Pays, paysans, paysages est un carnet de voyage visuel et sonore dans le Perche.
Ce territoire nous est proche puisque nous vivons à Caen, mais nous n’y allons que rarement. Il faut l’avouer, comme la plupart des gens, quand l’envie de changer de décor s’impose, nous ne songeons pas au territoire voisin. Aller voir ailleurs signifie bien souvent : partir loin sous le prétexte que l’éloignement favoriserait le dépaysement. Et c’est aussi la surprise de la découverte d’un lieu inconnu qui stimule l’envie de capter nos impressions. Lors de nos voyages, Nicolas et moi avons pris l’habitude de dessiner sur place et d’enregistrer des sons. Nous avons ainsi réalisé plusieurs carnets notamment en Chine, en Italie et au Chili.
Nous n’avions pas attendu la pandémie du Covid pour questionner la notion d’évasion. Nous avions envie de prendre le contrepied de ce qu’on attend d’un voyage et son récit: explorer un territoire proche de nous géographiquement, rural et aussi peu « exotique » que possible. Le Perche nous attirait aussi pour la beauté de sa campagne, la richesse de ses territoires naturels qui semblent préservés ainsi que le nombre d’initiatives culturelles et environnementales enthousiasmantes.
Le Perche est aussi très touristique et nous risquions de nous retrouver dans la peau de vacanciers en mal de verdure. Aussi, l’un des enjeux du projet consistait à proposer une vision alternative du pays, d’éviter la carte postale bucolique sans pour autant se priver du charme des paysages.
Dans tout voyage, pour espérer découvrir un territoire dans sa réalité, mieux vaut aller à la rencontre de ceux qui y résident et qui font vivre le pays. Gilberte Moreau et Jean Bouthry nous ont aidés à rentrer en contact avec des Percherons engagés, œuvrant chacun à sa façon à la diversité et la richesse de la vie culturelle, économique et environnementale du pays percheron. Nous sommes allés faire leur connaissance puis dessiner et enregistrer les sons qui les entourent.
Notre approche est celle d’artistes-voyageurs, de carnettistes. Je dessine ce que j’observe au gré des balades et des rencontres : des paysages, des portraits, des détails et des situations. Nicolas enregistre des paysages sonores, des machines, des oiseaux, des sons minuscules, des ondes électro magnétiques. Ensuite, nous associons images et sons pour restituer une expérience composite qui joue sur la complémentarité des deux médias. La retranscription est forcément incomplète et fragmentée, ce n’est pas un reportage, il faut le voir comme une balade.
Au tout début, nous n’avions pas d’angle ou de problématique particulière à part celle de découvrir un territoire au travers de ses habitants avec un esprit d’ouverture. Au fil des entretiens, au gré des visites, la thématique de la relation à la terre et au territoire s’est imposée.
Le pays du Perche
À cheval entre la région Normandie et la région Centre-Val de Loire, le Perche n’est ni un territoire autonome ni tout à fait un comté, c’est un “pays”. Ce mot ne signifie pas seulement “nation” mais une entité territoriale à part du système administratif qui repose sur une identité culturelle forte en lien direct avec sa géographie et son histoire. Le pays percheron est une terre essentiellement rurale et certains y voient l’image de la campagne rêvée avec ses vallons verdoyants. Vous êtes féru de cartographie et vous ne supportez pas l’imprécision que suppose l’appellation “pays” ? Allez donc sur le site du Parc naturel régional du Perche.
Autour du Boistier
Le Boistier est à Préaux-du-Perche, c’est la maison de Gilberte Moreau et Jean Bouthry. Ils nous ont hébergés pour que nous puissions commencer notre projet.
Les ambassadeurs
À la sortie du village, le lieu-dit est annoncé sur la gauche. Nous empruntons la petite route jusqu’à ce qu’elle se finisse et se poursuive sur un chemin de terre. Alors, nous découvrons ce qu’il y a derrière ce nom charmant: une imposante maison avec des dépendances et des hangars. C’est une ferme, un petit domaine, un manoir. La ferme appartient à la famille de Jean depuis des générations. Il y est né et y a élevé des vaches en bio pendant des décennies, avec son associé.Gilberte n’était pas agricultrice mais pharmacienne, elle tenait une officine à La Chapelle-Montligeon.
Chez eux, ce n’est pas le manoir le plus grand et le plus prestigieux du Perche mais c’est tout de même un beau manoir. On les voit de loin, on les découvre au détour d’une colline, les fameux manoirs du Perche. Une tour, deux tours et un gros corps de bâtiment, parfois on remarque des ornementations sculptées un peu plus précieuses. Entre le château et la grosse ferme, un peu des deux.
Le Boistier a une tour qui abrite un bel escalier en pierre de taille. Sur les façades on peut aussi voir des fenêtres à meneaux et à l’intérieur, dans la grande salle à manger où se dresse une imposante cheminée (et une belle table de victuailles), des poutres d’une section impressionnante relient un mur porteur à l’autre sur au moins cinq mètres. Le couple s’amuse de notre surprise.
– Wow, c’est ancien. Ça date de la Renaissance au moins, non ?
– Oui, c’est ça, de la Renaissance. Le Boistier a été construit au XVème siècle, vers 1450. C’est un manoir qui a toute une histoire, Pierre de Fontenay y serait né. C’était un seigneur du XVIème siècle qui a fait fortune du temps des guerres de religions et qui aurait acheté d’autres châteaux par la suite. On le sait parce que des historiens comme Éric Yvard font des recherches dans les archives. Pour connaître les histoires des manoirs et des familles qui y ont vécu.
– Alors toi, Jean, tu descendrais de… Pierre de Fontenay ?
– Non, pas du tout ! (rires) Le Boistier est dans ma famille depuis la Révolution, depuis 1792, pour être exact. Ça correspond à un moment où les biens seigneuriaux étaient confisqués et vendus. Mes ancêtres l’ont acheté à ce moment-là et ils en ont fait une ferme.
– Après, un manoir ici, c’est toujours associé à une ferme, un domaine.
– C’est un ensemble.
Gilberte et Jean nous racontent que, jeune couple, quand ils se sont installés au Boistier, la maison avait été divisée en deux pour héberger les deux familles de fermiers. La leur et celle de l’associé de Jean. Auparavant, l’organisation de la maison avait déjà été remaniée. Ils ont décloisonné les espaces et ils ont commencé à rénover le manoir. Avec patience et amour, dans le respect des matériaux et des savoir-faire constructifs traditionnels.
– On a fait des découvertes! Par exemple, on a trouvé une ancienne porte, là, dans la cuisine. Mon père ne savait même pas qu’elle existait. On l’a rouverte.
– Et puis aussi d’autres fenêtres murées quand on a retiré les enduits.
-On sait qu’il avait une autre tour, à l’angle de la salle à manger. D’ailleurs on peut encore voir la porte qui a été murée. Il y avait aussi probablement une chapelle. Mais elle a disparu. L’historien n’en a pas retrouvé la trace. Nous non plus.
– On aurait pu creuser, faire des investigations mais bon… ras-le-bol des travaux !
– Le Boistier s’est beaucoup transformé au fil du temps, en fonction des besoins matériels et des évolutions de la société. Que ce soit le manoir ou la ferme, d’ailleurs. Tiens, par exemple, le grand-père de Jean fut le premier à avoir un tracteur dans l’Orne.
– Quand on a fait les différents travaux, nous n’avons pas cherché à restaurer le manoir dans son état originel.
– Non, nous cherchons toujours à l’adapter à nos besoins du moment. C’est pas un musée, ici.
– Et l’adapter à l’actualité ! C’est pour ça que nous avons installé des panneaux solaires sur le toit, ça n’a pas du tout plu à certains… disons, très attachés à l’authenticité.
– Vous n’êtes pas des conservateurs du patrimoine.
– Non, nous on veut que ce soit vivant.
– Quand Jean a pris sa retraite, la partie de la maison où vivait son associé a été libérée. Nos filles étaient parties. Nous n’avions pas besoin de tout cet espace alors on s’est dit qu’on allait en faire un gîte.
– Oui, pour permettre à des vacanciers de loger dans un manoir qui est un bout d’histoire du Perche mais aussi de découvrir un territoire et ses valeurs.
– J’aime bien discuter avec les hôtes, leur faire découvrir le pays, toute la richesse de la nature du Perche, les producteurs locaux et tous les acteurs qui sont dans une dynamique de protection de l’environnement. On est vraiment heureux quand les gens apprécient la qualité de vie et la région.
– En fait, c’est aussi une manière de transmettre des valeurs auxquelles on croit.
– On est un peu comme des ambassadeurs ! (rires) Non, non, j’exagère…
En tout cas, le lieu est labellisé éco-gîte et il est référencé par le Parc naturel régional du Perche justement pour cela: la qualité de sa restauration et les valeurs qu’il représente. Le couple ajoute:
– Et puis, nous sommes parmi les premiers à avoir transformé la ferme en agriculture conventionnelle en bio dans le Perche. Moi je mets ça sur le même plan: la transformation de la ferme puis la transformation du manoir en gîte. Cela fait partie de la même démarche.
– Y a quand même un projet politique derrière, mine de rien. Au sens noble du terme !
Tous deux ont un long passé militant. Ils ont toujours combattu pour développer une agriculture respectueuse de l’environnement, par l’activité du Boistier mais aussi au sein de la Confédération Paysanne etavec Terre de Liens. Encore maintenant, d’ailleurs. Par le biais de leurs activités bénévoles dans de nombreuses associations, ils militent pour le développement de la culture en milieu rural. Une culture portée par des acteurs locaux, pas une culture hors sol.
Avant de venir, quand nous lui avons exposé notre projet, Gilberte nous a confié une liste longue comme le bras : des amis, des connaissances proches ou lointaines, des associations, des sites de référence.
Plus tard dans le voyage, quelqu’un nous dira: “Ah oui, le Boistier, c’est le “hub”.
J’ai voulu le citer dans le carnet, le mettre en titre de partie, même.
– Un “hub” ? Enfin… non, je ne dirais pas ça.
– Oui, bon, c’est un mot anglais pas très beau. On l’emploie plutôt pour une gare ou un aéroport d’ailleurs, quand il y a des échanges et des correspondances dans les moyens de transport.
– Oui, mais c’est quand même pas un carrefour, ici !
– Non d’accord, mais celui qui nous a dit ça a voulu saluer vos engagements et votre influence, je pense. Vous avez initié plein de choses, ici. Dans la bio, dans la culture.
– Oh la la …
– Ben si, je crois que vous êtes trop modestes.
– Oui, bon, peut-être avec la fête de la bio en 2008.
– C’est vrai, ça a été une étape importante, pour nous en tout cas. L’événement a permis de rendre publique notre conversion de l’agriculture conventionnelle en bio, de montrer que c’est possible et que c’est une réussite.
– Ce fut aussi une prise de conscience pour nos voisins. Ça nous a apporté une certaine reconnaissance…
– On a fait la preuve que nous étions dans une démarche juste et actuelle.
– Oui, qu’on était dans la bonne direction et dans la bonne voie. Je ne sais pas si on a montré l’exemple, mais on a fait notre part.
– Comme le colibri. Nous, on s’inscrit dans cette démarche-là.
Ils ont juste eu le temps de nous présenter les lieux et quelques amis, puis ils nous confient les clés du manoir et partent en vacances.
Le lait du Boistier
Derrière le manoir, on trouve la ferme aux vaches que Jean et son associé ont cédé à Gilles. Celui-ci continue à élever des vaches laitières en bio. Son fils Adrien travaille avec lui.
Les vaches sont revenues dans l’étable, elles se pressent pour la traite du soir, on ne voit que des culs noirs numérotés. Adrien houspille les curieuses qui se sont arrêtées pour nous regarder. Tout le monde patauge joyeusement dans la boue de fumier labourée par les sabots. Fallait prendre des bottes…
– Et toi, Adrien, tu es employé ici ?
– Oui, mais pas pour longtemps. Mon père va bientôt partir à la retraite, je vais reprendre l’exploitation.
– C’est un vrai choix de ta part ou … on sait que dans le milieu agricole, les fermes sont reprises par les enfants mais ce n’est pas forcément une vocation…
– Si, moi j’aime les vaches et j’aime ce métier. C’est vrai que j’ai envisagé un temps travailler dans la musique, mais finalement, c’est l’élevage que j’ai choisi. J’ai fait une formation agricole par choix pour bosser là-dedans.
On suit tout le monde dans la stabulation. Pendant que le lait pulse dans les tuyaux, Adrien nous parle de l’alimentation des bêtes:
– … je réfléchis à insérer un peu de culture de plein champ, type lentilles pour la rotation des cultures.
-Parce que la rotation, c’est pas juste entre les prairies ?
-Non, ça peut être autre chose,
-De toute façon, vous avez besoin de prairies pour les vaches …
– En bio, oui, t’as pas le choix. Et c’est tant mieux ! Attention, tu vois qu’il y en a une qui lève la queue, tu t’écartes parce qu’avec ton micro…
-C’est parce qu’elle va pisser ?
-Pisser ou autre chose !
-Tu vois ici, y a un pis qui est sec. Depuis le vêlage, y a jamais eu de lait dans celui-là.
-Elles ont toutes vêlé les vaches, là ?
-Ben oui, celles en salle de traite, oui. Si elles n’avaient pas vêlé, elles n’auraient pas de lait !
-Euh oui… c’est vous qui faites le vêlage ?
-Non, elles le font toutes seules. C’est très rare qu’on intervienne. Peut-être une fois par an… En général, on vient le matin, le veau est né.
– C’est souvent la nuit?
– Tiens, je ne me suis jamais fait la réflexion mais… oui.
– Celles dans les cases, là, elles sont proches de vêler ?
– Celle qui est toute seule tu vois, c’est qu’elle est proche de vêler, les autres devraient suivre bientôt. Dis… c’est quoi comme style de musique que tu fais ?
-Ben moi comme musique, je fais plutôt du jazz à la base. Mais là, j’enregistre des sons, après je peux les mixer, les mélanger et je fais la musique électroacoustique.
-De la musique expérimentale ?
-Oui, quelque chose comme ça. Mais là, les sons que je vais prendre, je vais pas les transformer, je vais juste les nettoyer.
– Je demande parce que je suis passionné par la musique.
La traite est finie, on partage quelques bières avec Adrien et on poursuit la conversation.
– Je suis beaucoup dans l’univers du rock métal, du blues, mais après je vais piocher partout.
– Et tu joues d’un instrument ? Tu fais partie d’un groupe ?
– Je fais un peu de guitare, mais j’ai jamais trop joué en groupe. Je suis vraiment quelqu’un qui préfère écouter. C’est un peu paradoxal peut-être… Moi, en temps normal, je peux faire 100 ou 200 événements dans l’année.
– Quand même.
– Ah oui, j’y passe ma vie, moi.
– En ce moment ça doit te manquer !
-Je voulais aller au Hellfest, mais bon, il a été annulé à cause du covid.
– Ah mince. Et même en temps normal, en vivant à la campagne, tu arrives à aller voir tous les concerts que tu veux ?
-Un peu moins qu’avant, je vivais à Rennes, je travaillais dans l’événementiel. Il y a une grosse scène rock, punk. Mais aussi électro, c’est très présent. Musicalement, ça bouge bien.
-Et t’as repris des études agricoles ?
-Non. J’ai d’abord fait des études agricoles et après j’ai fait autre chose à Rennes. Je suis parti un an en Finlande, aussi. La campagne me manquait, je suis revenu à l’agriculture, là, récemment.
-La Finlande, c’était pour des vacances ?
-Non c’était un service volontaire européen. J’étais à la frontière finlandaise près de la Laponie.
– Dans… l’agriculture ?
– Non, rien à voir! Je me suis occupé de jeunes en difficulté. J’ai fait ça pendant presque un an, après j’ai voyagé en Norvège.
– ah, on a jamais été par là…
– C’est magnifique… la Norvège surtout.
– Mais ça te manque pas les concerts, les voyages ? J’imagine qu’en tant qu’éleveur c’est pas facile de bouger.
– Non, mais de toute façon, il se passe plein de choses ici aussi. C’est aussi pour cette raison que je suis revenu. Il y a plein de cultivateurs et d’éleveurs bio, il y a des associations, des festivals…
– Autour de Caen, chez nous, il y pas mal de maraîchers et d’agriculteurs bio mais pas autant… c’est notre impression en tout cas.
– Non, c’est vrai qu’ici il y a un réseau… et une vraie dynamique.
Adrien nous parle de son envie d’organiser des concerts, ici à la ferme. Ça c’est déjà fait avec le festival “Du bruit dans les longères”. Il faut voir avec l’évolution de la situation sanitaire…
La matière et le mot
Nos hôtes nous présentent leur ami Christian qui est sculpteur à Préaux. Avant de venir, nous avions découvert certaines de ses œuvres dans leur salon, des objets figuratifs énigmatiques avec des inscriptions absurdes et drôles sur le socle. Nous avions aussi feuilleté un livret qui présentait une œuvre installée dans l’église du prieuré de Sainte Gauburge, à quelques kilomètres de Préaux, en 2008. Elle était composée de plusieurs sculptures, l’ensemble était imposant: une moissonneuse batteuse noire (une vraie), des personnages en tôle et des épis de maïs montés sur des piques. « Faucheurs fauchés » était une œuvre engagée sur les dérives de l’agriculture intensive. Gilbert et Jean avaient participé au montage de cette installation artistique qui avait eu son petit effet dans le coin…
En haut du chemin, la grande verrière sous les arbres, c’est son atelier. Il a l’air un peu raide sur le dessin car il a le dos bloqué.
– Moi j’aime bien la matière. Je bosse beaucoup avec des matières plastiques et du marbre.
– Ah oui, du… plastique ?
– Oui, du PVC. Ça permet vachement de choses, ça a plein d’avantages. D’abord, ça amène de la couleur, ça permet de tenir dehors et puis c’est léger. Moi ça m’arrange parce que je ne peux plus tellement porter les matériaux lourds, j’ai porté tellement de trucs… et voilà le résultat. J’aime bien le rapport entre les matériaux anciens et les matières plastiques. J’aime bien le marbre aussi, bon c’est du marbre de récup. Mais plus ça va, moins j’achète de marbre qui vient de loin. Je recycle des pierres locales. C’est pareil, moi j’insiste jamais là-dessus, mais je me rends compte que depuis des années… j’essaye de faire local. Moins de déplacement, moins d’énergie dépensée…
Gilberte s’exclame : Même pour les expos, tu essayes de faire local. Tu utilises des gens d’ici.
-Utiliser, je dirais pas ça ! (rires)
-Non mais c’est pas le mot ! Ah ah ! Bon ben tu as embarqué dans ton aventure des gens qui t’ont aidé et qui ont pu avoir accès à ton art.
-Oui c’est vrai, mais c’était pas un truc calculé, c’était fait sincèrement et naturellement. Tu peux amener la réflexion là-dessus d’ailleurs… Maintenant, on a perdu le sens du transport parce qu’on a des camions mais ça fait réfléchir sur le fait de déplacer des œuvres lourdes, de faire des expos ailleurs… Est-ce que les gens viennent là, dans ton atelier ou est-ce que tu déplaces les œuvres ? On parle de produits locaux, d’aller acheter sur les lieux de production, du lait, des œufs mais tu vois, tu peux aussi appliquer le principe à l’art.
Il poursuit sa réflexion.
-Si tu veux faire une économie de moyens, ça vient naturellement. C’est du bon sens. Si on prend le marbre de Carrare, les plus beaux marbres qui ont servi à la statuaire ancienne, y en a plus, c’est introuvable. Ça veut dire qu’il y a des matériaux qui n’existent plus, c’est épuisé ! C’est épuisé pour faire des salles de bain de luxe… Ça fait longtemps que je constate ce problème : la raréfaction des matériaux.
Il y a des matériaux de qualité qu’on ne trouve plus pour la sculpture, le bois aussi, c’est compliqué… alors autant travailler avec des matières plastiques à base de pétrole.
-La raréfaction des matériaux, la question se pose beaucoup en architecture aussi et dans la construction.
-Oui, davantage dans la construction, avec l’épuisement des ressources, le sable pour le béton, etc… mais pour l’art, pas beaucoup je trouve. Pourtant les artistes, ce sont pas des gens irrationnels, ils essayent d’économiser les gestes, la matière…
-Bon mais sinon, si tu as pas la rage dans ce métier, faut faire autre chose. Moi je suis persuadé que tu peux faire ce boulot que si t’es en réaction. Faut avoir une fissure intérieure, un truc qui t’insupporte. Moi, ce qui me fascine, c’est les gens qui ont un certain âge, ben ils ont parfois plus la niaque que quand ils étaient jeunes. Ça c’est bon signe. Et puis si tu es d’accord avec tout, qu’est-ce que tu veux faire en art ?