Burn out chez les travailleurs sociaux

Publié le 30 septembre 2024

Les travailleurs sociaux accompagnent des enfants et leur famille, des enfants placés, des personnes en difficultés sociales ou psychiatriques, en situation de handicap. Derrière le soutien qu’ils et elles apportent se cachent des conditions de travail précaires et un épuisement professionnel, longtemps tu. Témoignages.

« Je devais faire face à une centaine d’enfants qui ont subi des traumatismes incommensurables, des enfants torturés, des enfants terroristes, des enfants soldats, des jeunes filles violées. J’étais payé pour recevoir des insultes et parfois des coups lors de scènes de violences quasi quotidiennes. J’ai tenu cinq ans”, raconte Étienne*, 55 ans, ex-animateur social technique dans un foyer de mineurs non accompagnés. Comme Étienne, nombreux sont les travailleurs sociaux qui, en raison de leur exposition à la violence d’un public en souffrance, et en raison de leurs conditions de travail difficiles, souffrent eux-mêmes, souvent en silence.

Par vocation

Pourtant, ce métier, à la base, est une vocation. « Je voulais me sentir utile. Alors être au contact de ces jeunes, cela me permettait d’échanger avec différents groupes ethniques, de leur faire connaître la région, la société dans laquelle ils vont atterrir en leur proposant des activités ludiques et des loisirs artistiques », ajoute Étienne. « Au final, je me retrouvais à tout faire, que ce soit le ménage, la vaisselle, les courses… »


Pour beaucoup de travailleurs du secteur médico-social, leur engagement va bien au-delà d’un simple emploi. Ils parlent souvent de mission de vie. Théo*, 37 ans, ex-éducateur spécialisé en protection de l’enfance et ancien éducateur de rue, s’est lancé dans cette profession les yeux fermés. « C’était une évidence. J’ai toujours aimé aider les autres. Mon but était d’accompagner les oubliés, ceux que la société ne veut pas et rejette. » Il ajoute : « Les journées étaient parfois difficiles, mais voir une personne se reconstruire, trouver un emploi, un logement, c’est une immense satisfaction. Mais il faut constamment s’adapter, apprendre, et trouver des solutions puisque chaque cas est unique. C’est un travail intellectuellement et émotionnellement très prenant. »

Mille casquettes

Dans ce secteur, la palette de métiers est assez large : éducateur spécialisé, assistante sociale, animateur social, éducateur technique, moniteur éducateur, aide-soignant, etc. Ces métiers sont eux-mêmes dispersés dans plusieurs champs d’action : protection de l’enfance, handicap, insertion, milieu ouvert/fermé… Leurs journées sont rythmées par des tâches variées, que ce soit d’accompagner les résidents dans leurs activités quotidiennes, d’organiser des ateliers éducatifs, d’offrir un soutien psychologique, de dispenser des soins médicaux, ou encore de gérer des urgences.


« J’accompagne des adolescents et jeunes adultes ayant des troubles du comportement et de la conduite qui peuvent être liés à un handicap social ou à un handicap psychique », explique Jules*, éducateur spécialisé depuis presque 40 ans. « Ces jeunes ne peuvent pas rester en milieu ordinaire, alors mon rôle est de les amener vers l’autonomie, de leur donner les clés nécessaires pour mieux appréhender l’entrée dans la vie d’adulte. »

Ces professionnels doivent également composer avec la complexité des situations individuelles. Chaque personne accueillie présente des besoins spécifiques qui nécessitent une prise en charge adaptée et personnalisée. Cette diversité des profils rend le travail encore plus exigeant, requérant des compétences variées et une grande capacité d’adaptation. « Nous avons un métier difficile, mais nous avons aussi la chance de pouvoir apporter quelque chose dans la vie des gens. C’est ce qui nous motive chaque jour », ajoute Jules.

Un soutien au quotidien

« Je suis éducatrice spécialisée dans un service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) et j’interviens auprès d’adultes porteurs de handicaps moteurs, intellectuels et sensoriels âgés de 20 ans et plus, donc le public est très varié », affirme Séléna*, 35 ans. « Je travaille sur deux services pour un équivalent temps plein et j’accompagne 16 personnes. »


Les journées de Séléna ne se ressemblent pas. Elles sont ponctuées de rendez-vous au bureau, à domicile et à l’extérieur. « J’accompagne des personnes lors de rendez-vous médicaux pour les aider à comprendre le langage médical. Je cherche avec elles une solution de logement, comment recréer du lien social ou trouver des activités de loisirs si elles ne savent pas comment s’y prendre. Je suis leur soutien au quotidien. »

« À force d’accompagner des personnes en souffrance, on finit par souffrir nous-mêmes. »

Cependant, derrière ce dévouement se cache une réalité souvent sombre. Avant d’être éducatrice spécialisée dans un SAVS, Séléna a travaillé pendant dix ans en protection de l’enfance. Elle démissionne en 2022 parce qu’elle « n’en pouvait plus d’avoir la boule au ventre en partant au travail » à la fois à cause de « l’approche du public » et des conditions de travail « déplorables ».


Elle déplore le peu de reconnaissance au vu des responsabilités qui pesaient sur elle, un nombre trop important d’enfants à suivre, une charge de travail conséquente, et notamment une surcharge administrative et des parents qui la malmènent verbalement, elle et ses collègues. « Quand j’ai démissionné, je me suis demandé comment j’avais pu tenir autant d’années. On avait trop peu de moyens financiers et humains pour mener à bien notre travail, j’avais l’impression de ne plus réussir à faire mon boulot correctement. Finalement, à force d’accompagner des personnes en souffrance, on finit par souffrir nous-mêmes. » Séléna devait faire face à une violence permanente. « On relevait ma plaque d’immatriculation, on parlait de mon enfant, on me faisait des menaces de mort », confie, émue, la jeune femme.


Dans sa nouvelle structure, elle réapprend à aimer son métier. « Maintenant, j’ai toujours autant de boulot, mais j’ai moins de personnes à accompagner et ils n’ont pas le même profil, ce ne sont pas les mêmes enjeux. Dans mon établissement, j’ai l’impression qu’il y a une humanité que je ne trouvais pas ailleurs.»

Une pénurie de personnel

Rémunérations précaires, turnover des salariés, manque d’intérêt des nouvelles générations : les métiers du social n’arrivent pas à recruter. La conséquence : 30 000 postes sont vacants, cite le Livre blanc du travail social, rédigé par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS). Selon la même source, le secteur médico-social se caractérise par un nombre de journées de travail perdues du fait d’accidents de travail ou de maladies professionnelles trois fois supérieur à la moyenne.


Le secteur est marqué par une surcharge de travail due à une pénurie de personnel et des moyens financiers insuffisants. Les situations des personnes accompagnées sont souvent complexes, nécessitant une attention et une énergie considérables. L’épuisement professionnel est monnaie courante, avec des taux de turnover alarmants.
Anthony*, 42 ans, ancien chef de service d’un foyer occupationnel pour adultes handicapés vieillissants, partage :

«J’arrivais le matin au travail en me demandant qui allait être absent aujourd’hui, le nombre d’arrêts-maladies étant impressionnant. Je passais mes journées à organiser des entretiens, à trouver des remplaçants, à recruter, alors que ce n’était pas mon rôle à la base. »


Ces postes vacants mettent en lumière un problème majeur : la difficulté à stabiliser et pérenniser des équipes et leurs fonctionnements lorsque les professionnels qui les constituent changent régulièrement. Les conditions de travail des salariés sont énormément affectées.


Sylvie*, monitrice éducatrice auprès de mineurs isolés et ancienne collègue d’Étienne se confie : « Ce qui a sauté aux yeux durant toutes ces années, c’est que les moniteurs avaient à peine le Bafa et avaient l’âge de certains jeunes accompagnés. On n’était pas bien formés. »

Des équipes surchargées

Le manque de personnel est une problématique récurrente. Il oblige les travailleurs à multiplier les heures supplémentaires, parfois au détriment de leur propre santé physique et mentale. « Nous étions souvent en sous-effectifs, constamment sous pression, ajoute Sylvie. On courait partout, on ne comptait pas nos heures puisqu’on travaillait aussi les week-ends, les jours fériés, le soir… On essayait de ne pas laisser de côté ceux qui ont besoin de nous, mais c’était épuisant, d’autant plus que nous voulions offrir un accompagnement personnalisé à chacun. Nous étions contraints de faire sans cesse des choix. Finalement, nous étions souvent à bout de souffle. On se sentait démunis, épuisés, et on avait l’impression de ne pas pouvoir offrir le meilleur de nous-mêmes. »


La situation est d’autant plus critique que le budget alloué aux structures est en baisse constante. « Nous devons sans arrêt faire des économies, ce qui se traduit par une dégradation des conditions de travail. On se sent écartelé entre la demande du Département (la collectivité finance le secteur social) et la réalité logistique. Nous sommes épuisés, et cela se répercute sur la qualité de l’accompagnement que nous offrons aux personnes », affirme Paul*, 43 ans, éducateur spécialisé dans la protection de l’enfance et membre d’un syndicat.

Des salaires peu élevés

Dans ce contexte difficile, Paul souhaite que les salaires soient revalorisés. « En début de carrière, je n’étais pas regardant sur le salaire, car je sais que c’est un métier vocation. Mais après, quand on sait que notre responsabilité pénale est engagée, être payé 1600 ou 1700 euros au bout de 10 ans d’expérience, c’est un peu abusé. Et puis on est très seul. Par exemple, quand on part en congé, on n’est jamais tranquille, il peut se passer beaucoup de choses, on est toujours sur le fil. »


Selon lui, la rémunération des travailleurs sociaux n’est pas à la hauteur du nombre d’heures de travail et des responsabilités croissantes qu’ils se voient imposer. « On nous demande d’être de plus en plus performant et de faire passer les chiffres avant l’humain. L’efficacité de notre travail se mesure en rendement maintenant donc ça me semble crucial de renforcer les effectifs, d’augmenter les salaires et d’améliorer les conditions de travail pour attirer et retenir des professionnels compétents et motivés. La reconnaissance de nos métiers passe aussi par une valorisation sociale et économique. »

« C’était une situation insoutenable pour les familles, mais aussi pour nous, qui voyions des enfants en détresse rester sans solution. »

L’autre grande difficulté à laquelle sont confrontés les travailleurs sociaux est la surcharge administrative. Ils passent du temps à remplir des formulaires, à rédiger des rapports, à organiser des réunions. Tout cela au détriment de leur mission première, qui est d’accompagner les personnes en difficulté. « Au début de ma carrière, pour une famille, on pouvait faire un rapport par famille ou par fratrie. Après, on nous a demandé de faire un rapport pour chaque enfant, donc forcément ça complexifie la chose et ça nous a donné encore plus de travail. On passait notre temps à courir après le temps », confie Séléna.


La situation est d’autant plus difficile à gérer que les délais d’attente pour le placement des enfants en danger s’allongent de manière exponentielle. Une centaine d’enfants et d’adolescents seraient en attente de placement dans le département du Calvados. « Nous recevions des demandes quotidiennes pour accueillir des enfants en situation de danger. Malheureusement, nous devions souvent refuser, faute de place. C’était une situation insoutenable pour les familles, mais aussi pour nous, qui voyions des enfants en détresse rester sans solution», indique Théo.

Ces délais d’attente, parfois interminables, rendent le travail des éducateurs plus complexe. Certains placements sont prononcés par le juge des enfants et un an plus tard, les jeunes sont encore chez leurs parents, faute de place disponible. « Ça faisait mal de se dire que les enfants restaient chez leur famille, généralement maltraitante, et qu’ils étaient beaucoup livrés à eux-mêmes, sans soutien. Nous, nous devions rester professionnels et détachés face à ces situations qui se dégradaient de plus en plus, dans la majorité des cas », ajoute Théo.

« Pourquoi a-t-on du mal à entendre les alertes des travailleurs sociaux sur les conditions d’accueil des personnes et sur les conditions d’exercice de leur métier ?, s’interroge Elsa*, éducatrice spécialisée depuis une quinzaine d’années. Est-ce qu’on ne veut pas voir ce qui nous terrifie (des enfants maltraités en attente de placement, des personnes handicapées victimes de violences sexuelles, des personnes en carence de soins psychiatriques qui se retrouvent à la rue, des migrants enfants et adultes qui viennent chercher de la sécurité et se retrouvent à dormir à la rue faute de place d’hébergement, etc.) ? Ce que les travailleurs sociaux viennent pointer du doigt, ce sont les défaillances d’un système qui maltraite et exclut, et qui, dans certaines situations, échoue à protéger ou à réparer. »

Pour cette professionnelle, le métier-vocation attitré aux travailleurs sociaux est une sorte de piège. « C’est un métier qui nécessite des formations et des conditions de travail respectables, comme les autres métiers. Au prétexte, que nous avons des valeurs de solidarité, on nous pondrait des plannings intenables et on multiplierait le nombre de personnes à accompagner… »

Parler pour ne pas tomber

Salaires bas, reporting ou écrits en tout genre, horaires à rallonge, diminutions de budget… Face à ce constat, les professionnels du secteur social et médico-social développent parfois des troubles de stress post-traumatique, voire des burnout. Ces souffrances, longtemps étouffées, commencent à être reconnues et traitées au sein de leur secteur d’activité.


Théo a quitté son métier d’éducateur pour devenir formateur et consultant depuis cinq ans. « J’en avais marre de subir mon travail et je voulais comprendre pourquoi je me sentais mal. Je suis donc devenu formateur dans le secteur social et depuis, j’organise des réunions et des formations pour permettre aux professionnels d’analyser leurs pratiques professionnelles. Nous discutons de situations complexes, des politiques sociales et j’accompagne ces équipes sur le terrain. »

À travers ses interventions, Théo alerte sur la souffrance de plus en plus présente ressentie par les travailleurs sociaux. « Depuis le Covid, beaucoup viennent me voir à la fin des réunions en pleurs. Et ça, ça arrive toutes les semaines puisqu’ils n’ont personne à qui en parler. Certains ont développé de l’anxiété généralisée face à la surcharge émotionnelle qu’ils subissent et d’autres pensent même au suicide tellement ils n’ont plus la force de se battre. Je suis en quelque sorte une soupape pour eux. »

Parler pour libérer la souffrance. Parler pour ne pas tomber.

Carla Della Vedova, étudiante en journalisme.

(*) Tous les prénoms sont des prénoms d’emprunts, toutes les personnes interrogées ayant souhaité rester anonymes.

Antoine Pérus

Illustrateur, graphiste et enseignant, je m’intéresse particulièrement aux sujets relatifs à la nature, aux animaux, aux paysages, aux végétaux. Je tente d’être sensible au monde et aux gens qui m’entourent, aussi je me déplace à vélo, je surfe des vagues et grimpe des falaises. Mes dessins s’inspirent principalement de la peinture et de la BD. L’idée de m’appuyer sur des œuvres connues m’a permis de donner corps à ce sujet compliqué à illustrer et de créer un lien graphique entre les dessins.