Face à la mer qui monte sous l’effet du réchauffement climatique, des maisons et des entreprises sont en danger. Quelles stratégies adopter? Depuis plusieurs mois, Grand-Format a parcouru la Normandie pour explorer des territoires qui misent sur l’adaptation plutôt que sur la bétonisation. Un reportage en trois volets, dans la Manche, le Calvados et la Seine-Maritime.
S’opposer
Gouville-sur-Mer, Manche
C’était en février 2020. En une semaine, trois tempêtes s’abattaient sur les côtes de la Manche. A Gouville-sur-Mer, l’attaque répétée des vagues fit s’effondrer une partie de la dune et de la route, entraînant le déplacement la semaine suivante de la ministre de l’Environnement, Élisabeth Borne. Depuis, les camping-cars ont repris position sur la nouvelle aire, reconstruite après le passage de la tempête. Devant la dune, des rochers ont été déposés pour empêcher que la mer ne continue à grignoter la terre.
Faut-il laisser faire la nature et redonner à la mer sa capacité de façonner nos territoires? Ou protéger des zones entières menacées par les tempêtes et les submersions marines? Un peu partout en Normandie, des élus et des citoyens s’interrogent sur la façon de lutter contre la montée des eaux.
Enrochements
A Gouville, deux campings, un privé et un municipal, sont en première ligne face à la mer. Juste derrière, une zone ostréicole immense est potentiellement menacée si la mer pénétrait dans les terres. Les habitations, elles, semblent relativement épargnées par ces risques. La petite ville du bord de mer a d’abord choisi de disposer sur la plage de gros tubes géotextiles pour tenter de protéger la dune. Puis des enrochements ont commencé à être installés face au camping. Après les tempêtes de février 2020, un nouvel enrochement a été disposé par la municipalité, s’opposant à l’État qui ne voyait pas d’un bon œil cette initiative.
« Il y a de réels risques, mais l’humanité sait gérer des risques comme ceux-là, non?»
«Il ne faut pas faire fi des contraintes naturelles, souligne-Dominique Dujardin, président de l’association du Trait de côte de Gouville, à une table du bar des Dunes, sur la cale de Gouville début octobre. Certains sont pour que la mer reprenne ses droits. Mais les contraintes économiques pèsent aussi. Il y a de réels risques, mais l’humanité sait gérer des risques comme ceux-là, non?» L’association qui compte aujourd’hui 400 membres est née d’une observation: la dune s’érode sous l’effet du vent et de la mer. Arrivée dans la région il y a 20 ans, Michèle Cohen, secrétaire de l’association, l’a constaté: «On a vu la dune perdre de 1 à 2 mètres, en quelques années.»
Les bouleversements climatiques sont bien sûr à l’œuvre dans ce phénomène. Des tempêtes violentes, une mer qui monte petit à petit… Mais les ouvrages de l’homme expliquent aussi en partie la détérioration du cordon dunaire.
A quelques kilomètres au nord de Gouville, le havre de Géfosses était un endroit où la mer pénétrait dans la terre. Jusqu’à la construction en 1972 d’une route, devenue aujourd’hui la route touristique du littoral manchois. Deux buses ont été installées sous le pont pour laisser passer l’eau. Mais la mer reste en partie bloquée par cet ouvrage. Et comme elle ne peut plus rentrer dans les terres, sa pression s’accroît plus au sud, sur les plages de Gouville. «Au moment de la construction de la route, les anciens nous avaient prévenus des conséquences de cette fermeture», se rappelle Dominique Dujardin. Mais ils n’ont pas été entendus.
Des sapins pour protéger la dune
A Gouville, l’association a choisi d’agir à son échelle pour protéger la dune, rempart face à l’inexorable montée des eaux. Ses bénévoles ont installé des panneaux pour inviter les touristes à ne pas la piétiner ou s’en servir comme d’un toboggan vers la plage. Avec la mairie, l’association a aussi fait installer des fascines, un tressage en châtaignier pour retenir le sable. Une solution testée à différents endroits sur la côte. «Depuis trois ans, nous proposons aux habitants de récupérer leur sapin de Noël, que nous disposons ensuite au pied des dunes», ajoute Michèle Cohen. A chaque tempête, les sapins retiennent le sable qui vient se déposer sur la dune. «Par endroit, on a gagné plus d’un mètre, un mètre cinquante de sable, et les sapins se retrouvent enfouis sous la dune», se réjouit l’habitante de Gouville.
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Blainville-sur-Mer, Manche
Au sud de Gouville, Blainville sur Mer. Ce jour de début d’automne, les tracteurs défilent tant que la mer est basse. Une vingtaine d’entre eux s’affairent autour des immenses parcs à coquillages, qui sont exportés partout dans le monde. L’activité est là aussi pourvoyeuse d’emplois.
De chaque côté de la cale de Blainville, on constate le phénomène suivant. Au sud, le sable s’accumule, poussé par les courants. Au nord, les fonds se creusent, au pied des rochers qui ont été déposés pour protéger la digue sur laquelle est installée un restaurant. «Cet effet des courants, en creusant les sols, risque de menacer les installations humaines», constate Louis Teyssier, le maire de Blainville-sur-Mer. Les rochers qui protègent un restaurant et des cabanes installés sur la digue pourraient se disperser.
La mer, Louis Teyssier la connaît bien car c’est elle qui le nourrit. Le conchyliculteur partage son temps entre les ventes de coquillages à Paris, le week-end, et ses engagements politiques la semaine. Celui qui est aussi vice-président en charge de la mer de la communauté de communes de Coutances Mer et Bocage se retrouve au cœur d’un projet de réflexion et d’actions expérimentales sur le recul de côtes et le réchauffement climatique. Son nom: Projet partenarial d’aménagement (PPA) du littoral. Au total, 5 millions d’euros, financés à 50% par l’État, dans des zones particulièrement soumises à la montée des eaux, comme à Lacanau et Saint-Jean-de-Luz. Dans la Manche, la première phase du PPA consiste à récolter des connaissances avant de proposer des pistes.
«Les réponses, pour l’instant, nous ne les avons pas. Il faudra expérimenter, se tromper, apprendre de nos erreurs, nous corriger. »
Louis Teyssier a beau connaître la mer, il découvre tous les jours de nouvelles pistes pour comprendre comment fonctionne notre environnement, sous l’effet de l’activité humaine. «Cela m’amène à la plus grande prudence sur nos façons d’intervenir», résume l’élu. «Les réponses, pour l’instant, nous ne les avons pas. Nous avons besoin de beaucoup de compétences et d’humilité. Il faudra expérimenter, se tromper, apprendre de nos erreurs, nous corriger. »
«Emmener toute la population»
Au fur et à mesure que les études sont réalisées, des pistes d’action apparaissent. Faudra-t-il transformer la route qui bouche le havre de Géfosses en un pont, pour laisser à nouveau la mer rentrer dans les terres? Relocaliser le camping de Gouville dans les terres et développer une coulée verte jusqu’à la mer afin de permettre aux touristes de profiter de la plage? Déplacer certaines entreprises conchylicoles de Blainville pour éviter la submersion marine? «Le but du PPA, c’est d’emmener toute la population sur les solutions qui seront choisies», explique Louis Teyssier.
Chaque solution envisagée a ses coûts et ses impacts. Déplacer un camping ou une entreprise conchylicole, c’est devoir retrouver du foncier, à l’abri des eaux, dans une zone qui en manque beaucoup. Les règles d’urbanisme sont en jeu. Le tourisme est aussi l’un des atouts de cette région, où la météo devient de plus en plus supportable par rapport à d’autres régions françaises. Faut-il préserver une plage touristique grâce à l’enrochement, et laisser la mer rentrer dans les terres à d’autres endroits? «Faudra-t-il que les collectivités achètent des biens menacés par la montée des eaux, pour les détruire?, s’interroge Louis Teyssier. Mais avec quels fonds? Dans certaines zones, des propriétaires de maisons secondaires peuvent courir le risque d’une inondation ponctuelle, certains jours de l’année.»
La crainte d’une tempête
Dans la région, la crainte d’une tempête avec de forts vents d’ouest et une grande marée inquiète particulièrement. «C’est une menace permanente qui peut arriver du jour au lendemain», résume Louis Teyssier. Et dont les élus doivent tenter d’anticiper et réduire les conséquences. «La catastrophe est possible mais n’est pas inévitable. Puisque l’Homme est à l’origine du problème, il peut apporter une part de la solution. On ne peut pas laisser la nature faire», affirme l’élu qui se rappelle d’une grande tempête du 15 et du 16 octobre 1987 où la marée avait détruit les installations des conchyliculteurs. «C’est l’océan qui nous fait ou nous défait.»
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Agon-Coutainville, Manche
Au sud de Blainville-sur-Mer, la commune d’Agon-Coutainville. La ville s’est construite face à la mer, grâce à des digues. Au fil du temps, de nombreux enrochements ont été effectués pour protéger la digue. 35000tonnes de blocs de granit ont été déposés entre 2015 et 2017. Ils contiennent la mer… pour quelques temps. «Aux extrémités des enrochements, le sable s’érode plus rapidement qu’ailleurs, et cela empire la situation», remarque Michel Pfeffeir, adjoint au maire en charge du littoral. Régulièrement, la commune réensable ses plages. C’est coûteux (40 000€ pour 10 000 mètres cubes de sable récolté à quelques kilomètres), et là aussi temporaire: il faut recommencer tous les ans. «On a mis en place des rangées de poteaux, au nord. Ce n’est pas la panacée, mais ça casse les vagues et cela bloque le sable qui est remué par les vagues», explique Michel Pfeffeir. L’élu attend les conclusions de l’étude du PPA pour guider les choix politiques: quelles zones doivent être protégées? Et lesquelles peuvent être laissés à la nature?
Pour l’instant, c’est plutôt un risque de submersion temporaire que pointe du doigt Michel Pfeffeir: de l’eau qui pénétrerait dans les habitations le temps d’une grande marée, mais qui n’abîmerait pas les logements qui sont construits face à la mer. D’ailleurs, face à la mer, des terrains continuent d’être construits. Des permis de construire ont été accordés au cours des derniers mois, malgré les risques connus liés à l’élévation du niveau de la mer. «Pour le moment, le Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) n’interdit pas la construction dans cette zone, explique le maire-adjoint. Lors de la révision du PLUI, ces conditions vont devenir plus rigoureuses… Mais certains habitants l’anticipent en lançant des projets avant que ce ne soit plus possible.» Les maisons avec vue sur mer continuent à faire rêver.
Face à la mer, des prix qui ne baissent pas
A Agon-Coutainville, des biens face à la mer peuvent se vendre entre 1,2 et 1,3 million d’euros, raconte chez nos confrères une agente immobilier. Contre 350 000 euros il y a quelques années. Même si les maisons en bord de côte sont menacées de submersion dans une cinquantaine d’années, ce risque n’a pour l’instant pas d’influence sur les transactions immobilières. Partout en Normandie, les prix en bord de mer continuent d’exploser, d’après les notaires. «Dans bien des cas, les gens ne se rendent même pas compte qu’ils sont exposés à ce genre de risques», explique dans Ouest France la géographe Eugénie Cazaux, qui a mené sa thèse sur la prise en compte des risques côtiers par le marché immobilier. Or les communes pourront acheter les biens avec une décote.» C’est ce que prévoit notamment la loi Climat et résilience, promulguée en août 2021. En France, d’après la députée Sophie Panonacle, 500 biens seraient directement menacés par la montée des eaux dans les cinq ans à venir. Et un million se situeraient sur une bande de 200 mètres, elle aussi menacée sur le long terme. Qui paiera les dommages en cas de déménagement forcé ou de tempête?
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Regnéville, Manche
Avec ses vieilles maisons en pierre, Regnéville-sur-Mer, au sud d’Agon Coutainville, semble bien paisible. Ici, la mer rejoint deux fleuves, la Sienne et la Soulles, et forme le havre le plus grand de la côte ouest de la Manche. C’est autour de Regnéville que l’association Territoires pionniers organise au cours d’un jour d’hiver ensoleillé, l’une de ses balades à vélo pour découvrir un territoire et ses enjeux.
Du haut d’une colline, Etienne d’Anglejan, architecte et chef de projet recomposition, résilience et littoral à Coutances Mer et Bocage, explique que si le problème de l’élévation du niveau des mers pose tant d’interrogations aujourd’hui, c’est bien parce que les humains ont envahi progressivement un territoire qu’ils se refusaient à occuper jusqu’alors. « A la fin du 19ème siècle, le tourisme a commencé à se développer, et les stations balnéaires avec. » Jusqu’à la fin du 19ème siècle, les centre-bourgs étaient installés sur les hauteurs, à distance de la mer. « Les usages du littoral étaient passagers : on allait y déposer ces casiers en osier pour capter le poisson, on y extrayait de la tangue pour fertiliser les terres, on y faisait pâturer ses animaux… mais sans jamais s’y installer. »
Les années 1950 voient se développer une urbanisation de ces zones basses. « On a urbanisé dans des secteurs où l’on savait qu’il y avait des risques », souligne Etienne d’Anglejan, du haut des collines qui surplombent Hauteville-sur-Mer. En contrebas, des pré-salés où paissent des moutons sont désormais menacés de submersion, comme la ferme qui les exploite. « On travaille avec le Conservatoire du littoral pour acquérir la ferme à l’amiable et accompagner les agriculteurs dans un projet de relocalisation ». L’objectif est de trouver le bon équilibre entre la sauvegarde d’activités économiques et l’anticipation des risques. Et de gagner du temps face à la catastrophe. « Si on laisse passer la mer sur toute activité économique en abandonnant toute gestion, alerte Etienne d’Anglejan, le risque est d’aller aux devants de catastrophes humaines à court terme.»
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La suite de notre enquête, à Caen, sera publiée la semaine prochaine.