Mai 2021

Excellents apprentis, mais pas dans les petits papiers

Raphaël Pasquier (texte), Emmanuel Blivet (photos)

Obligation de quitter le territoire français. Décision prise par le préfet, notamment en cas de refus de délivrance de titre de séjour. Elle oblige la personne à quitter la France dans un délai de 30 jours.

25000 signataires en moins d’un mois. La pétition de soutien à Amara lancée en février a rapidement fait le plein grâce à une mobilisation exceptionnelle de ses proches. En attente du recours à la cour d’appel de Nantes pour contester son OQTF, il risquait alors aussi de perdre l’aide de l’aide sociale à l’enfance (ASE) des Hauts-de-Seine et de se retrouver sans ressources.

Association de Solidarité avec Tous les Immigrés : sa mission est d’accueillir les personnes étrangères et de les accompagner dans leurs droits.

Depuis juillet 2020, le jeune ivoirien est résident au Foyer de jeunes travailleurs Horizons Habitat Jeunesse à Hérouville Saint-Clair, à côté de Caen. Très vite, l’équipe du FJT l’a accompagné dans ses démarches de droit au séjour. En janvier, c’est le branle-bas de combat. Bénédicte et Julie, animatrices, se rappellent d’un appel décisif avec l’ASTI des Hauts-de-Seine. Leur contact leur explique qu’il y a « énormément de jeunes dans la même situation » et que « la solution est aussi de faire du bruit dans les médias ».

Au même moment la grève de la faim de Stéphane Ravacley, boulanger de Besançon, pour obtenir la régularisation de son apprenti, est à la une des médias. Cela pèse dans les discussions qui ont lieu au sein du FJT. Amara est partant pour donner de la visibilité à sa situation. Olivier Fradet, le patron qui souhaite le prendre en tant qu’apprenti maçon, est également prêt à passer à l’action.

Stéphane Ravacley, boulanger solidaire

Des jeunes migrants motivés qui se retrouvent privés de travail par une décision préfectorale au grand dam de leur employeur : la situation n’est pas nouvelle. Mais un homme a mis la lumière dessus de façon flagrante : le boulanger de Besançon Stéphane Ravacley. En janvier, son apprenti guinéen Laye Fodé Traoré est menacé d’expulsion. L’artisan se met en grève de la faim et obtient une régularisation au bout de dix jours et un malaise.

Les animatrices du FJT d’Hérouville ont pu échanger quelques fois au téléphone avec Stéphane Ravacley, via la page Facebook Patrons Solidaires qu’il a créé suite à sa grève de la faim. En plus de ses dix à quinze heures de travail quotidiennes, il prend le temps de répondre à chacun des patrons, associations ou familles qui le sollicitent. Il nous explique les aider «avec les armes qu’on a décidé d’avoir lors de notre premier combat, et notre expérience».

Pour lui une mobilisation radicale, et donc jusqu’à la grève de la faim, est la seule solution efficace. «Le message est simple : je me fais du mal puisque vous ne m’entendez pas. Si on ne le fait pas, ils ne feront rien de leur côté.» Il ne voit pas aujourd’hui «d’assouplissement» dans les décisions préfectorales, mais constate avec satisfaction que de plus en plus de personnes «réfléchissent et se battent».

Le boulanger solidaire est aussi tout simplement pragmatique. «Aujourd’hui il y a des milliers de personnes qui arrivent, évidemment qu’on ne peut pas tous les garder.» Mais pourquoi refuser «ceux qui veulent vraiment s’insérer». Il est atterré par ce paradoxe. «Il y a 9000 emplois non fournis en boulangerie. Combieny en a-t-il dans le bâtiment ? Combien y en a-t-il dans la restauration…? S’ils ne portent pas préjudice à la société française, acceptons les !»

Dans les yeux d’Amara

Un matin de février, ils se réunissent dans les locaux d’Avenir BTP, à Rots, l’entreprise d’Olivier Fradet, en présence d’un journaliste de l’hebdomadaire local Liberté. Ils reprennent ensemble l’histoire et le parcours de l’apprenti maçon âgé de 19 ans. Dans la foulée, la pétition est rédigée par le patron et sa secrétaire, publiée sur la plateforme change.org. Et un article relaie la mobilisation dans la presse.

« Beaucoup de désillusions mais heureusement une grande envie de vaincre »

«Quand nous voyons les yeux d’Amara aujourd’hui, nous y voyons beaucoup de désillusions mais heureusement une grande envie de vaincre », décrit la pétition. «Nous, entrepreneurs, nous renouvelons toute la confiance que nous portons en Amara. […] Nous sollicitons fortement votre aide, vos partages et vos signatures afin de permettre à Amara de vivre des jours meilleurs.»

Entre l’équipe du FJT, celle d’Avenir BTP et les 170 résidents du foyer (avec une trentaine de nationalités représentées), la pétition se propage rapidement. «Chacun s’est donné à fond pour la partager sur les réseaux», se rappelle Bénédicte. La mobilisation bénéficie également du soutien de personnalités locales : le journaliste Raphäl Yem et le cinéaste Jean-Pascal Zadi. D’un appui politique aussi via la députée Laurence Dumont et une motion de soutien votée à l’unanimité au conseil municipal d’Hérouville.

Avec le sourire, et légèrement embarrassé d’être ainsi le centre de l’attention, Amara continue encore aujourd’hui de livrer patiemment son témoignage à ceux que sa situation interpelle. Il connaît la valeur de la solidarité dont il est le destinataire. «Ça fait chaud au cœur, je ne m’attendais pas à ça.» Cela n’aura pas suffi à amadouer la préfecture du Calvados. Le 12 mars dans les colonnes de Ouest-France, le préfet Philippe Court confirme sa décision et le jugement du tribunal administratif : «La loi a été appliquée, […] il est invité à […] envisager son retour dans son pays.»

Construire un avenir

Exil forcé de Côte d’Ivoire (perte de ses parents, menaces de mort). Traversée du désert et de l’océan. Amara raconte un parcours migratoire tragiquement banal, jusqu’à son arrivée en France fin 2017. Il est alors âgé de 16 ans. Pris en charge en tant que mineur non accompagné par le département des Hauts-de-Seine, il est placé dans un foyer pour jeunes à Vassy, au sud-ouest du Calvados.

« Au début je voulais faire agent de sécurité, il n’y avait plus de place. Du coup j’ai choisi maçonnerie »

Établissement régional d’enseignement adapté. Établissement du second degré qui accueille des élèves en grande difficulté scolaire et/ou sociale.

Quand le jeune ivoirien est prêt à être scolarisé, ça commence par une réorientation. « Au début je voulais faire agent de sécurité. Quand je suis allé au CIO [centre d’information et d’orientation], il n’y avait plus de places. Du coup j’ai choisi maçonnerie. Au fil du temps j’ai aimé, du coup j’ai décidé de rester. » Il apprend son métier en CAP à l’EREA Yvonne Guégan à Hérouville. Passionné et impliqué, il obtient des bons résultats : une moyenne de « 14 ou 15 », se souvient-il avec modestie.

Son diplôme en poche, il s’inscrit en CFA pour passer un brevet professionnel en alternance. Il sollicite plusieurs entreprises locales, dont Avenir BTP à Rots, qui accepte de le prendre. Olivier Fradet avait alors du mal à trouver un candidat sérieux : «Plus personne ne veut faire ce métier !» Les quelques jours d’intérim qu’a pu effectuer Amara en août 2020 ont laissé un excellent souvenir au patron, qui continue aujourd’hui de prendre régulièrement des nouvelles du jeune ivoirien.

Amara a également fait bonne impression dès son arrivée au FJT, en juillet 2020, aux deux animatrices qui l’accompagnent. Bénédicte l’a accueilli lors de sa première journée et se rappelle d’un jeune «très respectueux, très intéressé», qui «ne parlait pas pour ne rien dire». Julie, qui a pris le relais pendant les vacances a senti que «ça se passait bien avec les éducateurs», et qu’il «savait gérer un logement».

Démarches chronophages

Jeudi 6 août 2020. Amara s’apprête à fêter le lendemain son dix-neuvième anniversaire. Sauf qu’il reçoit un courrier de la préfecture. OQTF. «Tout allait bien pendant deux ans. Et là c’est le monde qui s’écroule.» Le jeune ivoirien ne comprend toujours pas le refus de sa demande de titre de séjour. «Je ne m’y attendais pas, j’étais confiant». Amara explique que les appréciations de ses encadrants de CAP ont pesé dans la balance. «Une ligne d’un professeur sur du bavardage», précisent les animatrices du FJT.

« Tout allait bien pendant deux ans. Et là c’est le monde qui s’écroule »

Un ami déjà confronté à la même situation lui conseille une avocate pour préparer son recours. Il sollicite également l’aide de l’équipe du foyer, épatée par sa rigueur administrative. Bénédicte lui demande une liste de documents, «tout était déjà prêt, c’est rare chez les résidents». En novembre 2020, le tribunal administratif confirme la décision du préfet. Son avocate porte donc le dossier devant la cour d’appel de Nantes, qui l’examinera au plus tôt cet été.

Depuis le début de ces démarches, l’apprenti maçon et ses soutiens ont multiplié les rendez-vous, les appels, la veille administrative. «Des heures incalculables», soupire Amara. Un travail «chronophage», estime Julie. «Force et sagesse» sont d’ailleurs les deux qualités de ce résident pas comme les autres que retient l’animatrice, bien consciente qu’on «lui demande de livrer beaucoup de choses intimes de son histoire». Amara, lui, rebondit sur ce portrait qu’on fait de lui : «Tu es obligé d’être optimiste, il faut pas se laisser abattre.»

Chez Amara, «ils sont rares les moments de colère», continue Julie. Elle est, comme beaucoup au FJT, révoltée par la situation. «Amara est arrivé à 16 ans et on l’a accueilli a bras ouverts parce qu’on ne laisse pas des mineurs crever de faim, mais on ne va pas jusqu’au bout de la démarche.» En effet, sans cet OQTF en août dernier, «Amara ne coûterait plus d’argent à l’État» et au contraire «pourrait en générer par son activité».

Entre attente et espoir

Depuis que la décision de la préfecture a été confirmée, et avant l’audience devant la cour d’appel, c’est une interminable période d’attente qui a commencé. «C’est compliqué, mais j’ai toujours de l’espoir», résume le jeune homme. Actuellement il bénéficie toujours de la prise en charge de l’ASE des Hauts-de-Seine grâce à un contrat jeune majeur, jusqu’à fin juin. Et il va demander sa reconduite pour quelques mois encore.

Les aides dont il bénéficie permettent de financer l’hébergement au FJT et les frais du quotidien. Mais à part ça «tout est stoppé», souligne Bénédicte. «Plus de carte de bus, plus de sécu, plus rien. Il faut se faire discret, si on prend le tram il faut bien payer son ticket…» Même les entraînements de foot à l’ES Cormelles-le-Royal sont impossibles. Pas pour raisons sanitaires, mais parce qu’il est impossible d’établir sa licence officielle.

À défaut des matchs en club, Amara joue régulièrement avec des amis le dimanche. Il garde une autre activité physique, avec beaucoup de déplacements à vélo. Il y a son pêché mignon, les parties sans fin du jeu vidéo de foot FIFA avec d’autres résidents : son ami Ben ou son voisin d’en face Alan. Quand il est au calme chez, lui il écoute également sa musique favorite: le rap de Ninho ou le coupé-décalé de DJ Arafat.

Olivier Fradet, le patron qui voulait embaucher l’apprenti maçon, est «toujours prêt à l’accueillir» dans son entreprise s’il est régularisé. Il estime avoir fait «le maximum» de ce qu’il pouvait faire pour le soutenir, et se concentre aujourd’hui sur le développement de son entreprise.

Amara sait que s’il obtient son titre de séjour, il se sentira de nouveau libre. Une liberté qu’il définit de manière très simple : «Profiter de la vie, travailler, aller en vacances. Comme tout le monde.»

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