Mai 2021

Excellents apprentis, mais pas dans les petits papiers

Raphaël Pasquier (texte), Emmanuel Blivet (photos)

Le point de départ des pérégrinations d’Amadou n’est pas la Côte d’Ivoire, mais la Guinée voisine. Si beaucoup de jeunes migrants ont du mal à revenir sur le chemin parcouru avant d’arriver en France, souvent traumatisant, ce gaillard de 19 ans arrive à porter un regard apaisé et lucide sur sa trajectoire. Un certain détachement lié aussi aux nombreuses reprises où il a dû livrer ce récit, qu’il raconte aujourd’hui d’une traite, en n’omettant aucune information essentielle.

«Je sais que je suis venu ici clandestinement, mais c’est parce que je n’avais pas le choix», commence par résumer le jeune guinéen. Le premier épisode qu’il raconte en détail est celui de la traversée de la Méditerranée au départ du Maroc. «On était 45 personnes sur un petit zodiac qui devait faire 25. On était serrés comme des sardines.» Une nuit et une journée à voguer et à écoper le rafiot percé. «Tu regardes à gauche, à droite : partout ce n’est que de l’eau. Si le zodiac se renverse c’est fini…» Un bateau de sauvetage espagnol les récupère et Amadou est recueilli par la Croix Rouge.

«Si le zodiac se renverse, c’est fini…»

Son enfance a pourtant été plutôt heureuse, se souvient-il. Un père aimant qui est tout pour lui, plusieurs années de scolarité en primaire, et les parties de foot interminables avec les copains. Tout change au décès de son père. Sa mère se remarie, part au Sénégal, et le confie à une amie. «Il fallait que je fasse des petits boulots pour elle», pour compenser cette nouvelle bouche à nourrir. Au lieu de l’école et du foot, il passe ses journées à vendre des bouteilles d’eau au bord de la route.

Cette situation peu envieuse se prolonge, dans un pays où le code de la route est très sommaire. «Un jour, une voiture m’a renversé. J’ai été 3 heures dans le coma. Je me suis réveillé à l’hôpital.» Avec une méchante cicatrice qu’il garde encore aujourd’hui. Il ne veut pas reprendre le travail qui a failli le tuer, et se retrouve mis à la porte par la femme qui l’héberge. Sans contact avec sa mère, en piteux état physique, et sans perspectives, il finit par suivre un voisin en partance pour l’étranger. Il a alors 15 ans.

Un nouvel abri

Avant le zodiac et l’Espagne, il faut passer trois frontières et le désert. Il faut aussi récolter la somme pour les passeurs et travailler quasiment comme des esclaves sur des chantiers en Algérie. Et finalement se séparer de son compagnon de voyage, qui lui laisse sa place sur le bateau, inquiété par ses blessures mal soignées. De l’Espagne il rejoint la France et passe sa première nuit à Paris dans le recoin d’une gare. Le lendemain un passant solidaire finit par lui acheter des croissants et le conduire à la Croix Rouge.

Mis à l’abri à l’hôtel, Amadou est reconnu mineur et attend plusieurs mois une place en foyer. «Un matin, ils m’ont dit : toi, tu vas dans le Calvados.» En mai 2018, il arrive alors à Missy (10 km à l’ouest de Caen), dans le centre d’hébergement pour mineurs non accompagnés ouvert quelques mois plus tôt par le département du Calvados. Le jeune guinéen a désormais 16 ans, et entame une nouvelle étape.

Au foyer, il découvre un quotidien au rythme bien réglé, avec beaucoup de cours de français. «Pour bien s’intégrer, il faut d’abord apprendre la langue», répètent les animateurs. Après les progrès linguistiques, l’étape de l’orientation a été plus complexe. «Je ne savais pas quel métier me plaisait», s’amuse le jeune guinéen. «Je voulais juste jouerau foot.» Une de ses animatrices lui propose un stage de découverte aux Pépinières d’Évrecy. Satisfait de son travail, le gérant prolonge son stage puis lui propose un contrat en alternance. Amadou s’inscrit donc en CAP production horticole à Coutances.

Après sa première année de CAP, il quitte le foyer de Missy pour être pris en charge par l’association France Terre d’Asile et son Service d’Accompagnement des Mineurs Isolés Étrangers (SAMIE). Il va désormais vivre en colocation avec deux autres jeunes dans un appartement du quartier du Chemin-Vert à Caen. Ce nouveau cadre implique un temps d’adaptation,explique Marie, son intervenante sociale référente à France Terre d’Asile. «Ils viennent d’un collectif où il y a 24 heures sur 24 du monde. Ils arrivent ici, ils sont dans un appartement en semi-autonomie.»

Reconnaissance de minorité et prise en charge

La prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) est gérée par les départements dans le cadre de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Dans le Calvados, c’est depuis 2018 la mission plus spécifique de la Plateforme d’accueil des MNA, rattachée à la Direction des solidarités, suite à un afflux important de mineurs isolés étrangers à cette période.

Les jeunes sont d’abord reçus par un chargé de mission de la plateforme, quelques informations sur leur situation sont recueillies, et ils sont mis à l’abri dans un hébergement collectif. Dans le Calvados, «aucun jeune depuis le 1er janvier 2020 n’est à l’hôtel», précise Sandrine Davis, directrice de la Plateforme MNA.

Ensuite leur minorité est évaluée selon un processus très précis. Évaluation sociale par France Terre d’Asile, puis prise d’empreintes et photos par les services de la préfecture. Là c’est un nouvel entretien à la plateforme pour prendre une décision à partir du faisceau d’indices. Et enfin si un doute persiste c’est le passage du controversé examen d’âge osseux.

Quand le jeune est reconnu mineur, il est pris en charge par l’ASE via un des prestataires partenaires associatifs de la plateforme (France Terre d’Asile, Les Apprentis d’Auteuil, AMIG 14, les PEP 50).

Les jeunes (environ 450 actuellement) restent sous la tutelle du département, qui garde un œil sur leur intégration. «On peut être sollicité pour l’accompagnement sur les démarches administratives, pour un recadrage du jeune, dans les transferts de jeunes sur un hébergement pérenne selon leur projet scolaire et professionnel», explique Sandrine Davis.

Quand les jeunes ne sont pas reconnus mineurs, ils sont orientés par le département vers Médecins du Monde par exemple. L’association «aide ceux qui ne sont pas reconnus mineurs à exercer leur droit de recours et à trouver des moyens de subsistance en attendant», résume Nicolas Martine, coordinateur du programme de soutien aux jeunes isolés et exilés.

Pour les jeunes accompagnés sur les voies de recours et qui vont jusqu’au bout de la démarche, «plus d’un sur deux ont le rétablissement de leur minorité par le juge des enfants (soit 10 à 20 jeunes par an)», précise Nicolas Martine. Pour les autres, «on est comme une plateforme d’orientation» pour l’accès au droit, aux soins. Et aussi à la santé mentale, car «ces jeunes ont souvent vécu des traumatismes».

«Ce qu’on assure ici, c’est une forme d’affiliation à un groupe de pairs, de bénévoles bienveillants et de professionnels compétents. Il faut au moins ça dans leur situation pour ne pas sombrer.

Parcours sans faute

Amadou doit donc prendre de nouvelles habitudes, et il s’en sort plutôt bien. Marie se rappelle avoir été beaucoup sollicitée par ses questions au début de l’accompagnement, ce qui est bon signe. «C’est un jeune qui est investi, qui a capté où il veut aller.» Une première impression à l’aune de la suite de leur relation éducative. «Il prend en considération tous les conseils qu’on peut lui prodiguer. Le lien de confiance s’est établi donc on a travaillé très bien et très rapidement ensemble.»

Avec sa nouvelle adresse et la galère des bus, l’apprenti horticulteur a du mal à être à l’heure exigée à son travail. Pour sa seconde année de CAP, il réussit à trouver une nouvelle entreprise : les Pépinières Genettais à Saint-Contest. Il peut s’y rendre en à peine une demi-heure de marche. Son dossier scolaire impeccable, sa maîtrise du français et sa rigueur professionnelle ont tout de suite plu à son nouveau patron, Éric Genettais. «Il est posé, réfléchi, et travaille avec un mélange détonnant de nonchalance et d’assurance.»

« C’est un jeune qui est investi, qui a capté où il veut aller »

Quand le jeune homme de 19 ans évoque sa belle réussite scolaire et professionnelle, il en parle comme si de rien n’était. C’est pourtant un travail acharné qui lui a valu l’obtention de son CAP avec une mention très bien et une moyenne générale de 18. Excellents résultats en matières techniques : «à l’entreprise j’apprenais beaucoup». En sport aussi : «j’ai toujours eu 20 !» Seuls les maths pêchent un peu : «j’y arrive pas». Au vu de ses résultats, Éric Genettais le pousse à continuer en bac pro, toujours en alternance dans son entreprise. Cette réussite est aussi soulignée par le département du Calvados dans son contrat jeune majeur (poursuite de la prise en charge), avec des félicitations pour son sérieux.

Parce que l’apprentissage ne suffit pas à épuiser l’énergie d’Amadou, il continue de s’entraîner trois fois par semaine (plus un match le week-end) à l’Inter Odon Football Club. Le coach lui propose même de passer une formation pour entraîner les plus jeunes. Un peu par hasard, il s’engage aussi au Conseil Régional des Jeunes. En créant son compte Atouts Normandie pour avoir des aides de la Région, il remplit sans trop réfléchir l’appel à candidatures. Il fait partie des 30 jeunes retenus et a ainsi eu l’occasion lors des réunions mensuelles de se forger de solides amitiés et de croiser plusieurs élus normands, dont Hervé Morin. Cela lui sera d’ailleurs utile par la suite.

Mauvaise surprise

Été 2020. Le contrat d’Amadou court jusqu’à fin août et les recherches d’un établissement pour continuer en bac pro avancent bien. Il attend la réponse à sa demande de titre de séjour déposée en février. Un matin de juillet, Marie de France Terre d’Asile l’appelle pour lui signaler qu’il a reçu un courrier de la préfecture et le prévient :«Le plus souvent, un recommandé de la préf, c’est pas une bonne nouvelle.» Il arrête prématurément sa journée de travail pour aller récupérer la missive, et se souvient encore du message implacable de l’OQTF : «On vous demande de quitter le territoire français dans un délai de trente jours.»

Le jeune guinéen énumère avec un mélange d’ironie et d’agacement ce qu’on lui reproche alors : «trop récent en France», «pas de famille à nourrir ici», «entré en contact avec sa famille dans son pays d’origine». C’est la sidération également pour sa référente, Marie. «Ça se profilait bien et malheureusement il y a eu un refus assez rapide, auquel il ne s’attendait pas du tout. Auquel moi-même je ne l’avais pas préparé parce que je ne m’y attendais pas du tout.Je pensais que son parcours exemplaire allait pouvoir le sauver de ça.»

« Ça m’a complètement désorienté, j’ai perdu toute ma motivation. »

Bien sûr les argument sont nombreux pour contester cette décision. Il faut avant tout la digérer pour Amadou. «Ils me poussent pour que je puisse devenir quelqu’un demain, et puis la préfecture me dit de quitter le territoire. Tout ce que j’ai fait est tombé à l’eau, que vais-je devenir ?» Angoisses, cauchemars, perte de poids : il vit très mal la période qui s’ensuit. «Ça m’a complètement désorienté, j’ai perdu toute ma motivation.» Sans possibilité de travailler ni d’aller en cours, il n’a même plus la force d’aller aux entraînements de foot. Ce sont l’écoute et la présence de Marie, et aussi les bons petits plats de son colocataire apprenti cuisinier, qui lui permettent de remonter la pente.

L’horizon se dégage

Un recours est déposé devant le tribunal administratif de Caen. Le jeune guinéen récolte de nombreuses lettres de soutien de ses collègues, de son employeur, des jeunes du CRJ et même d’Hervé Morin. «Au vu du dossier et des leviers qu’il a activés dans son cercle personnel et professionnel, on avait tous beaucoup d’espoiravant l’audience », se souvient Marie. Encore une fois, Amadou se rappelle précisément de la teneur du jugement. «Une erreur manifeste» de la préfecture est constatée, «au vu de son intégration». Les autorités ne font pas appel de la décision, lui délivrent un récépissé qui lui permet de recommencer à travailler. Et enfin, début mai, le précieux titre de séjour.

L’apprenti horticulteur a laissé derrière lui les cinq mois de vide et de doutes, reprenant ses projets un temps abandonnés, encore plus déterminé. «Dans la vie il faut se battre, il faut travailler pour construire son avenir.» Il a pour l’instant un peu de mal à suivre en cours au CFA de Fauville-en-Caux, en Seine Maritime, étant donné le retard a rattraper. En revanche, son patron, Éric Genettais, s’est réjoui de le retrouver et continue à lui accorder sa confiance. «Il faut qu’il gagne en assurance, mais il peut tout faire». Pas seulement la production en pleine terre ou le rempotage, mais aussi la vente et pourquoi pas un peu de gestion.

Le patron admiratif du jeune guinéen voit loin pour lui, peut-être même ailleurs que dans l’horticulture. En attendant ces évolutions professionnelles, Amadou profite de cette nouvelle stabilité. «Sorti de toutes ces galères administratives, il peut enfin se concentrer sur lui», résume Marie. Bien décidé à devenir «le plus autonome possible», il va prochainement s’inscrire à l’auto-école et commence à chercher un logement qu’il louerait lui-même. Même ses vacances rêvées semblent désormais accessibles. Ce serait au Portugal, sur l’île de Madère, d’où est originaire son idole : le footballeur Cristiano Ronaldo.

Raphaël Pasquier

Journaliste radio et multimédia, il a travaillé pour plusieurs radios associatives caennaises (Radio TOU’CAEN, Radio Phénix). Il aime raconter des histoires vraies : inspirantes, éclairantes, déconcertantes…

rphpr.fr

Emmanuel Blivet

Photographe originaire du Sud-Manche, il réalise ou est à l’origine de commandes et cartes blanches de la presse nationale et d’entreprises locales. Une bonne partie de son travail reste cependant de son initiative personnelle. À chaque projet son langage. Il souhaite rester libre et ne pas s’enfermer dans un style.

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