Août 2022

Houle sentimentale

Texte et photo : Pierre-Yves Lerayer (sauf mention)

Le Siouville Surf Open continuait de battre son plein sous un soleil hégémonique. La mer s’était retirée en fin d’après-midi après les dernières démonstrations de surfeurs, tandis que le jardin du CSC accueillait encore une foule qui ne tarissait pas, contrairement aux fûts de la buvette. Ce n’est pas pour rien que le club et la ville de Siouville ont reçu respectivement les labels « Club Or » et « Ville de surf » depuis 2017, félicitant les potentialités locales de pratique ainsi que les infrastructures liées au surf et à l’accueil de manifestations d’envergure nationale ou internationale. Une fierté locale qui ferait de la position de Siouville-Hague, un des 8 meilleurs spots de surf métropolitains, d’après le site du club.

Encore un peu de liberté

Malgré l’explosion du nombre de surfeurs sur les côtes du Ouest-Cotentin, les environs semblent plutôt préservés d’une prédation totale par le « surf de consommation » dénoncé par beaucoup d’anciens et de jeunes. Le « localisme » (une règle implicite qui consiste à laisser la priorité aux locaux et habitués) existe ici, comme sur tous les spots de surf « Au début, je faisais profil bas, parce qu’il y a une forme de respect qui s’impose, remarque Thierry Pinel. La particularité d’ici, c’est que les gens sont sympas et plus détendus.» « On a encore de l’espace pour bien s’entendre », renchérit Carole, surfeuse avec son groupe d’amies depuis deux ans. Elle compare le Cotentin à la Bretagne, « où les spots sont pris d’assaut et où les places sur l’eau sont bien plus chères. »

Surf et nucléaire : je t’aime, moi non plus

La centrale de Flamanville domine les spots manchois de surf.

Mais en Bretagne, le nucléaire est inexistant. Car l’autre particularité de la Normandie est la forte présence de la filière atomique à proximité immédiate des meilleurs spots de la région, participant d’après certains à repousser les touristes. La Normandie est en effet une des régions les plus nucléarisées du monde. Ne serait-ce que dans la Manche, l’usine de retraitement des déchets nucléaires de la Hague est en service depuis 1966. 15 kilomètres au sud, de l’autre côté de l’anse de Vauville, le site de production nucléaire de Flamanville est entré en service dès la fin des années 1980, avec deux réacteurs, tandis que la mise en service commerciale de l’EPR est prévue pour 2023. En comptant le site de construction de sous-marins nucléaires à Cherbourg et le centre de stockage de la Manche (CSM), la région Normandie (qui possède également deux usines nucléaires en Seine-Maritime) est en passe de devenir la deuxième région la plus nucléarisée de France.

Parmi les manchois, beaucoup s’accordent à dire que cette industrie est inhérente à la présence locale du surf. « Sans lui, on ne serait pas là, » estiment beaucoup de surfeurs qui précisent qu’un grand nombre d’entre eux ont des proches, si ce ne sont eux-mêmes, qui travaillent dans le secteur nucléaire. Un pilier économique local donc, puisque dans la moitié nord du Cotentin, « la filière énergie représente plus de 5% de l’emploi salarié en 2013, » indique une infographie du journal « Le Monde » parue en 2021.

Bazile (à gauche) et Thierry Pinel (à droite), fils et père, chez eux aux Pieux.

Chez les Pinel, « on a toujours été anti-nucléaires depuis plusieurs générations ». Un combat qui irradiait jusque dans le quotidien du père, Thierry, sans que cela n’ait de lien direct avec le surf, promet-il. C’était plutôt une idéologie. Car pour chaque surfeur local, la présence de la filière atomique ne change au final pas grand-chose à leur pratique. « On oublie sans oublier, on vit avec » ; « ça fait partie du paysage, on n’y pense pas » ; « si ça nous posait un problème, on ne ferait pas de surf ici », énoncent par exemple certains sportifs.

Pour autant, à la création du Cotentin Surf Club en 2000, le groupe Areva (aujourd’hui Orano), qui officiait sur le site de retraitement de la Hague, s’est vu refuser un partenariat par le groupe de surfeurs à l’origine de la structure associative du club. Un des principes de celui-ci était de ne pas s’allier à de grandes entreprises au risque de ne pas pouvoir s’exprimer en cas de conflit avec le partenaire financier. Mais l’actuel directeur du club reconnaît que derrière les financements octroyés par la mairie de Siouville et par le département, se cachent inévitablement des fonds issus de l’atome. Finalement « le nucléaire finance indirectement le surf local, » note-t-il. Une histoire intime à sens unique donc, mais dont dépendent des générations de plus en plus prometteuses.

Siouville reçoit depuis 2017 le label «Ville de surf», félicitant les potentialités locales de pratique.

Au collège de Flamanville, le terreau de l’excellence

Allier surf et études au collège, c’est possible. Au collège Lucien Goubert de Flamanville, la section sportive scolaire de surf est ouverte depuis la rentrée de septembre 2012. «Depuis, le nombre de candidatures n’a cessé de croître», assure Laurent Patissier, référent de la section. Avec 16 places libres chaque année, la sélection est rude. Outre l’étude des dossiers scolaires et les tests physiques, les élèves doivent être inscrits à un club et au minimum posséder un niveau «vague d’argent», démontrant une certaine aisance sur les vagues et une connaissance du milieu marin ainsi que des règles de sécurité.
L’objectif de la section est donc clair : former les jeunes vers l’excellence sportive. Mais une autre part importante de la section est l’apprentissage du sauvetage côtier, activité dans laquelle le collège a d’ailleurs obtenu un titre de vice-champion de France UNSS en 2018. «C’est un complément par rapport au club, où cette discipline est pratiquée plus occasionnellement», explique le professeur, conscient des liens forts créés avec le Cotentin Surf Club, partenaire essentiel de la section et dont «les moniteurs prennent en charge les entrainements sportifs et physiques des élèvesainsi qu’une partie des formations théoriques».
Autre atout de la formation, l’offre interdisciplinaire proposée il y a quelques années avec des profs d’histoire, de maths, de SVT ou encore d’arts plastiques. Les jeunes se voyaient proposer des interventions «sur des sujets variés en relation avec le milieu marin et son écosystème». Des cours interdisciplinaires que Laurent trouvait «très positifs pour sensibiliser les élèves». Mais cette offre a finalement disparu, car «en dix ans, les moyens ont fondu au fil des années», regrette-t-il finalement.

La promesse d’une nouvelle génération

La jeunesse représente une part importante du surf français. D’après la FFS, 55% des licenciés auraient moins de 18 ans et 25% moins de 12 ans. Si bien que quelques jeunes du club commencent à avoir de belles performances aux championnats. Parmi eux, Naya Sorlut est une des nouvelles figures prometteuses de la discipline. La Normande de 17 ans, qui fait partie de l’équipe régionale, participe aux compétitions depuis qu’elle est en cinquième au collège de Flamanville, dans la section sportive surf. Pour elle, les bons résultats s’enchaînent.

Des novices ont pu s’essayer gratuitement au surf lors du «Siouville Surf Open».

« Surtout des mecs »

Mais quelques décennies plus tôt, Naya n’aurait peut-être pas pu déployer à ce point ses qualités sportives. « Dans les magazines de mon père qui datent des années 1980 et 1990, il n’y avait pas beaucoup de place pour les femmes, ou simplement en tant que sex symbol », remarque la lycéenne. Aujourd’hui, de grandes sportives se placent en égérie pour les jeunes, comme Johanne Defay, qui « se présente sur les réseaux sociaux comme une figure forte, douée, avec des valeurs écologiques », ou encore comme la Normande Léa Brassy, suivie par près de 23 000 abonnés sur Instagram.

En changeant ainsi l’image des femmes dans le monde du surf, le nombre de pratiquantes a augmenté ces dernières années. Un constat partagé par Carole et ses copines, qui ont observé que « c’étaient surtout des mecs qui étaient à l’eau il y a 20 ans, » témoignent-elles en groupe. Le site de la Fédération Française de Surf leur donne raison, indiquant que « les femmes représentent 35% des licenciés de la FFS » et que « leur nombre a augmenté de 10% au cours des 10 dernières années. »

Cependant, le sexisme illustré par les magazines de l’époque semble encore présent dans le monde du surf. A Siouville-Hague, les témoignages abondent dans le sens d’une discrimination parfois qualifiée de « positive », où l’on laisse parfois les plus belles vagues aux femmes. Mais en général, les témoignages d’actes sexistes fleurissent jusque dans les plus hautes sphères de la discipline (entre autres sports de plage). Un sondage réalisé en 2021 a montré que plus d’une femme sur quatre avait déjà été victime de harcèlement de plage. Ce chiffre s’élève à 48% chez les femmes de 18 à 24 ans.

Pour favoriser la pratique féminine du surf, des dispositifs ont ainsi été imaginés. « Le club met en place des stages filles en Vendée ou en Bretagne, » explique Naya. En Normandie, « on voit qu’il y a un réel effort de fait ». Mais la jeune surfeuse déplore cependant le nombre de filles qui représentent les couleurs de la Région : « nous ne sommes pas souvent plus de deux ou trois par catégories, contre une dizaine dans les clubs du Sud. » Le Cotentin Surf Club est bien conscient de ce constat, relevant sur son site à l’issue du Siouville Surf Open de 2022 « l’absence de daronnes » pour accompagner la « Daron Surf Contest » annuelle. La structure reste optimiste : « quand on va au line up (la liste des participantes, ndr) aujourd’hui, on se dit qu’elles seront très nombreuses dans quelques années. Vivement la Daronnes and Darons surf cup ! »

La Manche regorge encore de coins sauvages propices au bivouac et à la déconnexion.

À la recherche du surf perdu

En attendant, les adeptes comptent bien profiter de l’environnement local pour s’emparer du mode de vie « surf » qui perdure malgré tout. À écouter le groupe de copines quarantenaires, pourtant « pas du tout issues du milieu du surf », ce sont justement les spots normands encore sauvages et exotiques, comme le qualifie Anouck, qui permettent de maintenir l’esprit d’autrefois ; celui du temps long, de la contemplation et de l’écoute des éléments. C’est de cette façon que celles qui se définissent comme des baroudeuses dans l’âme apprécient la discipline : « on a toujours voyagé en sac à dos ou dormi en camion, donc le surf s’allie très bien avec notre mode de vie ». Laurent Latrouitte quant à lui se souvient même de ces hivers, «bleus en sortant de l’eau, mais prêts à y retourner à la renverse de marée». Une démarche qui refuse le confort facile, qui préfère choisir le plaisir de se heurter à la nature et à ses aléas, et où la recherche des lieux préservés en devient un plaisir à part entière.

Jamais sans une planche à l’arrière d’une voiture, « parfois encore en allant chercher les enfants à la garderie », comme Clémence, certains groupes et puristes parviennent ainsi à profiter du plaisir de l’attente, du bivouac, du partage, et de tout l’esprit qui enrobe la pratique du surf. Le sport et l’adrénaline qu’il procure n’en deviennent alors qu’une excuse pour « se retrouver à pique-niquer, apporter le thé en hiver et les bières en été, se heurter à la nature, etc. » Un tout, un mode de vie dont l’apogée ne serait que le court instant de glisse et d’équilibre sur la planche. Court instant certes, mais qui peut rapidement devenir addictif. « Je me suis interdite de sauter sur mon téléphone en fin de session pour chercher la prochaine bonne vague », avoue Carole.

©Thierry Delange. Les dunes de Surtainville.

Car la vague parfaite ne semble jamais exister, et sa quête paraît interminable. « Une vague, c’est comme un feu de cheminée, il n’y en a pas deux similaires », philosophe Patrick Lhuillery, pionnier du surf normand qui a depuis perdu son pote Serge Chaulieu de vue mais qui continue de pratiquer la glisse en famille. Et parfois, cerise sur le gâteau au détour des embruns vivifiants : « la présence de dauphins » pour accompagner les plus téméraires, comme si la liberté qu’inspire l’esprit surf était toujours dissimulée sous la houle manchoise.

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Pierre-Yves Lerayer

Journaliste, géographe et autodidacte, je m’essaie à plusieurs projets tous différents les uns des autres. Selon les défis que je me lance, je suis tour à tour pigiste, photographe, vidéaste, chroniqueur radio, podcasteur, et parfois même peintre ou écrivain… Friand de micro-aventures à la force des bras ou des jambes, je suis toujours à l’affût de reportages « long format », d’humains du monde et d’histoires à raconter.

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