientifiques apportent une nouvelle légitimité aux actions militantes de désobéissance civile. C’est d’ailleurs sur des fondements scientifiques qu’un long argumentaire a été développé sur Twitter pour expliquer le choix des gestes menés dans la forêt de Bord.

Le collectif des Naturalistes des terres apporte également un accès direct aux problématiques du terrain et à sa réalité. Lors de la sortie le soir du 5 mai, les tritons et amphibiens ont ainsi pu être observés par les curieux, les oiseaux nocturnes ont été écoutés, le tout agrémenté d’explications de la part des naturalistes. En sensibilisant donc le public sur les enjeux environnementaux de projets jugés «écocidaires», il devient plus simple de fédérer autour de réflexions dont peuvent s’emparer les néo-militants. D’après Merle, un des membres du collectif présents à Léry, l’idée est surtout de «tracer quelque chose dans le sillage des actions médiatisées pour montrer que le sabotage est possible à tout moment, sur tous les terrains, par toutes et tous.» Autrement dit, par la médiation et la sensibilisation, une culture scientifique autour des enjeux écologiques peut être développée pour trouver les meilleures actions à mener… dans la confidentialité et l’anonymat.

Observations naturalistes du paysage agricole en lisière de la forêt de Bord. Présence de graminées sauvage au sein d’une monoculture céréalière et imaginaire de la résistance du vivant et des militants. Cortège Bleu triton, le 6 mai 2023, à Léry.

La menace du gouvernement

D’ailleurs, avant toute action, le geste est devenu habituel: un récipient circule de main en main et les téléphones portables, en mode avion, s’y amoncellent avant d’être éloignés dans une pièce annexe. Ici, pas question de prendre le risque que des oreilles indiscrètes viennent s’immiscer dans la discussion qui se prépare. Dans ce petit groupe de l’agglomération caennaise, comme dans celui qui s’installe à Rouen et ailleurs en Normandie, la précaution et le silence sont de mise.

«On veut que ça devienne des réflexes plus que des contraintes», explique P*, un des membres du groupe caennais. Pour lui et ses camarades, éloigner le téléphone n’est pas seulement un acte de méfiance, mais aussi une façon de prendre l’habitude de s’écarter de l’aliénation de la technologie; un rythme plus proche de celui des humains que l’on côtoie, un premier pas vers le vivant que l’on défend.

Si les militants rencontrés sont méfiants, et jonglent entre le besoin de fédérer un maximum de personnes et la crainte que de potentiels «indics» puissent infiltrer leurs rangs, c’est parce que l’État renforce depuis plusieurs années ses moyens pour tenter de contrôler ces mouvements que le ministre de l’Intérieur qualifie d’éco-terroristes: création d’une cellule anti-zad, répression violente envers des manifestants pacifiques, arrestations récentes de militants… Après les événements de Sainte-Soline contre les méga-bassines, le ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin a prononcé sa volonté de dissoudre le mouvement des Soulèvements de la terre. Une menace pas si simple à mettre en œuvre, et qui a renforcé la volonté des militants de durcir les rangs du mouvement en s’organisant en comités locaux. En quelques jours, ils ont fleuri un peu partout en France (voir la carte en ligne de l’association). En Normandie, neuf sont déjà sortis de terre.

Organisation dans la bonne humeur des 4 cortèges non-violents au festival «Des bâtons dans les routes» contre le projet autoroutier A133-A134, à Léry près de Rouen, le 6 mai 2023.

«Une révolution foncière d’ampleur»

Au comité local de Caen, qui rassemble une dizaine de personnes, « on n’attend pas la réunion de tous les éléments extérieurs qui seraient favorables à une révolution subite », explique A*. L’objectif est désormais de passer à l’action, à la hauteur des possibilités de chacun. Le groupe veut soutenir des «installations paysannes aux pratiques agroécologiques», des «rachats collectifs», des «occupations collectives», du «maraîchage urbain». En bref, «une révolution foncière d’ampleur qui libère un accès de tous.tes à des parcelles substantielles de terres pour une pluralité d’usages», peut-on lire dans une note publique.

La lutte menée ici n’est pas qu’une question écologique, mais bien tout un modèle capitaliste qui est dénoncé. «Se battre contre des autoroutes, c’est aussi se battre contre tout le système marchand et économique», résume la militante Enora Chopard. Car derrière les projets contestés se trouve un monde de consommation, qui favorise l’agro-industrie plutôt que les petites exploitations, estiment les militants rencontrés. Un monde qui bâillonnerait la volonté d’inventer d’autres modèles de subsistance et de partage et qui seraient pourtant, d’après les scientifiques, essentiels pour mieux protéger le vivant. Pour le comité caennais donc, «le mouvement social doit faire sa métamorphose terrestre». Autrement dit, la «préservation des terres» devient un pont politique entre la «fin du monde» et la «fin du mois».

«Un régiment de militants… Déclarent la guerre au buldozer… Sous le bitume, y’a de la vie… et dans nos coeurs, y’en a aussi… Y’en a aussi!»

Des groupes soudés

A Caen comme à Rouen, les membres des comités locaux se connaissent souvent de luttes précédentes, dans le cadre d’associations ou de mouvements de résistance comme Extinction Rébellion, Alternatiba, Tout brûle déjà, Attac, etc. Une confiance qui aide à faire perdurer l’esprit de camaraderie, mais surtout indispensable à la bonne organisation interne des groupes. Ensemble, ils tentent de cultiver un nouveau rapport aux autres, en s’éloignant des rapports marchands capitalistes tant décriés par le mouvement écologiste.

Chacun apporte ses compétences, son savoir-faire, à la hauteur de ses capacités. Dans ce bâtiment de l’agglomération caennaise, à chaque rencontre, tout le monde met la main à la pâte pour entretenir un équilibre de vie en commun: pétrir, couper, enfourner, décapsuler, partager… Pour autant, «on ne parle pas de communauté, qui signifierait qu’on vit tous ici», nuance B*. «On tient juste à veiller les uns sur les autres, on veut être là pour se soutenir et faire en sorte que ça soit naturel», confirme son camarade P*.

Pour lui, «il y a une grande transversalité de profils au sein du mouvement», ce qui s’est d’ailleurs illustré lors des journées de préparation du week-end à Léry, où se sont retrouvés des retraités, des étudiants, ou simplement des curieux affiliés ou non à un groupement de militants. Lors d’événements publics en France et à l’étranger, des scientifiques assument plus ouvertement leur rébellion, ainsi que la jeunesse éduquée et de nombreuses personnalités intellectuelles, artistes et politiques, etc.

«Nous sommes tous les enfants de la forêt»

Des profils transversaux donc, qui contrastent avec les luttes plus anciennes et plus cloisonnées, comme le remarque le comité local caennais des Soulèvements de la Terre. Un de ses credo est d’ailleurs de «sortir de l’isolement et de l’enfermement sociologique des milieux militants, élaborer des alliances offensives larges[…] pour dépasser nos angles morts respectifs». Pour autant, les groupes locaux remarquent également «la difficulté d’intégrer les personnes plus précaires et de milieux plus populaires», comme le souligne R*, de Rouen.Des réflexions existent sur ce point, mais parfois, la réalité matérielle des classes est assez difficile à surmonter.».

En attendant, «nous sommes tous les enfants de la forêt!», entendait-on résonner sous la canopée pendant le week-end de mobilisation de Léry. En amont et pendant l’événement, sur les réseaux sociaux ou sur le terrain, des récits ont été massivement diffusés pour stimuler l’imaginaire autour du rapport aux terres défendues par les groupes normands. L’objectif est d’inviter à imaginer des alternatives, et notamment à «réinventer les modes de productionet de subsistance». Auto-gestion des cuisines, nourriture gérée localement et selon les besoins de subsistance, participation d’associations diverses pour apporter leurs propres compétences, achats à prix libre…

Les yeux mouillés par l’émotion et devant les festivaliers de Léry, la militante E* vante «cette solidarité et cette capacité à réagir et à se faire confiance». Dans la préparation de ce festival, «on a vraiment vécu un moment de composition politique rare et on a toutes et tous bougé les lignes de partout». Même Christian Philippe, le propriétaire de l’écurie qui a prêté le terrain, admet lui-même avoir été convaincu par les arguments, lui qui était jusqu’alors « du côté de l’économie, des routes et des avions». Le week-end de mobilisation s’est achevé par une action de blocage de l’autoroute A13, afin de mettre, littéralement, des bâtons dans les routes.

Vous avez apprécié cette histoire vraie? Grand-Format s’est donné comme mission d’en raconter une tous les mois. Des histoires qui inspirent, émerveillent, suscitent le débat. Des histoires qui vous font voyager à côté de chez vous, en Normandie, grâce à des témoignages et des portraits.

Notre objectif depuis mai 2019 : proposer des articles longs, fouillés, sur les grands enjeux de notre époque, traités localement, pour retrouver du sens face aux incessantes tempêtes médiatiques.

Depuis octobre 2021, nous avons décidé d’ouvrir nos articles au plus grand nombre, en les rendant en accès libre. Notre but: permettre à tous de les lire, de les partager… et de contribuer financièrement à notre travail, chacun à sa mesure.

Plutôt que la publicité ou le mécénat, nous développons des actions d’éducation aux médias auprès des jeunes. Avec les aides à la presse que nous recevons, ces ateliers nous permettent de financer les salaires de nos trois salariés permanents et des contributeurs occasionnels. Et nous comptons sur nos lecteurs pour renforcer notre indépendance et poursuivre notre travail journalistique d’intérêt général.

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don à notre association, grâce à J’aime l’info. Si vous payez des impôts, un don de 30 euros ne vous coûtera que 10,20 euros. Merci pour votre implication à nos côtés!

Pierre-Yves Lerayer

Journaliste, géographe et autodidacte, je m’essaie à plusieurs projets tous différents les uns des autres. Selon les défis que je me lance, je suis tour à tour pigiste, photographe, vidéaste, chroniqueur radio, podcasteur, et parfois même peintre ou écrivain… Friand de micro-aventures à la force des bras ou des jambes, je suis toujours à l’affût de reportages « long format », d’humains du monde et d’histoires à raconter.