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Ils produisent de la Meuh Cola, accompagnent des chantiers participatifs de rénovation, conçoivent des fours solaires… Grand-Format vous raconte l’histoire de trois normands qui développent, dans leur quotidien, une approche low-tech : des technologies peu énergivores, accessibles, et durables pour répondre aux enjeux environnementaux et humains de notre époque.
La Limeuhnaderie Solibulles : du soda équitable à la ferme low-tech
De la création de la Meuh Cola à l’installation dans une ferme laboratoire face au Mont-Saint-Michel, le parcours de Sébastien Bellétoile incarne une quête radicale de cohérence écologique et sociale. Son aventure dessine les contours d’un entrepreneuriat où la performance économique rime avec humilité devant le vivant et innovation low-tech pour réduire et apaiser notre impact.
L’histoire commence par une reconversion significative. Sébastien Bellétoile, après dix ans dans un bureau d’études de carrosserie automobile, quitte un monde où « je ne me faisais plus plaisir au boulot ». Sa sensibilité au bio et à l’environnement le pousse vers un projet de vente en ligne de produits bio artisanaux en commerce équitable, puis vers un autre défi : créer sa propre recette face aux géants des sodas, avec des critères stricts – « du bio sans caféine et sans acide phosphorique ». Pendant des mois, il mène des essais, « 70 litres d’essai et j’ai pris quatre kilos en quatre mois ! », se remémore-t-il en souriant. Cette phase d’expérimentation artisanale forge sa méthode : tester, goûter, comparer, persévérer.
En 2009, le succès est au rendez-vous sur le marché de Granville. La Meuh Cola est née. Mais pour Sébastien, ce n’est qu’une première étape. Déjà, l’artisan pressent que la véritable durabilité dépasse la simple qualité du produit.
Sébastien et ses deux ânes dans le verger de l’entreprise familiale à Dragey-Ronthon.
La Limeuhnaderie : un écosystème global
L’installation à Dragey-Ronthon dans la Manche, dans une ancienne ferme équine qui domine la baie du Mont-Saint-Michel, marque un tournant décisif. Ce nouveau site n’est pas qu’un simple lieu de production agrandi : c’est la concrétisation physique d’une philosophie en mouvement.
La ferme s’étend sur deux hectares au cœur du marais de la Claire Douve, « un espace sensible et précieux, véritable cœur d’une oasis de biodiversité ». Dès l’arrivée, le visiteur est saisi par cette cohabitation entre l’atelier de production et la nature préservée. La limonaderie, cœur économique de l’activité, n’occupe qu’une partie modeste des lieux. « Quand on s’installe dans un tel lieu, on ne peut plus avoir la même relation au travail et à la production, confie Sébastien. La nature cesse d’être un décor pour devenir un interlocuteur permanent. »
Meuh Cola se déguste aussi sur place grâce à la vente directe.
Le Verger Punk : laboratoire du non-agir
Parmi les espaces les plus symboliques de la ferme, le « Verger Punk » résume à lui seul l’évolution de la pensée de Sébastien. Planté en janvier 2023, ce verger expérimental s’inspire directement de la philosophie d’Eric Lenoir, paysagiste-jardinier. « Le principe, c’est de ne pas se fatiguer plus qu’il ne faut en laissant la nature faire à notre place », explique-t-il. On y trouve des agrumes résistants au froid, des vieilles variétés de pommiers, des fixateurs d’azote comme l’argousier.
« C’est la liberté : s’émanciper des fausses croyances, aller à contre-courant, expérimenter selon son intuition », poursuit-il. Cette approche dépasse le cadre du jardinage pour devenir un principe de vie. Le verger est aussi un banc d’essai pour les futures recettes de soda et un écosystème vivant qui se met en place. « Dans deux, trois ans, on va avoir plein de pommes. Donc ça veut dire qu’on pourra proposer à nos clients de belles pommes pour pouvoir faire des pâtisseries… on ne sait rien de ce qui va advenir, mais on se prépare à tout. »
Monet et Nestor, collègues à sabots
L’arrivée en 2024 de deux ânes du Cotentin, Monet et Nestor, représente une nouvelle étape dans cette recherche de cohérence. Ces « Âmes du Cotentin », comme les surnomme affectueusement l’équipe, ne sont pas des animaux de compagnie mais de véritables collaborateurs. « Nous menons une transition paysanne en douceur, avec pour alliés deux valeureux ânes », explique Sébastien. Leur choix est mûrement réfléchi : « Ces ânes, classés en voie de disparition, représentent aussi pour nous une alternative écologique aux engins motorisés ».
Leurs missions sont multiples : débroussaillage respectueux, production d’engrais 100% bio, aide aux travaux agricoles. Mais au-delà de leur utilité pratique, les ânes jouent un rôle social fondamental. « Quand tu vas prendre soin des ânes, ce n’est pas le même impact que quand tu vas passer quatre heures en production », note Sébastien. Ces moments de connexion avec le vivant deviennent des temps qui temporisent, des parenthèses de respiration dans le flux de travail.« Ce sont de véritables médiateurs et révélateurs de lien pour les humains : un anti-stress naturel (testé et approuvé par l’équipe) et un booster de motivation pour venir travailler. »
La limonaderie, entre high-tech et low-tech
Si la ferme incarne une nouvelle dimension de l’aventure, la production de sodas reste le moteur économique. Pour autant, l’atelier n’est pas le centre unique de l’approche low-tech, mais l’un de ses multiples visages. L’implication récente dans la méthode TELED (Tâche Énergivore Lorsque l’Énergie est Disponible), développée par Arnaud Cretot et Loic Perochon, illustre cette approche systémique. « Les panneaux photovoltaïques déjà installés montrent qu’on a déjà changé nos modes de production, mais qu’il faut aller plus loin », explique Sébastien.
Au-delà de l’optimisation énergétique de la ligne de production, il faut réfléchir autrement : adapter les outils pour consommer moins, mais aussi adapter les temps de production pour s’aligner sur les moments où l’énergie produite naturellement est disponible. Auparavant, Sébastien produisait en fin de journée car la baisse des températures nécessitait moins d’énergie pour refroidir ses productions. Après analyse, il s’avère qu’il est préférable de refroidir quand l’énergie est disponible, plutôt entre 12h et 15h. Un outil technologiquement avancé – qui permet de gérer seul la mise en bouteille, l’encapsulage, l’étiquetage et la mise en carton – et une approche basée sur les rythmes naturels permettent d’avancer sur tous les fronts : réduire la consommation électrique de 40%, faciliter le travail, libérer du temps et préserver la santé des opérateurs.
« Pour moi, la low-tech, c’est du bon sens, résume Sébastien. C’est une approche où tu vas réfléchir, observer et puis expérimenter. » Ce besoin de comprendre comment les choses fonctionnent est essentiel car cela les rend durables, réparables, améliorables et… robustes.
La mutualisation comme principe de résilience
Cet objectif de « robustesse face au culte de la performance« , comme le définit Olivier Hamant, résonne chez Sébastien. Pour lui, « être robuste seul, ça ne sert à rien ». Cette conviction l’a conduit à partager largement le savoir-faire accumulé. La création d’un groupement d’intérêt économique, qui fait de la Meuh Cola un semi-grossiste au service d’un écosystème d’artisans, en témoigne. Cette activité permet à de petits producteurs, souvent fragilisés par des tentatives infructueuses de commercialisation, de trouver un appui. Cette mutualisation concerne la prospection commerciale comme la logistique, permettant d’accéder à des marchés autrement hors de portée. En transformant une vulnérabilité individuelle en force collective, Sébastien a bâti, sans même en avoir pleinement conscience, une résilience systémique : la capacité d’un écosystème à absorber un choc et à se réinventer ensemble.
« Si le temps est favorable à une sortie pour aller faire du surf, il est plus que nécessaire de le faire.»
Chez Solibulles, l’histoire s’écrit en famille, Sébastien travaille aux côtés de ses deux fils.
Cette recherche d’équilibre et de cohérence questionne le modèle même de l’entreprise performante. Il faut intégrer le bien-être humain, car c’est le cœur de l’activité, et être en accord avec la nature qui est notre ressource. On ne peut plus avoir de vision court terme, il faut tout penser sur le temps long et prendre le temps de faire et d’expérimenter. Cela transforme en profondeur le rapport au travail et même si la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle se brouille, elle se fait dans un sens positif car elle a du sens.
Conscient que la richesse d’une entreprise réside dans ses salariés, Sébastien a à cœur de privilégier cet aspect. « À un moment donné, j’ai compris que la ressource principale, chez nous, ce sont des personnes. » Cette prise de conscience a été nourrie par sa relation avec Noémie, son associée et compagne, qui a su apporter le cadre nécessaire pour optimiser l’organisation. « Noémie a mis en place des choses qui nous permettent de sanctuariser des moments hors de la production, elle est précieuse« . Cette adaptation dans l’organisation du travail, qui respecte les rythmes naturels, s’applique à toutes et tous, quel que soit le statut dans l’entreprise.
L’avenir se construira avec le vivant
Aujourd’hui, la ferme fonctionne comme un organisme vivant, où chaque élément interagit avec les autres. Les ânes entretiennent les terres, le verger fournira les futures recettes, la mare en projet accueillera une biodiversité complémentaire et les humains organisent cet écosystème. Ce qui frappe, c’est la vision 360° de la Limeuhnaderie : la mémoire avec le tiny musée, la confiance avec le meuhgasin autonome, la nature avec le jardin punk, le vivant avec les ânes, les optimisations énergétiques du site de production…
Pour Sébastien, cette évolution est naturelle. « Quand tu sais qu’il y a plein de scientifiques qui prévoient des famines en Europe dans les 20 ans qui viennent, l’approche ici, elle est de dire qu’est-ce qu’on peut produire localement pour préserver la planète et réduire les risques. » Son parcours montre qu’il n’y a pas de contradiction entre l’innovation et le retour à des méthodes anciennes. « On peut se dire que peut-être dans 10 ans, on fera principalement ici de la cueillette », imagine-t-il.
Le modèle pourra changer, les pratiques évoluer, mais l’essentiel restera : cette conviction que l’avenir se construira en écoutant le vivant plutôt qu’en voulant le dominer. La low-tech est un art de vivre, de voir et d’interagir avec le monde qui nous entoure.