« Les voir dormir dehors, ce n’était pas possible. »

Publié le 15 juillet 2025

À partir de l’été 2017, à Ouistreham, à une dizaine de kilomètres de Caen, plus de 200 citoyens vont se mobiliser pour aider plusieurs dizaines de migrants affluant dans ce port normand afin de tenter de rejoindre l’Angleterre. Pendant plusieurs mois, Camille Gourdeau, socio-anthropologue, a étudié cette mobilisation. Parmi les bénévoles, Sophie Castellane, une habitante de Ouistreham, qui, face à l’urgence, ouvre les portes de sa maison à plusieurs migrants. Entretien croisé pour décrypter un mouvement de solidarité d’ampleur, en territoire hostile, alors que Camille Gourdeau vient de publier le livre, Ouistreham, le port de l’espoir. L’engagement local pour l’accueil des migrants, aux éditions Presses Universitaires François-Rabelais.

Grand-Format : Que se passe-t-il à partir de 2015, au niveau méditerranéen, puis à l’été 2017 à Ouistreham ?

Camille Gourdeau : À partir du début de l’année 2016, au moment du démantèlement partiel de la « Jungle de Calais », le nombre de migrants en transit présents à Caen augmente et leur présence devient plus visible. À Ouistreham, dès 2017, des migrants originaires du Soudan vont commencer à affluer et à se maintenir. Ils tentent de rejoindre l’Angleterre, lors d’un des passages quotidiens du ferry. En attendant, ils vivent dans un petit bois. Les habitants racontent qu’ils les voient dans les fossés à l’entrée de la ville, à la sortie du supermarché.

Cette présence arrive après la crise migratoire de 2015 : il y a un élan collectif d’accueil. La photo du petit Aylan Kurdi, retrouvé mort sur une plage, a déclenché une forte émotion. Le pape enjoint toutes les familles qui le peuvent à accueillir chez elle des migrants. L’Allemagne décide d’accueillir de nombreux réfugiés (plus d’un million de réfugiés en 2015, ndlr) . Il y a un contexte qui est assez favorable à l’accueil des migrants.

Dans quelles conditions vivent les migrants entre Caen et Ouistreham ?

Sophie Castellane : Ils vivent et dorment dehors. Toute la journée, ils sont à l’affût d’un camion dans lequel ils espèrent monter pour rejoindre l’Angleterre. Ils marchent énormément : on le verra avec leurs chaussures qui s’usent très rapidement. Certains ont des problèmes de santé… Le matin, on découvre leur duvet dans des buissons où ils s’abritent pour la nuit. Et ils ne s’attendent pas à la météo et nous demandent : cela va s’arrêter quand, la pluie ?

Camille Gourdeau : Ils ont un parcours très long pour arriver jusqu’à Ouistreham, certains ont été hébergés dans des camps, en Italie… Le fait de dormir dehors, en France, est une grande violence pour eux. Ils sont très vulnérables quand ils arrivent, mais à mesure que la solidarité s’organise, ils vont être mieux vêtus, chaussés, nourris… Certains d’entre eux parviennent à passer : ils ont ensuite des contacts avec ceux qui sont restés en France.


Comment démarre la mobilisation ?

Sophie Castellane : Beaucoup de personnes qui les voyaient dormir dehors se sont dit : ce n’est pas possible, je ne peux pas les laisser comme ça. Spontanément, certaines sont allées les voir pour leur apporter des vêtements, de la nourriture. Très vite, un groupe s’est constitué avec des soignants pour leur apporter des soins. Puis une distribution de repas a débuté, d’abord une fois par semaine, avant de passer à quatre. Le collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (CAMO) était né. La solidarité s’est organisée. Plus tard, nous avons récupéré un camion de pompiers auprès d’un collectif de Dieppe, qui a été aménagé pour qu’il puisse y avoir des consultations médicales avec des médecins, soit à la retraite, soit bénévoles, des infirmières, beaucoup de femmes. Des citoyens se sont ensuite mobilisés autour des vêtements : il fallait faire un travail de tri car ce n’était pas toujours adapté. Des bénévoles ont aussi tenté de soutenir et d’organiser l’accueil des migrants au sein de familles : elles seront 58 en janvier 2018. Certains se sont spécialisés sur l’aide juridictionnelle pour les demandes d’asile, d’autres sur les lessives : les migrants déposaient leur sac de vêtements, puis on leur rendait propre aux distributions alimentaires. Il y avait une grosse motivation des habitants.

Vous avez parfois été victimes d’intimidations de la part des forces de l’ordre, venues renforcer les opérations à Ouistreham…

Sophie Castellane : On a reçu des PV pour le stationnement de nos voitures, lorsque nous apportions des repas. Des contrôles d’identité, des relevés de nos plaques d’immatriculation. On n’était pas très sûrs de nous : avait-on le droit de les accueillir, de les nourrir ? On s’est renseignés, on en avait bien le droit. Les policiers participaient à la diffusion de rumeurs, comme faire croire que les gens n’avaient pas le droit de venir en aide. Mais c’est surtout les migrants qui vont subir les intimidations et la pression des forces de l’ordre. L’un deux raconte : « Avant Bonjour, il a appris le mot « dégage ! »

La mairie, elle, s’oppose à tout qui pourrait favoriser un peu plus l’accueil des migrants sur le territoire de Ouistreham. Par quelles mesures cela se concrétise?

Camille Gourdeau : Craignant un « petit Calais » qui entraînerait une baisse de l’attraction touristique de la ville, et une perte économique, le maire, Romain Bail, a interpellé l’État pour qu’il intervienne à travers l’envoi des brigades mobiles. Le maire a refusé l’ouverture d’un lieu d’accueil de jour, ce que demandait le Camo. C’est le maire de Colleville, juste à côté, qui a ouvert un gymnase lorsqu’il a fait très froid, à l’hiver 2018. Le maire de Ouistreham affirmait aussi que le nettoyage coûtait cher à la collectivité. Face à ces ordres, certains agents municipaux ont déployé de petites marges de manœuvre. Certains prévenaient les migrants pour qu’ils récupèrent leurs affaires avant les nettoyages.

D’après l’étude que vous avez menée, quel est le profil des gens qui vont s’engager à Ouistreham ?

Camille Gourdeau : Ce sont surtout des personnes qui n’étaient pas engagées avant pour la cause des étrangers, mais l’étaient dans le monde associatif. Et ce sont des femmes, principalement. Plutôt des personnes actives, de plus de 40 ans, et des personnes retraitées. Contrairement à Calais, où beaucoup de jeunes venaient de l’extérieur pour soutenir l’aide pendant quelques mois, à Ouistreham, ce sont des habitants ou des personnes des villes aux alentours ou de Caen qui sont intervenues. Des gens des classes moyennes, majoritairement, qui travaillent dans le social, le médico-social, l’éducatif. Des travailleurs sociaux, des profs, des médecins, des soignants. Quelques personnes des classes populaires. Beaucoup découvraient la cause des étrangers. Ils avaient besoin de formation, de repères.


Qu’est-ce qui a été le déclencheur, pour vous, Sophie ?

Sophie Castellane : De les voir dehors. C’est plutôt viscéral que politique, au départ. Je suis arrivée en 1989 à Ouistreham, et il y a toujours eu des gens qui tentaient de prendre le bateau, sans billet, sans papier… Mais ils ne restaient pas. On ne les voyait pas. Là, la situation a changé… J’ai d’abord commencé aux distributions alimentaires. Puis je me suis engagée dans le petit journal du CAMO qui permettait de donner des informations sur les différents collectifs qui intervenaient à Ouistreham.

Un jour, on a fait une manifestation devant la mairie avec les personnes migrantes. En partant, avec mon fils, je me suis dit que je ne pouvais pas rentrer chez moi tranquillement, alors qu’eux allaient dormir à la rue. Donc on a fait demi-tour et on est allés proposer à certains de dormir chez nous. Deux sont venus, dans une chambre au dessus de mon garage. À partir de là, j’ai mieux dormi.

Il y avait déjà de l’accueil avant qu’on lance ce mouvement. Mais ce n’était pas su. Avec nous, c’est devenu officiel, et cela a permis de rassurer des familles et de faciliter la mise en contact avec les « copains » lors de distribution. On a invité les gens à trouver leur fonctionnement, accueillir tous les soirs, proposer une douche, partager l’accueil avec d’autres familles.

Le collectif va faire boule de neige, et entraîner de plus en plus de gens…

Sophie Castellane : Oui, parce que ce n’est pas évident d’être tout seul. L’organisation collective a permis à des gens de s’engager. Ce n’est pas grave si je ne suis pas là vendredi pour apporter à manger, d’autres vont prendre le relais.

Les aides sont progressives ?

Sophie Castellane : Beaucoup commencent par une petite action puis arrivent jusqu’à l’hébergement. En général, tout le monde débute par la distribution alimentaire. Puis chacun choisit là où il veut s’investir.

Quelle est la place des femmes dans ce mouvement ?

Camille Gourdeau : Elles sont majoritaires, partout. Et il y a une très faible différenciation dans les tâches effectuées : les hommes aussi s’occupent du nettoyage après les distributions, vident les poubelles. Par contre, les lessives sont effectuées uniquement par les femmes. Mais les hommes prennent plus la parole au nom du mouvement, dans les médias. Ce qui est notamment dû par le fait qu’une figure masculine va être repérée par les journalistes. Par effet d’habitude, les journalistes le contactent régulièrement.

Le mouvement ne veut pas être mêlé à la politique. Est-ce que cela va être une force pour lui ?

Camille Gourdeau : Des études sociologiques montrent que parmi les mobilisations de soutien aux personnes migrantes, il y a une différence qui est faite entre des actions humanitaires, de soutien aux besoins vitaux des personnes, et des mobilisations politiques. À Ouistreham, cette dichotomie ne correspond pas à la réalité. Les gens du collectif se disent apolitiques dans le sens où ils ne veulent pas qu’il y ait des confusions avec la mairie, ni d’ailleurs qu’ils soient confondus avec des opposants politiques au maire. Le collectif ne veut pas s’afficher comme proche d’un mouvement politique.

Mais des membres du CAMO défendent que par son action, il fait de la politique. Est-ce que le politique, c’est de participer à un jeu électoral ? Ou est-ce que c’est de faire vivre les affaires de la cité ? Des actes de solidarité sont des actes politiques en soi. Cette discussion traversait le mouvement. En ne se présentant pas comme un mouvement politique, cela permettait d’accueillir des gens de tendances très différentes. Cela n’a pas empêché le CAMO d’être considéré par la Préfecture, comme un des plus virulents et critique du traitement fait aux étrangers. Ce qui va entraîner son exclusion des réunions avec la Préfecture.

Est-ce que ce mouvement de solidarité va se traduire lors des élections municipales, trois ans plus tard ?

Sophie Castellane : En 2020, on a proposé aux trois candidats de signer la charte nationale sur l’accueil des migrants. Deux candidats nous ont rencontrés, pas le maire sortant. Ce dernier a d’ailleurs été ré-élu au premier tour.

Au fil des mois, les actions vont se diversifier. Progressivement, une aide juridique va être proposée aux migrants qui souhaitent rester…

Camille Gourdeau : Des bénévoles se rendent compte qu’il y a un besoin de ce côté-là. Mais c’est surtout une évolution des personnes migrantes qui sont là depuis plusieurs mois : elles s’aperçoivent que c’est difficile de passer et commencent à imaginer demander l’asile en France. Un petit groupe se crée en lien avec La Cimade. Une vingtaine de personnes vont obtenir une régularisation.

Et puis le Covid est arrivé, et les actions solidaires vont être bouleversées.

Camille Gourdeau : C’est la première fois où tous les gens à la rue de France sont logés, ce qui montre qu’on est capable de le faire ! À Ouistreham, les migrants vont être hébergés à Tailleville, à quelques kilomètres.

Sophie Castellane : Quatre ans après, il y a toujours des distributions de repas, des lessives. Le CAMO est devenu une association. Mais je n’en fais plus partie. Je reste en veille, au cas où. Des actions en justice ont été menées pour obtenir des douches, un point d’eau, des WC et cela a finalement fonctionné. Aujourd’hui, un campement est installé sur une petite place. La mairie le tolère. Un squat a aussi été ouvert dans un ancien centre de vacances.

Pendant ces mois où l’engagement bénévole a été très fort, plusieurs personnes s’interrogent sur leur posture, la bonne façon de faire.

Sophie Castellane : Il y a eu beaucoup d’adaptations concrètes dans l’aide apportée. Au début, les bénévoles faisaient des pâtes. Mais les jeunes Soudanais ne mangeaient pas de pâtes. Pour les épices, on ne savait pas comment les cuisiner. Donc on mettait un grand seau d’harissa au milieu de la nourriture et chacun se servait. Une équipe servait des petits-déjeuners sucrés, mais les « jeunes » préféraient du salé.

Une édition spéciale sur Grand-Format

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Camille Gourdeau : Comme il y avait beaucoup de monde aux distributions, il fallait s’organiser pour garder la convivialité et éviter que ce ne soit militaire. Ne pas les mettre en ligne, dans l’attente. La question de leur autonomie a très vite été posée. Des bénévoles ont suggéré qu’il était mieux de permettre aux personnes migrantes de préparer eux-mêmes leur repas. Et de leur donner ainsi des conditions pour qu’ils soient plus autonomes. Aujourd’hui, des formes de distribution plus classiques cohabitent avec le fait de leur donner la possibilité qu’ils préparent leurs repas par eux-mêmes.

Sophie Castellane : Chacun définissait le rapport qu’il voulait avoir avec les jeunes. Chez moi, il y avait quatre lits. Je leur ai dit : vous gérez. Au début, c’était une grande fête. Je rentrais du travail, les jeunes avaient cuisiné, c’était chouette mais ça sentait l’huile dans toute la maison. Il a fallu se mettre d’accord sur des règles de vie, d’entretien.

Comment fait-on pour se fixer des limites ?

Camille Gourdeau : Les limites et la notion d’épuisement ont été évoquées dès les débuts du CAMO . Chez certains, cela prenait trop sur la vie de famille. Des mères se demandaient que faire de leurs jeunes enfants le soir : les emmener à la distribution ? D’autres s’interrogeaient : si ça dure des années, comment va-t-on faire pour gérer ça ?

Qu’est-ce que cela a bouleversé chez ceux qui ont accueilli chez eux des migrants ?

Sophie Catellane : Ce que cela a changé, c’est que tu as entendu en vrai leur histoire. C’est très touchant. De mon côté, j’ai vu évoluer les rapports avec mes voisins. Au départ, ils ils étaient un peu inquiets que des migrants soient chez moi. Et puis au fur et à mesure, à force de croiser « les gars », leur regard a peut-être changé. La petite mamie en face me disait : qu’est-ce que c’est bien ce que vous faites. En tout cas, à chaque fois qu’un jeune me disait « merci », je lui répondais : ne me dites pas « merci », c’est moi qui te remercie. Cela nous apporte autant. L’accueil de quelqu’un qui ne parle pas la même langue, n’a pas la même culture, bouleverse les frontières intérieures.

Ouistreham, le port de l’espoir




À partir de l’été 2017, des jeunes hommes, parfois mineurs, originaires du Soudan, notamment du Darfour, se maintiennent à Ouistreham. Cette commune de 9000 habitant·es située dans le Calvados, d’où part un ferry pour l’Angleterre et qui n’était jusque-là qu’un lieu de transit, devient alors un lieu de halte où les migrants attendent de passer.
Créé en septembre 2017 à l’initiative de quatre personnes, le Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (CAMO), qui a mobilisé jusqu’à 250 bénévoles, assure en plus de la distribution de repas chauds, la collecte et le don de vêtements, des permanences de santé et l’hébergement des migrants chez des particuliers. Comment émerge cette mobilisation en soutien aux migrants bloqués à la frontière ? Qui sont les personnes qui se mobilisent et quelles sont les formes de leur engagement ? Plus largement, dans quelle mesure cette mobilisation questionne la distinction entre un engagement qui serait d’ordre plutôt caritatif et « humanitaire » d’un autre plus « politique ».
Basé sur une enquête ethnographique, ce livre retrace le parcours de cette mobilisation en mettant l’accent sur l’importance de la dimension locale mais également les effets du contexte international et de la couverture médiatique. En dressant le portrait de ces personnes que l’on pourrait décrire comme des « militantes de l’accueil », il met en lumière les reconfigurations à l’œuvre dans les mouvements de solidarité avec les immigré·es.

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Propos recueillis par Simon Gouin

Photos : Mickaël Phelippeau. Artiste associé à plusieurs structures (au Centre Chorégraphique de Caen de 2016 à 2019), Mickaël Phelippeau chorégraphie et interprète depuis 2003 des pièces nommées « bi-portraits », prétextes à la rencontre. Appareil photo en main, il a coutume de faire échanger à ses sujets leurs vêtements avec les siens, invariablement colorés de la même couleur jaune.