« Elle, c’est Bulle, la première vache qui est née à la ferme après l’abattage total. Elle signifie pour nous le début de la fin de la misère. » Tom Hoppenreijs montre une génisse de 8 mois en versant des céréales dans l’auge de la stabulation. Bulle est un signe d’espoir dans cette ferme qui a fait abattre ses 150 vaches et veaux début 2024. À l’abattoir, deux bêtes ont été confirmées comme porteuses de la tuberculose bovine. « En quatre mois, tout notre travail de sélection très pointilleuse pour parvenir à avoir une production de qualité et des animaux avec qui nous pouvons travailler, a été balayé. C’est dur de s’en remettre », raconte Tom aux côtés de son père, Harrie.
« Beaucoup de mes camarades ne voudront pas se lancer dans l’élevage sur un territoire touché par cette bactérie. »
Tom a 21 ans, il étudie en BTS agricole à une dizaine de kilomètres d’ici et travaille en alternance dans l’exploitation familiale. Il aimerait prendre la suite de ses parents. Mais la tuberculose bovine pourrait-elle le dissuader ? « C’est un gros point noir pour l’avenir. Cela fait peur, raconte le jeune homme. Beaucoup de mes camarades ne voudront pas se lancer dans l’élevage sur un territoire touché par cette bactérie. D’ailleurs, cette maladie est un problème de territoire : que se passera-t-il s’il n’y a plus d’éleveurs ? »
Les agriculteurs de Cesny-les-Sources, en Suisse-Normande, ont reconstitué un troupeau en achetant une grande partie de Prim’Holstein à un éleveur breton en partance pour la retraite. Mais la qualité du lait a perdu, raconte Harrie, et quelques vaches ont commencé à avoir des mammites, des problèmes aux pattes ou aux poumons – des soucis que les éleveurs n’avaient pas avec leur ancien troupeau. Harrie et Tom ont le sentiment d’avoir dû sacrifier leur ancien troupeau pour maintenir l’objectif indemne de la tuberculose à 0,1 % du cheptel français – et garantir ainsi l’exportation du lait, de la viande et des animaux français à travers le monde.
Une contamination par la faune sauvage
D’où est venue la bactérie ? Ici comme chez Jocelyn Bertrand, les regards se tournent vers la faune sauvage. Les blaireaux et les sangliers, qui prolifèrent dans la région et dont certains ont été retrouvés contaminés, peuvent-ils être à l’origine de la contamination ? « Notre exploitation est isolée : nos animaux ne peuvent pas être en contact direct avec les animaux des autres fermes qui ont aussi été touchées », explique Harrie, arrivé des Pays-Bas il y a 21 ans. Les éleveurs demandent au service de l’État d’investiguer pour comprendre pourquoi la mycobactérie est plus présente sur leur territoire qu’ailleurs. Mais n’obtiennent pour l’instant pas de réponses.
Faudrait-il abattre tous les blaireaux de ce petit territoire pour éviter que la mycobactérie n’atteigne les vaches ? Plusieurs éleveurs rencontrés préféreraient que cette mesure soit mise en place plutôt que d’abattre des centaines de vaches. « On nous demande de protéger la faune sauvage, mais l’on peut tuer nos bêtes à plusieurs reprises, résume Harrie. Je ne suis pas contre le blaireau, mais je suis contre le blaireau contaminé. »
Il y a deux semaines, tous les animaux ont subi une nouvelle fois le test intradermique. Une grande période de stress pour la famille qui s’est soldée par des résultats négatifs : aucun animal n’est douteux ; Tom et Harrie peuvent respirer. Jusqu’à l’année prochaine.
2000 bêtes abattues dans le secteur
Le blaireau ne serait-il qu’un bouc émissaire de cette maladie ? « Il n’est certainement que le vecteur, mais pas le réservoir », estime Sébastien Guillot, vétérinaire en Suisse-Normande, qui intervient chez la famille Hoppenreijs. Autrement dit, le blaireau serait capable de faire circuler la bactérie d’une exploitation à une autre, mais n’en constituerait pas un des foyers. Sur 1000 blaireaux analysés dans la zone, seuls 6 étaient porteurs de la mycobactérie bovine, rapporte la Direction départementale de la protection des populations. « Si les blaireaux étaient un réservoir, ils seraient jusqu’à 30 % de positifs, précise Sébastien Guillot. Ce sont les proportions qui ont été atteintes dans certaines régions du Royaume Uni. » Où une énorme campagne d’éradication des blaireaux atteints a été menée. Sans savoir si elle a eu un impact sur la tuberculose bovine, puisque plusieurs actions ont été menées en même temps, explique le vétérinaire. La vaccination des blaireaux pourrait aussi être une piste, déjà testée en Irlande mais aussi en Dordogne, sur une petite zone géographique.
En Normandie, les regards se portent aussi vers les sangliers ou le chevreuils. Pourraient-ils être responsables ? Une étude devrait confirmer ou infirmer prochainement l’hypothèse.
« Cela fait 10 ans qu’on mène des abattages totaux dans la région, et il y a toujours autant de cas dans notre clientèle. »
Dans la gestion de la tuberculose bovine, les vétérinaires sont en première ligne. Ce sont elles et eux qui effectuent les tests, qui annoncent la mauvaise nouvelle, qui parfois accompagnent les éleveurs dans cette épreuve, même si cela ne fait pas partie de leurs prérogatives. « Cela nous arrive d’aller dans les fermes, la boule au ventre, décrit Sébastien Guillot, vétérinaire en Suisse Normande. Si on découvre des bêtes douteuses, les tests peuvent conduire à l’abattage total, chez quelqu’un avec qui on travaille tous les jours. » Environ 2000 bêtes ont été abattues ces dernières années dans leur secteur, précise le vétérinaire, dont le cabinet est situé au centre de la zone la plus impactée du Calvados.
L’éradication peut-elle réellement être menée ? « Cela fait 10 ans qu’on mène des abattages totaux dans la région, et il y a toujours autant de cas, dans notre clientèle. Pour le reste du département, je n’ai pas les chiffres en tête », souligne Sébastien Guillot. « Il y a des régions où ils font ça pendant 20 ans, en Dordogne par exemple, et il y en a toujours. À l’inverse, dans le Nord Charente, la Vendée, par exemple, il n’y a plus de cas. C’est une maladie d’autant plus difficile à éradiquer qu’elle est depuis longtemps installée dans une zone géographique. Mais certains exemples tendent à prouver que c’est possible. »
« Si on ne cherche pas à éradiquer la tuberculose bovine, il faudra toujours chercher à la contenir, ajoute Sébastien Guillot. Car si on la laisse se développer, des vaches en mourront, l’impact économique sera important, et la maladie peut se transmettre aux humains. Il n’y a pas de solutions simples. »
En attendant, des millions d’euros sont dépensés chaque année pour indemniser et aider les éleveurs et payer les vétérinaires.
L’épée de Damoclès
En ce mois de mars 2025, Christophe Davy attend des nouvelles du laboratoire de Fontenay-Malabry. Devra-t-il faire abattre la quarantaine de vaches laitières qui composent son exploitation basée à Athis de l’Orne, dans l’Orne ? Le 22 novembre, lors de contrôles vétérinaires imposés à tous les éleveurs de la région, deux vaches sont sorties douteuses du test intradermique visant à déceler la présence de la mycobactérie, qui peut être à l’origine de la tuberculose bovine. Une prise de sang a infirmé ce risque pour l’une ; mais l’a confirmé pour l’autre, Tanaisie, qui est donc partie à l’abattoir.
Son test PCR effectué à l’abattoir est sorti négatif. Mais ce n’est qu’après la mise en culture pendant 3 mois de la trachée que les services vétérinaires sauront réellement si elle était porteuse de la maladie. Si c’est le cas, tout le troupeau sera abattu, par mesure de précaution sanitaire.
C’est la première fois que Christophe Davy se trouve dans cette situation d’attente. Et le paysan bio installé depuis 25 ans dans un « système autonome-économe », comme il aime le préciser, ne décolère pas contre les normes imposées à toute la profession pour tenter de prévenir la propagation de cette maladie. « On se fout complètement des éleveurs, de leur famille », résume-t-il. « Pourquoi n’abat-on pas seulement les bêtes qui sont susceptibles d’avoir la maladie ? C’est trop brutal, humainement, d’abattre tout le troupeau, et ça ne règle pas le problème. »
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Qualité microbienne des sols
Ce n’est pas la faune qui inquiète le paysan, mais la qualité microbienne des sols, de sa ferme et de ses vaches, qu’il tente d’améliorer depuis des années. « Quand le protocole sanitaire est appliqué, que tout est désinfecté, vidé, on ne tient pas compte de l’équilibre microbien de la ferme, estime-t-il. Certaines bonnes bactéries s’occupent des mauvaises. C’est pour cela que plus de 95 % de la population se défend naturellement contre la tuberculose humaine, et que ce ne sont que les personnes immuno-déprimées qui sont le plus à même de l’attraper. Mais quand on supprime tout, comme lors d’un vide-sanitaire, les mauvaises bactéries peuvent se développer. » Et faciliter paradoxalement la prolifération de la mycobactérie tuberculosis bovis ? C’est ce que suppose Christophe Davy au regard des exploitations voisines où la tuberculose est réapparue après l’abattage total, à plusieurs reprises.
« L’État s’entête sur un truc qu’il ne maîtrise pas », considère l’éleveur à l’origine, avec Jocelyn Bertrand et d’autres agriculteurs de la région, d’un collectif pour réclamer une révision du protocole sanitaire. « L’objectif est-il qu’il n’y ait plus d’élevage dans la région ?, s’interroge Christophe Davy. Sans l’élevage, les prairies vont s’embroussailler. Et avec le réchauffement climatique, les risques d’incendie vont augmenter. Le territoire en entier est en danger, y compris le tourisme, très présent dans notre région»