Rasha est arrivée à Caen en 2019. Pour Grand-Format, elle raconte son parcours de la Cisjordanie occupée à la France où elle est parvenue à offrir à ses quatre enfants un autre horizon que celui de l’oppression et de la guerre. Et comment la cuisine, qu’elle pratique aujourd’hui, peut être une façon de résister.
Rasha est assise, bien droite, sur son canapé. À ses côtés, son mari la regarde tendrement et l’encourage. Malgré son français encore un peu hésitant, elle est déterminée à nous raconter son histoire et à travers elle, celle des Palestiniens. Dans l’appartement où elle vit dans le quartier de la Pierre Heuzé, à Caen, nous partons là-bas, en territoires palestiniens, en Cisjordanie, son pays d’origine.
« Fais le taire, sinon je le tue »
L’insécurité, la peur, les intimidations rythment la vie de Rasha depuis qu’elle est petite. Elle se souvient faire le signe V de la victoire avec ses doigts d’enfants à des soldats israéliens qui patrouillent devant chez elle. La scène se passe à Hébron, une grande ville de Cisjordanie occupée par Israël, où elle vit après être née à Jérusalem. Les soldats sont sortis du véhicule, matraque à la main et ont cherché partout la petite qui s’est cachée. Rasha avoue avec un sourire gêné : « Je me suis fait pipi dessus. »
Chaque déplacement dans le pays est une épreuve ; à chaque arrêt, la route peut être bloquée. « Et il ne faut rien dire surtout, sinon c’est trop dangereux. Un jour, mon fils, qui a un peu de caractère, a voulu répondre. Le soldat m’a regardé et m’a dit : « Fais le taire, sinon je le tue ». Tout peut aller très vite. »
Les nuits de ses enfants sont les mêmes que les siennes petite, marquées par l’angoisse, la peur. Rasha se rappelle du bruit des soldats qui viennent chez les voisins ou chez elle chercher quelqu’un. Pourquoi ? « Pour nous faire peur, pour qu’on ne parle pas », dit-elle en signant une fermeture éclair sur la bouche.
« J’avais des enfants sans futur. Je laissais sortir mon fils sans savoir s’il allait revenir. »
« Cherche un autre chemin », disent certains soldats quand ils bloquent l’accès d’une ville à une autre. Cet autre chemin, Rasha l’a pris le 11 décembre 2019, en choisissant de quitter la Cisjordanie pour se rendre en France.
604 jours sans ses enfants et son mari
La France l’attire depuis l’enfance. Elle regarde des séries en français et s’est même inscrite à des cours de français via une association. Un jour, l’association Collectif Palestine propose à sept Palestiniennes et Palestiniens de participer à un échange culturel d’un mois. Rasha est donc accueillie par quatre familles caennaises. Elle voit les écoles, les activités, les structures pour les enfants. Elle voit surtout l’avenir dont elle rêve pour les siens.
Chaque participant a reçu un visa pour cette aventure d’un mois, sauf Rasha qui a bénéficié de trois mois ! Elle voit cela comme un « signe », une « baraka » et décide de repartir en France, à Caen précisément. Sans ses enfants et son mari, qu’elle espère faire venir une fois qu’elle sera régularisée.
Commence alors le parcours long et fastidieux de la demande d’asile. Les entretiens à l’Ofpra, (Office de protection des réfugiés et apatrides), les démarches administratives. « Je pensais que ce serait rapide. »
Rasha a attendu 604 jours avant de retrouver sa famille. Seule à Caen, elle est accueillie en Cada (Centre d’accueil des demandeurs d’asile). « Cette période a été très dure », insiste la jeune femme. À ses côtés, son mari renchérit : « Difficile, très difficile, la petite cherchait sa maman, elle l’appelait chaque jour. Au début, elle pleurait beaucoup. » À l’aéroport, sa fille tient un panneau sur lequel est inscrit 604 jours.
La « baraka »
De la patience, Rasha nous dit en avoir beaucoup. Du courage aussi. Quand on lui demande si elle n’a pas eu peur, elle répond que le pire lui est déjà arrivé. Là-bas, en Cisjordanie. À deux reprises aux barrages, les intimidations des soldats ont fait réagir son corps tellement intensément qu’elle a perdu les enfants qu’elle portait. Dès lors, Rasha s’est vu comme invincible.
Six mois après son entretien à l’Ofpra, elle reçoit un titre de séjour de dix ans grâce au statut de réfugiée politique. Dix ans ! La « baraka » la suit. Elle fait immédiatement les démarches pour être rejointe par sa famille et surtout elle continue ses cours de français et reprend le chemin de son métier d’origine, la cuisine.
Elle se rappelle « pleurer à l’intérieur » quand elle n’arrivait pas à communiquer en français, et être perdue dans Caen, tard le soir, sans savoir comment faire pour rentrer chez elle. Depuis, elle a passé son B1, un diplôme de maitrise de langue française, obligatoire pour accéder à la nationalité française et son permis de conduire.
Transmettre pour ne pas disparaître
Rasha a cuisiné pour de grands groupes comme le Casino Barrière à Deauville. Elle est fière d’y avoir inclus sur la carte quelques plats palestiniens… Elle travaille aujourd’hui à la cuisine centrale de Colombelles. Son fils est dans le commerce, sa grande fille étudiante en génie chimique et ses deux derniers au collège. Un autre horizon que celui de la guerre et de l’oppression s’est ouvert pour la famille.
Sa culture et ce que subit son peuple, Rasha veut les transmettre. Par les plats qu’elle glisse dans les menus, par des poèmes qu’elle écrit, par l’éducation qu’elle offre à ses enfants… Une transmission par des odeurs, des épices, des mots. Sa façon de résister.
Rasha et sa famille manifestent régulièrement, depuis le début des attaques sur Gaza, les samedis dans les rues de Caen. « Après le 7 octobre et l’offensive contre Gaza, les manifestations m’ont apaisée. J’ai crié et ça m’a fait du bien. » Elle aimerait aller plus loin en créant une pièce de théâtre et en écrivant un livre. Elle en est persuadée : si les gens comprennent ce qui se passe là-bas, les choses peuvent changer.
Les échos de Palestine
Rasha est en lien régulier avec sa famille restée en Palestine, mais son statut de réfugiée politique l’empêche de les revoir. Chaque jour, elle entend sa mère lui raconter comment l’existence est devenue plus difficile depuis le début de l’offensive israélienne. L’ONG israélienne pour les droits humains, B’Tselem, parle d’une guerre silencieuse à Hébron, devenu « l’épicentre des tortures israéliennes systémiques ».
Quand sa mère lui dit « qu’il n’y a plus de goût à la vie ici et rien à faire à part attendre la fin » et que sa tante à Gaza explique vivre « comme des animaux », sans électricité et dans le froid, le cœur de Rasha se serre et ne peut qu’espérer, au-delà d’un cessez le feu, « la liberté complète pour toute la Palestine. »
Rasha a beaucoup de rêves : ouvrir un restaurant palestinien et écrire un livre sur son histoire. « Si j’ai réussi à faire tout ce chemin, rien ne peut m’arrêter, tout est possible. » Et là-bas, est-il encore possible de rêver dans les territoires palestiniens ? Rasha n’a pas la réponse.
Nadia Mazari