Le gilet jaune de la station

Publié le 1 décembre 2023

Marylène Carre Illustration : Marine Duchet

Des lendemains qui déchantent. Il y a cinq ans, le mouvement social des Gilets jaunes éclate avec des demandes diverses selon les individus et les ronds-points. Parmi eux, Benoit, un jeune soudeur, va tout perdre dans l’action. Tout, sauf sa colère.

Samedi 29 décembre 2018, acte VII. Près de 200 Gilets jaunes tentent d’empêcher l’accès au centre commercial de Rots, près de Caen, en se positionnant sur la Nationale 13. La cible n’a pas été choisie au hasard. Quelques jours plus tôt, la direction a décidé de sanctionner l’un de ses salariés pour son appartenance au mouvement des Gilets jaunes. L’action se transforme en face à face avec les forces de l’ordre à la hauteur de la station-service Total du centre commercial. Six gendarmes seront blessés, six de leurs véhicules endommagés.

Ce jour-là, Benoit se trouve au cœur de l’action.

Depuis le début de la matinée, la tension est montée crescendo. Le face-à-face est explosif. D’un côté, une centaine de Gilets jaunes envoient œufs et bombes de peinture. La police rétorque par des gaz lacrymogènes. Les manifestants s’emparent de pierres.

Benoit surgit au cœur des échauffourées. Il lance :

«Ça suffit ou je fais tout péter »

Des gens qui ont la même colère que moi

« Je m’appelle Benoit, mais on m’appelle Beubeu. J’ai 34 ans aujourd’hui. Je suis à la base soudeur, broyé par le système judiciaire. Je ne sais pas si je me suis un jour affiché gilet jaune, je l’ai plus porté par solidarité, avec toutes ces personnes contestataires, pour dire que moi aussi, j’en ai ras le bol. Ce sont mes premières manifestations. Je retrouve des gens qui, comme moi, finissent le mois à découvert. Cela me donne une force que, tout seul, je n’ai pas.

La première fois, c’est le rond-point bleu à Ifs. J’y vais seul après le travail. Mais très vite, je retrouve quelques connaissances et surtout je me fais de nouveaux amis. Des gens de mon niveau. Des gens qui ont la même colère que moi, enfouie depuis des années. Au départ, je suis comme tout le monde. Quand on te demande de partir des lieux qu’on bloque, tu te mets à genoux, tu lèves les bras et tu t’en vas en disant que tu ne veux pas de violence. Tu te retrouves gazé avec papi, mamie et leurs petits-enfants et la colère est là.

« Tu te retrouves gazé avec papi, mamie et leurs petits-enfants et la colère est là.»

Au fur et à mesure qu’on se fait virer des ronds-points, la colère grandit parce qu’à chaque fois on en prend injustement plein le nez. Petit à petit, c’est monté crescendo. Les modes d’action, c’est déjà de se protéger, se munir de boucliers, acheter des masques à gaz. Quand on comprend que la défense ne suffit pas, on se dit que nous aussi on va attaquer. On commence par renvoyer ce qu’on reçoit et après on crée nos propres projectiles.

Bloquer des gens, ça ne m’intéresse plus. Avec d’autres, on a décidé d’aller bloquer quelque chose qui touche l’État et ce qu’on a de plus proche, c’est la raffinerie de Caen. On l’a bloquée une petite semaine, une première fois mi-décembre. Puis une deuxième fois avant Noël. Les forces de l’ordre sont arrivées surarmées. On ne s’est pas laissé faire et ça a dégénéré. Mais moi, j’avais pas encore débordé à ce moment-là. Après, il y a eu le blocage de la galerie commerciale de Mondeville. C’est là que ça a commencé à chauffer entre moi et les forces de l’ordre. Il y a eu le premier blessé au flashball. J’ai commencé à lancer des pierres, des écrous.

Rafale de jets de pierre

Le samedi 29 décembre 2018, manifestation en centre-ville. On décide de bloquer en force le supermarché Cora de Rots, où un salarié Gilet jaune a été soudoyé par sa direction pour qu’on ne vienne pas bloquer. Forcément, les gendarmes nous attendent. Certains ont commencé à lancer des œufs et des bombes de peinture. Moi je suis coincé devant, je lance ce que j’ai entre les mains : une barrière de police. Ils nous repoussent jusqu’à la station Total. Je ne vous raconte pas le gaz, les flashball. Vu qu’on est attaqués, on riposte par une rafale de jets de pierre. On est une bonne quarantaine de Gilets jaunes; ça pleut. Les gendarmes essaient de nous encercler. Moi pour essayer d’arrêter ce vacarme, je me suis mis entre les deux camps et j’ai dit : «ça suffit ou je fais tout péter.»

Je suis blessé par un jet de pierre à l’arcade sourcilière et je tombe. Je me fais exfiltrer par deux camarades qui m’évacuent jusqu’au poste pompier. Je vais me faire recoudre au CHU. Au moment de présenter mes papiers, je prétexte une pause clope pour m’échapper. Je fais du stop jusqu’à ma voiture où j’avais laissé mon téléphone. Les copains sont partis en centre-ville, j’y vais. Nouveaux affrontements avec les forces de l’ordre. J’arrive à m’échapper, je sors de situation difficile même des gens que je ne connais pas. Il y a de l’entraide, de la solidarité, c’est fort.

Comparution immédiate, direction Duparge

Le 8 janvier 2019 à 9h45, je suis interpellé chez mes parents. Parce qu’à ce moment-là je me suis retrouvé à vivre chez mes parents, c’est dire la situation financière dans laquelle j’étais. Une bonne dizaine de gendarmes, avec l’arme au poing, nous menacent si on n’ouvre pas la porte. Ils rentrent et me plantent au sol, les genoux dans le dos. Terroriste quoi. Ils me disent, tentative d’homicide volontaire. Je demande pour quelle raison. Ils me disent que j’ai menacé de faire péter une station. Mais c’était du bluff !

J’ai passé 96 heures en garde à vue. Je suis passé au tribunal correctionnel en comparution immédiate le 11 janvier 2019 et ils ont demandé l’incarcération directe. J’étais dangereux.
Le 1er février 2019, trois semaines après mon incarcération, je passe en jugement.»

Benoit comparait pour dégradation, violence sur gendarmes et tentative de destruction par incendie.

« Un jugement presque bâclé. Je suis prévenu mais présumé coupable. L’avocat commis d’office ne s’occupe pas de moi. Si t’as de l’argent, tu peux te défendre, si t’en n’as pas, tant pis pour toi. Je prends 36 mois dont 30 fermes. C’est dur. Deux ans et demi pour des mots, c’est cher payé. »

En garde à vue, Benoit se dit «prêt à mourir dans l’explosion». Durant son procès, ses intentions sont moins claires : «J’ai bugué» dira-t-il. La vidéo surveillance le montre vidant le reliquat de quatre pompes à essence sur le sol puis s’agenouillant, un briquet à la main.


Benoit fait appel et le 5 juin 2019, dans un contexte plus apaisé, la cour d’appel de Caen revoit le jugement à la baisse : 18 mois avec sursis.

«L’hiver, y’a de la glace dans la cellule. »

«Je suis rentré à Duparge (maison d’arrêt de Caen) le 11 janvier et j’ai eu le premier contact téléphonique à la mi-mars et le premier parloir fin avril. Faut savoir que j’étais rentré avec seulement les affaires que j’avais sur moi et ma famille avait voulu me donner un premier sac de linge qui a mis un mois à arriver. Je suis tombé dans ma cellule avec un autre Gilet jaune et on arrivait à passer de bons moments ensemble. J’ai essayé d’occuper le temps avec tout ce qu’on peut, par la lecture, l’écriture. On sait tous que Duparge, c’est insalubre (ndlr : la maison d’arrêt ferme définitivement ses portes en novembre 2023 au profit du nouvel établissement pénitentiaire Caen-Ifs). C’est pas une prison, ce sont des cages. L’hiver, y’a de la glace dans la cellule, tu crèves de froid et l’été tu crèves de chaud. Tout est régi par le cantinage (l’argent qui est envoyé par les proches). J’avais les soutiens de ma famille et l’Antirep (CROC – contre la répression organisation collective) qui gérait le côté pénal de mon affaire. Des collectes ont été faites pour me soutenir. J’ai reçu 387 lettres en 15 mois, j’ai pas pu répondre à tout le monde. Ça fait chaud au cœur. C’est la famille, des gens que je ne connais pas, des encouragements. On sait pourquoi on se bat.

Sortie de prison

Je suis sorti le 27 mars 2020, après quinze mois de détention, dont un mois de mitard (cellule d’isolement). J’ai eu la chance d’avoir une super conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) qui m’a accompagné durant ma détention. Elle a essayé de comprendre ma situation et a fait le tampon avec le juge d’application des peines. À la sortie de prison, j’étais assigné à résidence pendant un mois et demi dans un appartement de 50 m2 sur Caen. Je n’avais plus le droit de manifester ni de rentrer en contact avec des Gilets jaunes. Et du jour au lendemain, je me suis retrouvé tout seul…

On est cinq enfants issus d’une famille recomposée. Ma mère souffre d’une maladie dégénérescente. Je suis arrivé à dix ans à Thury-Harcourt. Adolescent, j’ai commencé par avoir quelques soucis avec les bleus (policiers). Je me suis tapé des amendes, des rappels à la loi, des heures de TIG (travail d’intérêt général). Ils m’ont ressorti ça au procès, treize ans après… J’étais fiché d’avance. Pourtant je m’en étais sorti. J’avais passé un BEP agricole, mais c’était pas bon pour mes genoux. J’ai travaillé comme livreur de pizza, technicien dans un camping et à 27 ans, j’ai passé une formation de soudeur en utilisant mon compte formation. Je voulais faire ça depuis tout petit. J’ai travaillé pendant un an comme soudeur et le mouvement des Gilets jaunes a commencé. Quand je me suis retrouvé en prison, j’ai perdu ma qualification qui doit être renouvelée par l’employeur tous les ans. Ça me couterait 10 000 euros de passer la qualification, j’ai pas les moyens et j’ai épuisé mes droits à la formation.

Dans mon CV, j’ai un trou de presque deux ans et ça pose problème

Je dois rembourser les parties civiles : les gendarmes, les dégradations à Cora, les soins médicaux du petit papi qui tenait la station, plus de 20 000 euros au total. J’ai remboursé 3 500 euros pour le moment, je les paierai toute ma vie à ce rythme-là.

J’enchaine les petits boulots, et Pôle Emploi, qui ne couvre pas tous mes frais. Dans mon CV, j’ai un trou de presque deux ans et ça pose problème. J’avais trouvé un poste de soudeur par intérim chez Renault Trucks à Blainville, pendant presque six mois. C’était parfait. Mais ils ont eu une baisse de commandes, plus besoin de moi, au revoir. Les intérimaires, on est les premiers à sauter. J’ai retrouvé un boulot pour trois semaines à 60 kilomètres de chez moi, ce qui fait qu’avec l’essence, je touchais à peine le smic.

«Je suis sorti de la boite, mais je suis toujours enfermé dehors. »

Personnellement, ça m’a broyé. Je suis sorti de la boite, mais je suis toujours enfermé dehors. Ça m’a désociabilisé. Je ne regarde plus les infos car plus rien ne m’étonne ni ne me choque. Je ne réagis plus. Alors je préfère rester seul chez moi. Les Gilets jaunes, c’était un collectif où il avait de l’entraide, de la solidarité. Avec des arrestations, des amendes, des interdictions de manifester, le gouvernement a cassé tous ces gens-là pour faire peur à tout le reste. L’État nous isole. Je n’ai pas le choix que de me faire tout petit parce que demain, la moindre chose que je pourrais faire, ils me retomberont dessus.»

Extraits d’un enregistrement réalisé par Marylène Carre, Yohan Leforestier et le CROC (Contre la répression organisation collective).