Mars 2022

Tatouages

Shane Haddad (texte), Ambre Citerne (dessins)

Après votre première rencontre avec Mouche vous ne l’avez pas revu pendant un certain temps. Vous avez pensé à lui pourtant. Et vous avez continué à fréquenter les mêmes lieux que lui. Le centre d’art évidemment, puisque vous y avez travaillé tous les jours après son intervention. Les bars, celui sur la place à côté de chez vous, celui en face de la librairie pas loin du bassin, et surtout celui de la place où il y avait la prison avant. Mais il n’était pas là.

Vous avez fini par croiser Mouche quelques mois plus tard. Un après-midi. Vous marchiez. Vous rentriez chez vous. En longeant le Palais de Justice. L’air était froid. Mouche vous a fait face. Comme si la rencontre avait été prévue par une force autre et inconnue. Vous aviez la tête ailleurs et vous avez vu ce sourire. Ce même sourire. Ce même sourire malgré les voitures qui nous frôlaient, le tram qui passait, les gens que vous bloquiez à discuter sur le trottoir étroit.

Maintenant que la discussion se fait plus longue et plus intime avec Mouche, il se permet de continuer sa narration sur les tatouages.

***

Là, j’ai un goéland grand comme ça sur la poitrine. Quand je suis arrivé à H. j’ai fait un goéland ouais, énorme, sur une ancre marine, avec des lauriers autour.

Quand je suis sorti de l’ENAP (école d’administration pénitentiaire d’Agen), en arrivant à H., j’ai choisi le milieu ouvert. Mais il y avait un manque d’effectif en milieu fermé. Ça devait être en septembre 2015. J’ai fait quatre mois à la maison d’arrêt.

Et c’est extrêmement violent. C’est extrêmement violent. C’est archi violent. Tout est violent. Quand tu entres il y a une odeur particulière, tu sais cette odeur quand tu laves du sale avec du sale. Mélange d’odeurs de bouffe un peu indéfini. (euh pas d’accord avec le pluriel) Le bruit, les portes. Tout résonne, et tu ne peux pas traverser une porte tant que la porte derrière toi n’est pas fermée. Donc c’est un rythme qui est contraint. Tout est contraint. Tu vois que tout est dangereux, que tout est compliqué. Que tout est un rapport hiérarchique de violence.

Tout le monde le sait depuis les années cinquante, la prison ne résout rien, au contraire elle aggrave, la prison est criminogène. C’est prouvé et re-prouvé. La prison c’est la dernière solution… Sauf bien évidemment pour les cas extrêmement graves et horribles comme les attentats ou les meurtres. Mais pour toutes les autres infractions on évite et on passe par d’autres biais plus éducatifs .

Là pendant le confinement j’ai beaucoup accompagné aussi. Oui parce qu’il y a eu beaucoup de crises suicidaires. On a affaire à la partie la plus fragile de la population et ils sont à huit dans un F3. Et confiné, ce n’est pas possible en fait. Tu pètes un plomb. Et puis toutes les fragilités qui ressortent et beaucoup de cas psychologiques. Et je voyais qu’une partie de la population, souvent les jeunes de quartiers d’ailleurs, chez qui la pratique psy n’est pas évidente, était en train de plonger. Donc j’ai vraiment fait de l’entretien au plus près pour prendre la température. Et il y a des moments, j’ai dit: je sais que vous ne voulez pas consulter, mais là, moi je vais vous y obliger en fait. Comme il y a une certaine confiance, quand je leur ai proposé de les accompagner ils ont accepté. J’appelais avant les psys pour préparer le terrain, et moi j’allais jusqu’à la salle d’attente, tu vois? Et ils n’ont pas plongé, ils sont encore en vie. C’est le plus important.

« Pendant le confinement, on a eu beaucoup de contacts de femmes battues. »

Et pendant le confinement, on a eu beaucoup de contacts de femmes battues. Beaucoup beaucoup beaucoup. Elles appelaient parce qu’elles ne savaient pas comment faire autrement, ou elles étaient balancées à droite à gauche par les services. Du coup, en dernier recours elles nous appelaient. Ce n’est pas à nous de le faire, mais à un moment donné on le fait. Parce que si on ne le fait pas, personne ne va le faire. C’est inadmissible.

À ce moment-là, moi ce que je faisais c’est que j’orientais vers les pharmacies. Je pense que c’est ça qu’il faut développer. Et puis mettre en avant les associations comme le CIDFF (Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles), la AVRE 76 une association d’aide aux victimes, l’AFFD (Association Femmes et Familles en difficultés).

Souvent il y a des femmes qui ne portent pas forcément plainte, qui me disent: non, c’est bon, ce ne sont pas des violences, il ne me frappe pas. Ouais mais enfin, vous m’avez dit qu’il vous traitait de salope, et qu’il vous avait enlevé votre carte bleue. Les violences verbales, les violences économiques, ça aussi ce sont des violences. Et c’est vrai qu’elles ont un peu de mal, parfois, à appréhender la violence dans sa globalité. Il y avait cette femme à qui je disais tout ça. Et cette femme m’a dit de manière extrêmement consciente et intelligente: oui c’est simple et évident pour vous, peut-être que vous avez eu cette éducation-là, et que vous avez ces valeurs-là, moi, ce n’est pas mon éducation. Alors je comprends ce que vous me dites et je pourrais l’intégrer sauf que pour moi c’est très difficile de considérer cet ensemble. Donc je vais juste m’arrêter aux violences physiques et c’est déjà pas mal.
C’est assez glaçant parce qu’on est convaincu de ce qu’on dit, mais on n’est pas à la place des gens.

Et là, j’ai une fleur de cerisier.

Et là, c’est un homard avec du raisin. C’étaient des natures mortes protestantes flamandes. C’étaient des codes religieux qui étaient très connus à l’époque. Le plus connu c’est le crâne. Tu vois le homard associé au raisin ce sont les choix que tu fais pour évoluer. Le raisin va évoluer lentement pour devenir du vin alors que le homard pète sa carapace à un moment donné. Il est vulnérable mais il va grandir d’un coup. Ça parle des choix de vie où il n’y a pas de notion de morale, où ça c’est bien et ça ce n’est pas bien. C’est juste voilà, ce sont des possibilités.

Il y a des histoires dans mon métier, je les mettrais dans un scénario, dans un film. Les gens diraient mais c’est ridicule, ce n’est pas possible, ça ne peut pas exister. Tellement qu’il y a des gens qui concentrent des problèmes et des complications. Et t’as beau être présent et proposer des solutions, tu ne répareras jamais tout ça en fait. Et des fois c’est vrai qu’on a un peu l’impression de mettre des petits bouts de pansements sur une plaie qui est beaucoup trop grande. Mais au moins on essaye. Au moins on est là et au moins on offre un espace de parole. On encaisse.

« T’as beau être présent et proposer des solutions, tu ne répareras jamais tout ça en fait »

Après on voit des changements de fonctionnement. Alors pas tous, et pas tous au même niveau, mais ne serait-ce qu’ils voient que c’est possible. À chaque tentative il y a quelque chose quoi, une petite pierre. Et moi je suis vraiment sur cette idée là, que chaque tentative permet de mettre une petite pierre et peut-être qu’un jour il y aura assez de petites pierres pour que la personne accepte le changement . Parce qu’on ne change pas les gens, c’est les gens qui changent quand ils le souhaitent.

Après moi ce qui m’intéresse effectivement, c’est la marge. Ça a toujours été la marge. Soyons honnêtes, le centre, c’est un peu chiant. Tout le monde est blanc, tout le monde a un travail, tout le monde prend le café. C’est chiant. Et ce n’est pas que j’essaye de trouver des gens qui me ressemblent. Même si je me sens à l’aise avec des toxicos et des prisonniers, je ne suis pas un toxico et je ne suis pas un prisonnier. Peut-être qu’un psy dirait que j’essaye de comprendre l’humain de l’intérieur.
Je suis peut-être un entomologiste raté. Non, je rigole.

Mais c’est aussi parce que je trouve que les gens… sont beaux.
Et c’est bête à dire, c’est un peu naïf, un peu… Mais je trouve qu’ils sont beaux et qu’on ne le dit pas assez, et qu’on ne le voit pas assez. Et du coup, j’aime bien aller vers les gens à qui on ne le dit jamais.


Advienne que pourra, on fait ce qu’on peut et on mange des frites.»

?>