Les agriculteurs se suicident beaucoup plus que le reste de la population française. Face à ce constat, des associations s’organisent pour décrypter les sources de cette souffrance, apporter du soutien psychologique et mettre en place des accompagnements.
Le vent est si faible qu’on n’entend même pas les cliquetis des cordes et des mousquetons contre les mâts des bateaux de plaisance. Seuls les cris des mouettes viennent perturber le silence de ce lundi matin. L’hiver approche mais l’air est encore doux. Un retraité nettoie son petit navire, dans un désert de coquilles flottantes. Ce petit port de Ouistreham marque la séparation entre cette ville de 9300 habitants et la campagne. D’un côté, une haie dissimule l’estuaire de l’Orne, où l’on entend par moment le claquement des fusils des chasseurs, et de l’autre côté, les magasins maritimes puis des rangées de maisons.
On est bien loin du champ de vaches et de la salle de traite. Pourtant, quelque chose ici relie le monde de la mer et le monde agricole: c’est un voilier à la coque bleue marine amarré au ponton B, sur lequel on peut lire «Le Saga», suivi du slogan «Du paysan à l’océan». Ce bateau permet à des agriculteurs en difficulté de prendre un bol d’air en mer , de se changer les idées à bord, aux côtés de Florentine Leloup, à l’origine de l’association.
Pour la jeune femme, le bateau c’est d’abord une histoire de famille: «Mon grand-père a construit ce bateau dans les années 80. Avant la fin du chantier, il y a eu un accident. Le système de remorquage à lâché et il a été paralysé», raconte-t-elle. Quarante ans plus tard, elle a récupéré le bateau, monté une association et voilà qu’en juillet 2020, il était à nouveau sur l’eau. Pour Florentine, il fallait un projet qui ait du sens avec un accès à bord pour les personnes en fauteuil. «Alors on a recherché des sponsors, pour financer les travaux. C’est Fair France qui a répondu à notre appel, une marque de lait équitable, détenue par les producteurs.»
Là, Florentine comprend le lien primordial entre la terre et la mer: si la terre est polluée, la mer le sera également. Selon elle, un des grands problèmes écologiques majeurs aujourd’hui, c’est la désoxygénation des océans. La vie disparaît où il y a un manque de CO2. «Cela est notamment produit par l’arrivée massive d’intrants dans l’océan qui peuvent venir de l’agriculture, explique la navigatrice. Les agriculteurs détiennent le pouvoir d’y remédier. Mais on ne peut pas demander à ceux qui ont la tête sous l’eau de faire des efforts et de sauver l’océan»
Une souffrance ancienne et des causes multiples
Pour Florentine, la solution, c’est d’abord de venir en aide aux agriculteurs qui souffrent. Les sorties en mer à bord du Saga sont donc à destination des agriculteurs en difficulté. «Le bateau, c’est un huis clos quand on est en mer, ça peut faire du bien. C’est aussi un moyen de rompre avec l’isolement dont peuvent souffrir les agriculteurs.»
Ce mal-être qui traverse cette profession n’est malgré tout pas nouveau. Selon le sociologue Nicolas Deffontaines, le taux de suicide chez les agriculteurs est particulièrement élevé depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. Et les agriculteurs se suicident bien plus que le reste de la population. En 2021, la MSA (Mutualité sociale agricole) produisait une étude comparative portant sur les suicides chez les assurés agricoles et chez les assurés de l’ensemble des régimes de protection sociale. Selon ce rapport, «les consommants du régime agricole de 15 à 64 ans ont un risque de mortalité par suicide supérieur de 43,2 % à celui des assurés tous régimes».
D’après Nicolas Deffontaines les raisons de la souffrance ne sont pas uniquement d’ordre économique. «Les raisons sont variées, complète Annie Pasquier, de Solidarité Paysans. Il y a les difficultés techniques, l’endettement, l’isolement, les problèmes familiaux, la santé… Quand un agriculteur ne peut plus monter sur son tracteur, cela peut faire de lourds dégâts.» La détresse peut aussi venir d’aléas imprévisibles, notamment liés au réchauffement climatique: «Cette année par exemple, des gens ont subi la sécheresse», rapporte la bénévole. Alors, la production baisse et le salaire ne suit pas toujours.
«Parler d’argent, c’est comme parler de la mort, chez les agriculteurs, on n’en parle pas»
Alexandre Leviautre pousse la porte du bureau qui donne sur le hangar principal de sa ferme éclairé par la lumière blafarde des néons. À peine assis, alors que le café se prépare, l’agriculteur annonce: «Parler d’argent, c’est comme parler de la mort, chez les agriculteurs, on n’en parle pas». Alors, quand financièrement ça ne va pas, on n’en parle pas non plus et la loi du silence semble prévaloir. «Il y a la peur de passer pour un bon à rien auprès des autres agriculteurs et la pression du coup d’œil extérieur. On a peur des échecs personnels alors qu’on y est parfois pour rien, explique-t-il. Nous, quand on a commencé à parler, on s’est rendu compte que d’autres avaient aussi des soucis!»
«C’est sûr que la pression du monde agricole existe et certains ont honte de leur situation», complète Pierre Aubril, porte parole de la Confédération Paysanne dans la Manche et producteur laitier bio à la retraite. C’est son fils qui a aujourd’hui repris sa ferme. Elle se situe en bordure d’une départementale un peu sinueuse, à une vingtaines de minutes de Valognes (Manche). Par endroit la route est surélevée, comme pour passer au dessus d’un cours d’eau. Tout autour, les marres et les ruisseaux foisonnent. Des roseaux sortent des fossés gorgés d’eau. Un panneau, sur le bord de la D15 indique «Marais du Barbut». Pierre Aubril poursuit: «Il y a plusieurs années, on déposait les bidons sur le bord de la route pour le collecteur. Plus on avait de bidons, plus on pouvait être fier, c’est qu’on avait un beau cheptel. Certains mettaient des bidons à moitié plein pour avoir plus de bidons sur le bord de la route…» Pour l’ancien laitier, la pression interne au métier est davantage présente quand on ne rentre pas dans les rangs de la productivité: «On a reçu une éducation de nos parents qui ont cru en un modèle. Ce modèle, c’est produire plus, avoir le plus gros tracteur. Quand on n’est pas dans le moule, il faut de la force de caractère pour tenir et exister.»
Délier la parole
Si la honte prend souvent les devants, cela n’aide pas à trouver des solutions, être aidé. «Souvent les agriculteurs font appel à nous trop tard, regrette Annie Pasquier. Ils pensent qu’ils vont réussir à s’en sortir tout seul. Il y a une certaine fierté peut-être.» Quand un agriculteur se tourne vers l’association, une grande partie de la mission est l’écoute. Deux bénévoles vont à la rencontre de la personne qui demande de l’aide, chez elle. «Ce sont le plus souvent d’anciens agriculteurs, alors on parle le même langage, ça aide», détaille la retraitée. Ensuite, un accompagnement est proposé. «Au final, c’est toujours à l’agriculteur concerné de décider», précise Annie Pasquier.
Que ce soit se tourner vers une association ou monter sur un bateau pour prendre l’air: des réseaux existent pour sortir de l’isolement, parler de sa détresse. «À bord d’un bateau, on est coupé du reste du monde et il peut se passer de belles choses humainement. Le lien fait du bien», déclare Florentine Leloup, de l’association Saga. Quand on a la tête dans le guidon, on n’a pas le temps de se parler.» Alors prendre la mer c’est un moyen de délier la parole et peut-être de permettre à certains d’aller un peu mieux.